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B. En droit international des droits de l’homme

2. La préparation et le contrôle de l’opération

33. C’est cette condition qui fait défaut dans l’arrêt McCann. La Cour examine si l’opération dans son ensemble a été contrôlée et organisée de manière à respecter les exigences de l’art. 2 CEDH, ce qui implique notamment que les renseignements et les instructions transmis aux militaires aient dûment pris en considération le droit à la vie des victimes109. Après une analyse détaillée des informations à la disposition des autorités et du comportement que celles-ci ont adopté en conséquence110, la Cour conclut à la violation du droit à la vie.

104 Ibidem, §161.

105 Ibidem, §199.

106 Ibidem, §§199-200.

107 L’exigence d’un danger grave, imminent et réel ne ressort pas expressément de l’affaire McCann. Elle transparaît cependant en filigrane dans toutes les affaires relatives au recours à la force létale, y compris celle qui nous occupe. Cette exigence a trouvé une consécration expresse notamment dans les affaires Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, §§191-193, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, et Bubbins c.

Royaume-Uni, n° 50196/99, §§138-140, CEDH 2005-II (extraits). Elle est en outre codifiée à l’art. 9 des Principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois des Nations-Unies.

108 McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §199-200, série A n° 324. Sur la notion d’erreur d’appréciation, voir aussi l’affaire Bubbins c. Royaume-Uni, n° 50196/99, CEDH 2005-II (extraits), dans laquelle un homme fut abattu par la police après avoir brandit un pistolet factice.

109 McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §201, série A n° 324.

110 Ibidem, §§202-214.

Partie II : Le droit à la vie et l’exception du recours à la force létale en droit international

34. La Cour considère qu’en laissant les suspects entrer à Gibraltar, alors qu’elles les savaient dangereux et potentiellement munis d’une bombe, les autorités ont réuni toutes les conditions pour qu’une fusillade fatale éclate111. Elle critique en outre les informations et les instructions données aux militaires. L’Etat n’a pas suffisamment pris en compte les autres scénarios envisageables ainsi que la possibilité d’une erreur dans l’appréciation des renseignements, et il a ainsi présenté aux militaires une situation qui rendait le recours à la force meurtrière inévitable112. La Cour précise que les autorités se devaient « d’évaluer avec la plus grande précaution les informations avant de les transmettre à des militaires qui, lorsqu’ils se servent d’armes à feu, tirent automatiquement pour tuer »113.

35. La Cour ne perd donc pas de vue le fait que l’Etat a eu recours à des militaires et prend en compte la formation et le comportement de ces derniers114. A cet égard, il est intéressant de noter que si la Cour a dans un premier temps « blanchi » les militaires115, elle revient ensuite quelque peu sur ces pas lorsqu’elle déclare qu’« [i]l est difficile de savoir si les militaires ont reçu une formation ou des instructions les incitant à rechercher si, dans les circonstances particulières où ils se trouvaient au moment de l'arrestation, ils n'auraient pas pu utiliser leurs armes pour blesser leurs cibles. Leur acte réflexe sur ce point vital n'a pas été accompli avec toutes les précautions dans le maniement des armes à feu que l'on est en droit d'attendre de responsables de l'application des lois dans une société démocratique, même lorsqu'il s'agit de dangereux terroristes, et contraste nettement avec la norme de prudence figurant dans les instructions sur l'usage des armes à feu par la police […] » 116. Apparemment soucieuse de ne pas préjuger une éventuelle affaire pénale ultérieure, la Cour fait ce reproche sous l’angle de la préparation et du contrôle de l’opération et non sous celui de la conduite de l’opération par les militaires. Ce passage de l’arrêt dénote malgré tout un certain malaise quant à l’utilisation de militaires dans le cadre d’opérations de police.

