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DEUXIÈME AXE — PRÊT NUMÉRIQUE

II. Une assimilation conditionnée du prêt numérique de livres électroniques au prêt d’ouvrages imprimés

2. La possibilité de conditions supplémentaires

La mise en œuvre du droit de distribution – donc la mise sur le marché, par une vente ou par un autre transfert de propriété de la copie numérique – conditionne, en droit néerlandais, le jeu de l’exception. Cette mise en circulation intra-européenne agit comme une condition préalable au bénéfice du système dérogatoire.

La question est classique mais fondamentale : un État membre peut-il prévoir des conditions supplémentaires au bénéfice d’une exception (c’est le vocable utilisé par la Cour, mais il s’agit sans doute ici davantage d’une limitation que d’une exception) ? Formulée autrement et plus largement : une exception nationale peut-elle être plus stricte que l’exception européenne ? La réponse est des plus polémiques tant on sait que les traditions des États membres peuvent diverger.

Rappelant d’abord le nécessaire équilibre à opérer entre, d’une part, les intérêts des auteurs et, d’autre part, la promotion culturelle, équilibre qui semble assuré par la rémunération équitable (point 61), la Cour de justice sollicite à nouveau le principe de niveau élevé de protection des auteurs pour décider que l’article 6, paragraphe 1, « doit être considéré comme ne prévoyant qu’un seuil minimal de protection des auteurs qui est exigé lors de la mise en œuvre de l’exception de prêt public » (point 61). Dans ces conditions, il est loisible aux États membres d’ajouter à l’exception « des conditions supplémentaires susceptibles d’améliorer la protection des droits des auteurs au-delà de ce qui est prévu explicitement à ladite disposition » (point 61). Et la Cour d’expliquer

que le mécanisme opérant une confiscation du consentement de l’auteur, son application à certaines œuvres pourrait porter atteinte aux intérêts légitimes des auteurs (point 63). Aussi, la condition supplémentaire exigée – la mise en circulation préalable de la copie de livre numérique faisant l’objet du prêt, par le titulaire ou avec son consentement – est susceptible de réduire les risques d’atteinte « et donc d’améliorer la protection des droits des auteurs lors de la mise en œuvre de cette exception » (point 64). La Cour en conclut qu’« une telle condition supplémentaire doit être considérée comme conforme à l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2006/115 » (point 64).

Deux enseignements principaux peuvent être tirés de cette démonstration.

D’abord, contrairement à ce que la Cour a pu affirmer par ailleurs, les exceptions ne sont pas vouées à être toutes « communautarisées » dans leur contenu. Notamment, dans l’arrêt ACI Adam (CJUE, 10 avr. 2014, aff. C 435/12), la Cour avait indiqué que « les États membres ont la faculté d’instaurer ou non les différentes exceptions prévues à l’article 5 de cette directive, et ce conformément à leurs traditions juridiques, mais que, une fois qu’ils ont opéré le choix d’introduire une certaine exception, celle-ci doit être appliquée de façon cohérente, de sorte qu’elle ne puisse pas porter atteinte aux objectifs poursuivis par la directive 2001/29 visant à assurer le bon fonctionnement du marché intérieur » (point 34). Au rebours, dans l’espèce commentée, elle décide que la proposition européenne est un « seuil minimal de protection des auteurs qui est exigé lors de la mise en œuvre de l’exception de prêt public ». Aussi les États membres ont-ils la possibilité d’ajouter des conditions aux exceptions communautaires. L’argument pourrait bien soutenir l’exception de panorama, récemment adoptée en France

par la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016, « pour une République numérique ».

