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LA POLITIQUE DE DEVELOPPEMENT ET D’INTEGRATION DE L’ETAT

LES KAREN VUS DE L’EXTERIEUR

LE RESEAU DE RECHERCHE ET DE DEVELOPPEMENT INSTITUTIONNEL

1. LA POLITIQUE DE DEVELOPPEMENT ET D’INTEGRATION DE L’ETAT

A partir de la fin des années 1960, lorsque le gouvernement thaï a dû envisager des politiques pour renforcer son contrôle direct sur les zones frontalières, les chao khao furent associés aux différents maux qui menaçaient l’intégrité du pays : le trafic d’opium, la menace communiste aux frontières et la déforestation. La pression démographique dans ces zones de peuplement, associée à l’usage de techniques agricoles sur brûlis, furent jugés responsables de la dégradation rapide de l'écosystème montagnard dont dépendent les vallées. A partir de cette époque, l'État, prenant conscience de la détérioration des forêts a interdit officiellement l'usage des terres sur le mode de l'essartage et favorisé la sédentarisation des villages ethniques par l’adoption de pratiques agricoles permanentes. Pour éviter d'employer la force, le gouvernement thaï a confié au Département des Affaires Sociales, alors placé sous l’égide

du Ministère de l’Intérieur, le soin de conduire une politique d’intégration et de développement des montagnards, prioritairement axée sur les problèmes d’insécurité aux frontières.

Création des premières institutions directement reliées au « problème » chao khao

La catégorie chao khao fut officialisée en 1959, lorsque le gouvernement instaura le Comité des Tribus Montagnardes (Hill Tribe Welfare Commitee) sous la responsabilité du Ministère de l’Intérieur et du Département des Affaires Sociales1 (DAS). Cette innovation venait compléter les initiatives de la Police des Frontières (Border Patrol Police), une organisation militaire créée en 1953 et encadrée par des experts de la CIA. Elle avait reçu à cette époque la mission d’assurer le contrôle et la protection des frontières contre d’éventuels assaillants communistes. Les militaires envoyés sur le terrain, qui n’avaient pas pour objectif d’y faire respecter la loi, entrèrent en contact avec les montagnards et tentèrent de s’en faire des alliés. A partir de 1955, pour tenter d’établir un lien de confiance et de loyauté de ces populations envers la nation thaïe, ils furent les premiers à engager des programmes sociaux dans ces régions isolées. Accédant dans plusieurs communautés par hélicoptère, ils distribuaient de la nourriture, des soins médicaux, des couvertures et des photos du roi, de la reine et du Bouddha d’Emeraude2, symboles de l’appartenance à la nation thaïe. Dès cette époque, des écoles de fortune furent également construites dans l’idée de faciliter le dialogue en thaï avec les montagnards (Tapp, 1990 ).

Les premiers programmes gouvernementaux, principalement voués à l'éradication des plantations de pavot en échange de cultures de substitution, ciblaient donc les montagnards d'immigration récente, dont les techniques d’essartage sont, en outre, considérées comme les plus nocives sur l’environnement. Les efforts se concrétisèrent avec l’élaboration d’un

1 Department of Public Welfare (D.P.W.) en anglais.

2 Le Bouddha d’Emeraude est une image sacrée rapportée par Rama Ier de ses campagnes au Laos, suite à ses tentatives victorieuses pour reconquérir et étendre le royaume thaï après la chute d’Ayuthaya en 1767. La statue, haute d’environ 70 cm, est en fait taillée dans du jade ou du néphrite, mais sa couleur verte lui doit le surnom de Bouddha d’Emeraude. Son origine est inconnue. Elle apparaît dans les annales thaïes au 15e siècle dans un temple de Chiang Rai également nommé Wat Phra Keo. Ensuite, elle aurait voyagé dans divers temples au gré des aléas politiques des royaumes du Nord de la Thaïlande, d’abord à Lampang puis Chiang Mai. Au 16e siècle, à la suite d’invasions laotiennes, elle séjourna successivement dans les capitales des royaumes laotiens de Luang Prabang puis de Wiang Chan devenue Vientiane, l’actuelle capitale du Laos. Elle fut à nouveau convoitée par Rama Ier qui, en s’appropriant cette relique sacrée, entendait restaurer la royauté, renouveler l’ordre social et cosmique etprétendre ainsi au statut de souverain universel, chakravartin.

premier programme pour persuader les cultivateurs itinérants de venir s’installer sur des sites permanents (Hill Tribe Development and Welfare Programme). Quatre centres provinciaux appelés Nikhom furent ainsi créés dans les montagnes (Manndorff, 1967 : 532). Aucune mesure de force n’a été prise pour enrôler les montagnards, et ces établissements, contrôlés par des fonctionnaires du gouvernement, n’ont finalement attiré que peu de monde par rapport au nombre attendu. Les fonctionnaires envoyés sur le terrain n’avaient nulle connaissance du milieu montagnard et la nécessité de mieux appréhender les « tribus montagnardes » se fit rapidement ressentir.