36. En bref, la condition de préparation et de contrôle de l’opération peut se résumer ainsi, « [s]i l’Etat peut raisonnablement organiser une opération d’une façon qui permette d’éviter de tuer des terroristes ou d’autres suspects, sans mettre en danger le reste de la population ni les responsables de l’application des lois, il a l’obligation de le faire »117.

ii. L’enquête

37. Selon la Cour, le droit national doit prévoir une procédure qui permette de contrôler la légalité du recours à la force meurtrière par les autorités de l’Etat, car l’obligation de protéger le droit à la vie, combinée avec le devoir général de l’Etat en vertu de l’art. 1 CEDH, impose à l’Etat de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés [de la CEDH] », ce qui implique de mener une enquête efficace lorsque des agents de l’Etat

111 Ibidem, §205.

112 Ibidem, §§210 et 213.

113 Ibidem, §211. La Cour relève à cet égard dans le paragraphe de l’arrêt qui suit, que pour des raisons d’intérêt public, l’enquête judiciaire n’a pas pu déterminer si les militaires en question avaient reçu une formation ou des instructions les incitant à rechercher s’ils n’auraient pas pu utiliser leurs armes pour blesser leurs cibles.

114 KORFF,34.

115 Voir supra §§31-32.

116 McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §214, série A n° 324.

117 KORFF,35.

recourent à la force et que mort d’homme s’en suit118. Comme le note si bien la Cour, interdire de manière générale aux agents de l'Etat de procéder à des homicides arbitraires serait inefficace s'il n'existait pas de procédure de contrôle de la légalité du recours à la force meurtrière par les autorités119.

38. Dans cette affaire, la Cour a toutefois considéré que l’obligation d’enquête était respectée dans la mesure où l’Etat avait « procéd[é] à un examen complet, impartial et approfondi des circonstances dans lesquelles les homicides ont été commis »120. Cette obligation, sommaire dans cette affaire, sera par la suite précisée121.

iii. Les conditions

39. L’affaire McCann nous permet de préciser que la force utilisée doit être strictement proportionnée aux objectifs mentionnés aux lettres a à c de l’art. 2 al. 2 CEDH, que l’opération dans son ensemble doit avoir été contrôlée et organisée de manière à respecter les exigences de l’art. 2 CEDH et que tout recours à la force meurtrière par les autorités de l’Etat doit être suivi d’une enquête effective. Hormis l’obligation d’enquête, il ne s’agit pas de nouvelles conditions à proprement parler, mais de concrétisations de la condition d’absolue nécessité122.

40. Avant d’aborder la jurisprudence relative aux bombardements en Tchétchénie, il convient de s’arrêter un instant sur les autres conditions tirées de l’art. 2 al. 2 CEDH par la Cour. A l’occasion de l’affaire Makaratzis c. Grèce, la Grande Chambre de la Cour a ajouté qu’il était nécessaire pour garantir le droit à la vie que le cadre juridique interne relatif à l’usage de la force, ainsi que la formation et l’instruction des agents étatiques qui peuvent y avoir recours, offrent un niveau de protection suffisant, compte tenu des normes internationales sur le recours à la force123. Le cadre réglementaire doit ainsi dissuader de commettre des atteintes à la personne124, offrir des garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de force125 et subordonner le recours aux armes à feu à une appréciation minutieuse de la situation et une évaluation de la nature de l'infraction commise par la personne visée et de la menace qu'il représente126. On notera avec intérêt qu’afin d’examiner la conformité du cadre juridique, la Cour prend pour référence les Principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois des Nations-Unies127. L’ouverture de la Cour vers un instrument étranger à la Convention est à saluer, bien que cet instrument, certes étranger à la Convention, ne soit pas pour autant étranger aux droits

118 McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §161, série A n° 324.

119 Idem.

120 Ibidem, §163.

121 Voir infra §55.

122 Voir notamment McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §149 in fine, série A n° 324.

123 Makaratzis c. Grèce [GC], n° 50385/99, §§56-72, CEDH 2004-XI ; Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], n° 23458/02, §§202-218, CEDH 2011 (extraits). Voir aussi KORFF, 27-30. Cet aspect du droit à la vie n’est pas totalement absent de l’affaire McCann. La Cour examine cette question aux §§151-156, sans pour autant en déduire des obligations spécifiques.

124 Makaratzis c. Grèce [GC], n° 50385/99, §57, CEDH 2004-XI.

125 Ibidem, §58.

126 Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, §96, CEDH 2005-VII.

127 Voir supra §23.

Partie II : Le droit à la vie et l’exception du recours à la force létale en droit international de l’homme128. Il est toutefois regrettable que, comme leur titre l’indique, ces principes soient avant tout destinés à régir le recours à la force « par les responsables de l’application des lois », soit essentiellement par les forces de police dans un contexte de paix, car cela permet de douter de leur adéquation à régir le recours à la force par des militaires dans une situation aussi chaotique qu’un conflit armé.