Désormais, le 11° de l’article L. 122-5 du CPI dispose que sont exclues du champ du monopole « les reproductions et représentations d’œuvres architecturales et de sculptures, placées en permanence sur la voie publique, réalisées par des personnes physiques, à l’exclusion de tout usage à caractère commercial ». Or, la règle française est bien plus étroite que la règle européenne. L’article 5, paragraphe 3, sous h) de la directive 2001/29 pose en effet une exception (facultative) en cas d’« utilisation d’œuvres, telles que des réalisations architecturales ou des sculptures, réalisées pour être placées en permanence dans des lieux publics ». Pas de limitation d’objet, ni de bénéficiaire ou encore de destination de l’usage. Mais l’argument du niveau élevé de protection, conjugué à la défense des intérêts légitimes de l’auteur, pourrait bien « valider » la position française.

Ensuite, comme relevé, la Cour note que l’application de l’exception à certaines œuvres pourrait porter atteinte aux intérêts légitimes de l’auteur. On reconnaît ici la référence à l’une des étapes du triple test, filtre supplémentaire aux exceptions. Sur le sujet, un doute subsiste : l’instrument est-il destiné aux législateurs nationaux, lors de l’instauration de l’exception en droit interne, ou les juges nationaux peuvent-ils s’en saisir pour vérifier, a posteriori, la conformité de l’usage querellé au test – en plus des conditions de l’exception – dans chaque cas d’espèce ? La décision commentée ne permet pas de trancher cette question, mais on peut relever que le juge se sert de l’outil comme argument pour valider une exception nationale plus stricte que la version communautaire. L’enjeu est important car, selon l’interprétation retenue, il peut être délégué au juge un pouvoir sur les exceptions susceptible de remettre en cause certains usages dans l’environnement numérique (v. sur

la question, Rapport de la mission CSPLA sur la révision de la directive 2001/29/

CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, P. Sirinelli, A. Bensamoun, C. Pourreau, oct.

2014, http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/

Propriete-litteraire-et-artistique/Conseil-superieur-de-la-propriete-litteraire- et-artistique/Travaux-du-CSPLA/Missions/Mission-du-CSPLA-relative-a-l-avenir-de-la-directive-2001-29-Societe-de-l-information).

Si la condition de mise sur le marché de la copie numérique reste une simple ouverture pour les États membres, celle de source licite, bien que non inscrite dans le texte également, est requise.

B – La condition essentielle de licéité de la source

La dérogation de prêt public de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2006/115 peut-elle s’appliquer à la mise à disposition par la bibliothèque publique d’une copie de livre sous forme numérique dont la source est illégale ?

Pour répondre à la question, la Cour tire d’abord argument de l’objectif de lutte contre la piraterie de la directive 2006/115, formulé au considérant 2 (point 67). En effet, admettre qu’une copie prêtée par une bibliothèque puisse avoir une provenance illicite reviendrait selon elle « à tolérer, voire à encourager, la circulation d’œuvres contrefaites ou piratées » (point 68).

La Cour fait ensuite référence à l’arrêt ACI Adam précité, dans lequel elle a jugé que l’exception de copie privée, prévue à l’article 5, paragraphe 2,

sous b), de la directive 2001/29, ne peut bénéficier aux utilisateurs de copies réalisées à partir d’une source illicite, alors même que la condition n’est pas consignée dans le texte européen. Elle relève les arguments qui avaient alors fait pencher la balance en ce sens : impossibilité d’imposer aux auteurs une violation en amont de leur droit pour fonder l’exception, atteinte au bon fonctionnement du marché intérieur, préjudice injustifié aux titulaires du droit d’auteur (point 70), pour les transposer, « par analogie » (point 71), au contexte de l’article 6, paragraphe 1. Aux mêmes causes, les mêmes remèdes !

Que retenir de l’arrêt ? Que la Cour de justice a opéré, dans le cadre d’un modèle proposé et sous certaines conditions, une extension au prêt numérique de la licence légale permise par l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2006/115. Sans doute aussi que la démarche de la Cour, dictée par un résultat à atteindre plus que par un raisonnement juridique rigoureux, est particulièrement audacieuse – destructrice des concepts ? – pour finalement une récolte bien maigre…

TROISIÈME AXE — ÉPUISEMENT DU DROIT DE