41. Une dernière condition peut être déduite des conditions d’absolue nécessité et de stricte proportionnalité : « si des moyens moins dangereux peuvent raisonnablement paraître suffisants pour atteindre l’objectif d’« assurer la défense de toute personne contre la violence illégale » ou de « réprimer une émeute [ou une insurrection] », ce sont ces moyens-là qui doivent être employés »129. Ainsi, en pratique, les autorités devront toujours donner la priorité à l’arrestation et, dans la mesure du possible, faire précéder leurs coups de feu d’avertissements, voire de tirs de sommation130.

b. Les affaires relatives aux bombardements en Tchétchénie

42. Alors que l’affaire McCann a eu lieu dans un contexte de paix (ce qui n’a pas empêché les autorités de recourir à des forces militaires), les décisions Issaïeva c. Russie131 et Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva c. Russie132 ont toutes deux été rendues dans le cadre de la Seconde guerre de Tchétchénie133. Malgré cette situation de conflit, l’Etat russe n’avait pas fait usage de la faculté de déroger aux droits de la Convention qu’il lui est octroyée à l’art. 15 CEDH.

La Cour déclare donc dans l’arrêt Issaïeva qu’elle analysera cette affaire « à l’aune d’un contexte juridique normal »134.

43. En plus de résulter du même conflit, les deux affaires partagent un contexte similaire. Dans l’affaire Issaïeva, les affrontements entre l’armée russe et les combattants tchétchènes donnent lieu au bombardement du village de Katyr-Yourt par l’aviation russe. Informés de l’existence de voies de sortie sécurisées, les civils tentent de fuir la zone de combat et sont alors pris pour cibles. Les bombardements auraient coûté la vie à plus de 150 personnes selon

128 Ces principes onusiens constituent une codification des règles régissant le recours à la force en droit des droits de l’homme (voir à cet égard les paragraphes 3 et 7 du préambule de cet instrument).

129 Opinion partiellement dissidente commune aux juges Tulkens, Zupančič, Gyulumyan et Karakaş dans l’affaire Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], n° 23458/02, §5, CEDH 2011 (extraits).

130 Ogûr c. Turquie [GC], n° 21594/93, §§80-84, CEDH 1999-III ; Bubbins c. Royaume-Uni, n° 50196/99, §138-140, CEDH 2005-II (extraits) ; Kallis et Androulla Panayi c. Turquie, n° 45388/99, §§62-67, 27 octobre 2009 ; Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, §§99-102, CEDH 2005-VII ; Bakan c. Turquie, n° 50939/99, §§46-56, 12 juin 2007 ; Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], n° 23458/02, §212, CEDH 2011 (extraits), et l’opinion partiellement dissidente commune aux juges Tulkens, Zupančič, Gyulumyan et Karakaş qui suit cet arrêt, §§4-9 ; voir aussi, Art. 9, 10 et 11 lit. e des Principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois des Nations-Unies ainsi que DROEGE, The Interplay,344-345et DROEGE Cardula, Droits de l’homme et droit humanitaire : des affinités électives ?, in Revue internationale de la Croix-Rouge 2008, 501–548, 530-531 (cité DROEGE, Des affinités électives ?).

131 Issaïeva c. Russie, n° 57950/00, 24 février 2005.

132 Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva c. Russie, nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, 24 février 2005.

133 Du 1er octobre 1999 au 1er février 2000, la Seconde guerre de Tchétchénie a opposé l’armée fédérale russe aux indépendantistes tchétchènes. La durée et l’intensité des violences, ainsi que l’organisation des rebelles tchétchènes nous permettent d’affirmer que cette guerre était un conflit armé au sens du droit humanitaire (DOSWALD-BECK Louise, Human Rights in Times of Conflict and Terrorism, Oxford 2011, 172-173 (cité DOSWALD-BECK,Human Rights in Times of Conflict and Terrorism)). Dans ce cadre hostile, l’armée fédérale russe eut recours à de nombreuses occasions à des bombardements. Ces affaires sont le résultat de deux bombardements distincts.

134 Issaïeva c. Russie, n° 57950/00, §191, 24 février 2005.

la requérante135 ; selon les autorités fédérales, 46 civils auraient perdu la vie136. L’affaire Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva met également en scène une voie prétendument sécurisée.

Tentant de rejoindre un couloir humanitaire mis en place par les autorités russes, les habitants de Grozny se retrouvent bloqués devant un barrage routier137. Alors qu’ils font demi-tour, des avions de l’armée fédérale russe tirent sur plusieurs véhicules civils, faisant de 16 à 25 morts selon les sources138. La cible initiale aurait été deux camions de combattants tchétchènes ; aucune preuve de ces allégations n’a cependant pu être apportée139. Dans les deux cas, l’enquête fut close en raison de l’absence de corpus delicti140.

44. Ces deux affaires nous permettent d’examiner comment la Cour aborde l’exception du recours à la force létale dans le cadre de conflits armés internes. Nous accorderons une attention particulière au motif invoqué pour justifier le recours à la force, car contrairement à l’affaire McCann, il ne s’agit plus ici de la « défense de toute personne contre la violence illégale » mais de la répression d’une insurrection (i). Nous analyserons ensuite sur quelles règles se fonde la Cour afin de parvenir à ses conclusions (ii).

i. La répression d’une insurrection, un motif valable ?

45. Dans l’affaire Issaïeva, bien que l’Etat russe invoque comme motif justifiant le recours à la force la défense de toute personne contre la violence légale, au sens de la lettre a de l’art. 2 al. 2 CEDH, la Cour n’aborde pas la situation sous cet angle141. Elle considère que la situation qui régnait en Tchétchénie « obligeait l’Etat à prendre des mesures exceptionnelles pour regagner le contrôle de la république et mettre fin à l’insurrection armée illégale »142. Elle se fonde donc implicitement sur la lettre c de l’art. 2 al. 2 CEDH qui prévoit précisément le recours à la force dans le but de réprimer une insurrection. Selon la Cour, les mesures exceptionnelles pouvaient impliquer le déploiement d’unités de l’armée équipées d’armes de guerre, ainsi que le recours à l’aviation militaire et à l’artillerie143. Alors que l’affaire McCann se démarquait par la précision de ses exigences, la Cour se contente ici de la situation générale existant en Tchétchénie comme motif justifiant le recours à la force létale. Il faut cependant lui concéder que c’est bien là le texte même de la disposition qui mène à un tel raisonnement. La Cour ne semble toutefois pas très à l’aise avec cette disposition de la Convention, car elle finit par remettre en doute le fait même que la répression d’une insurrection puisse constituer une motif légitime lorsqu’elle déclare dans les derniers paragraphes de l’arrêt qu’« à admettre que l’opération menée à Katyr-Yourt du 4 au 7 février 2000 poursuivait un but légitime, la Cour considère qu’elle n’a pas été préparée et exécutée

135 Ibidem, §19. Cette attaque a d’ailleurs donné lieu à une autre affaire devant la CourEDH, dans laquelle la Cour adopte un raisonnement identique (Abuyeva et autres c. Russie, n° 27065/05, 2 décembre 2010).

136 Issaïeva c. Russie, n° 57950/00, §33, 24 février 2005

137 Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva c. Russie, nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, §§184-185, 24 février 2005.

138 Ibidem, §§29 et 31.

139 Ibidem, §§180-181.

140 La notion de « corpus deliciti », utilisée par la Fédération de Russie et la Cour dans les deux arrêts, traduit la nécessité qu’une infraction ait effectivement été commise. Issaïeva c. Russie, n° 57950/00, §§35-36, 24 février 2005 ; Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva c. Russie, nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, §40, 24 février 2005.

141 Issaïeva c. Russie, n° 57950/00, §§179-180, 24 février 2005.

142 Ibidem, §180.

143 Idem.

Partie II : Le droit à la vie et l’exception du recours à la force létale en droit international avec les précautions nécessaires pour la vie des civils concernés.144 ». Arrivée au terme de son analyse et ayant conclu à la violation de la Convention pour des motifs indépendants, la Cour se permet ainsi de critiquer la légitimité même des attaques.

46. L’approche de la Cour dans l’affaire Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva est similaire, à la différence près que cette fois-ci les avions russes auraient été attaqués145. La Cour fonde alors son analyse tant sur la prétendue attaque que sur la situation en Tchétchénie pour justifier le recours à la force impliquant des armes de guerre146. Elle finit toutefois par remettre en cause l’existence même de l’attaque147, ainsi que tout motif justifiant le recours à la force meurtrière148.

47. Contrairement à ce que soutient TIGROUDJA149, la Cour ne remet pas uniquement en question la manière dont les attaques ont été menées et exécutées mais aussi leur légitimité. De ce fait, la Cour désavoue le texte de la Convention, car la répression d’une insurrection est un motif légitime au sens de l’art. 2 al. 2 let. c CEDH150 et nul ne conteste que la Seconde guerre tchétchène est une insurrection. Ce que la Cour semble en fait critiquer, c’est qu’un tel motif puisse justifier une exception à un droit aussi fondamental que le droit à la vie. On peut comprendre le malaise de la Cour face à cette disposition, car déterminer ce qui est absolument nécessaire pour réprimer une insurrection nous semble relever plus de la diplomatie et des sciences politiques que du droit151.

ii. Les conditions

48. Dans les deux affaires, la Cour débute son analyse par un exposé de la jurisprudence McCann, mettant en évidence que le recours à la force doit être « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des buts mentionnés aux lettres a à c de l’art 2 al. 2 CEDH et que la force utilisée doit rester strictement proportionnée à ce but152. Elle affine ensuite ces principes en s’appuyant sur l’affaire Ergi153. Ainsi, « la responsabilité de l’Etat n’est pas uniquement

144 Issaïeva c. Russie, n° 57950/00, §200, 24 février 2005.

145 Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva c. Russie, nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, §178, 24 février 2005.

146 Idem. http://www.rtdh.eu/pdf/2006111.pdf (24.01.2013) (cité TIGROUDJA). Voir aussi, SASSOLI, La Cour européenne des droits de l’homme et les conflits armés, 723.

150 Voir supra §23.

151 Une interprétation littérale de la disposition en question pourrait en théorie amener la Cour à examiner si des négociations avec les rebelles ne devraient pas précéder tout recours à la force létale. Car, s’il est possible d’éviter une insurrection par le biais de négociations, il n’est alors pas nécessaire de recourir à la force létale pour la mater. Analyser cette question revient cependant à mélanger le ius in bello et le ius ad bellum. Si un tel mélange est envisageable de la part d’un organe de protection des droits de l’homme – à l’image des Nations Unies, qui condamnent le droit de faire la guerre –, il ne l’est pas en droit humanitaire. Ce dernier se veut à cet égard neutre, et n’examine jamais la légitimité d’une guerre.

152 Issaïeva c. Russie, n° 57950/00, §§172-176, 24 février 2005 ; Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva c. Russie, nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, §§168-173, 24 février 2005.

153 Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV. L’affaire Ergi est la première affaire de la Cour impliquant un principe de droit humanitaire dans le cadre de la conduite des hostilités (DOSWALD -BECK, Human Rights in Times of Conflict and Terrorism, 115). Déjà dans cette affaire de 1998, la Cour avait donné le ton : malgré le fait que la situation entre dans le champ d’application du droit international humanitaire,

engagée dans les cas où […] des tirs mal dirigés d’agents de l’Etat ont provoqué la mort d’un civil ; elle peut aussi l’être lorsque lesdits agents n’ont pas, en choisissant les moyens et méthodes à employer pour mener une opération de sécurité contre un groupe d’opposants, pris toutes les précautions en leur pouvoir pour éviter de provoquer accidentellement la mort de civils, ou à tout le moins pour réduire ce risque »154. La Cour, consciente de la différence de contexte, adapte donc la jurisprudence McCann et y insère un principe de précaution, principe bien connu en droit international humanitaire155. La version anglaise de l’affaire Ergi par la Cour reprend même à l’identique l’art. 57 al. 2 lit. a (ii) PA I156. Cette nouvelle concrétisation de la condition d’absolue nécessité n’est ainsi rien d’autre qu’une règle du droit humanitaire.

49. Après ce bref exposé de la jurisprudence antérieure, la Cour se penche sur les affaires dont

49. Après ce bref exposé de la jurisprudence antérieure, la Cour se penche sur les affaires dont