De 1961 à 1962, le gouvernement organisa un premier recensement socio-économique des chao khao. Les conseils d’un anthropologue américain, Hans Manndorff, furent alors sollicités. Ils entraînèrent, entre autres initiatives, la création en 1964 d’un Centre de Recherche sur les Tribus Montagnarde (TRC, Tribal Research Centre), placé sous la responsabilité du Département des Affaires Sociales, construit sur le campus de l’Université de Chiang Mai et affilié à cette même université. L’objectif premier du centre étant de recueillir des données anthropologiques sur les modes de vie propres à ces populations et de former efficacement les fonctionnaires de l’État engagés dans les programmes de développement. La Thaïlande ne disposant pas de chercheurs confirmés en anthropologie, Bill Geddes, un anthropologue australien a fondé des équipes mixtes de chercheurs-moniteurs anglo-saxons (Peter Hinton, Douglas Miles, John Mckinnon) et d’universitaires thaïs déjà diplômés dans diverses disciplines comme le droit, l’économie, l’agriculture, la politique (Kunstdater, 1967).

Cette pénétration progressive des territoires de montagnes par les services gouvernementaux et la politique de développement mise en œuvre ne sont pas parvenues à assurer un meilleur contrôle et une sécurité renforcée dans ces régions reculées (Van Der Meer, 1981). Au contraire, les attitudes supérieures des représentants civils ou militaires devant ces populations réputées primitives et incultes, la corruption de certains d’entre eux, les expéditions punitives de l’armée dans les villages soupçonnés d’abriter des communistes et le déplacement forcé de ces communautés vers la plaine, poussèrent nombre de montagnards, en particulier des Hmong, à se révolter. A l’aube des années 70, des villages situés dans les provinces éloignées du Nord passèrent discrètement sous contrôle communiste, où on annonça des « zones libérées » visitées parfois par des groupes armés venus du Laos, voire du Viêt-Nam afin de former les rebelles aux techniques de guérilla.

Bien que de nombreux opposants au régime qui avaient pris le maquis dans les montagnes aient été d’origine thaïe, le gouvernement fit l’assimilation entre communistes et

« non-Thaïs » et suspecta davantage la sincérité des montagnards. Il accéléra la construction d’infrastructures routières afin de faciliter le déploiement de l’armée dans les montagnes.

L’implication du roi dans les affaires des montagnards

En 1969, dans une nouvelle tentative de renouer le lien de confiance avec ces populations, l’actuel roi, Bhumibol Adulayej ou Rama IX, s’impliqua à fond dans les affaires des montagnards. Il commença par créer, à partir de ses ressources personnelles, un organisme privé connu sous le nom de Projet Royal. Ce projet se caractérise par la promotion de plantations commerciales à partir d’espèces issues de zones tempérées nouvellement introduites dans ces régions comme substitut à la culture du pavot. Parallèlement, la mère du roi patronna le programme missionnaire du Phrathammacarik, rattaché à la pagode de Si Soda de Chiang Mai. Des moines bouddhistes, placés sous l’égide du Ministère de l’Intérieur, s’installèrent de façon permanente dans de nombreuses communautés de montagne pour y enseigner la religion d’État. Les moines envoyés dans les montagnes reçurent dans ce contexte une véritable mission civilisatrice destinée à assurer, par le biais du bouddhisme, l’intégration des montagnards à la nation thaïe. Enfin, en 1973, le roi patronna un plus vaste programme d’éradication des plantations d’opium du « Triangle d’Or »3, notamment financé par les Nations-Unies et encadré par la CIA.

En cela, les initiatives du roi, qui désirait concilier les objectifs de modernisation et de sécurité du pays avec le bien-être de l’ensemble de ses populations, s’inscrivaient directement dans la continuité de son prédécesseur Rama V. Comme lui, il est allé rendre plusieurs fois visite aux montagnards, mais s’intéressa davantage au cas des Hmong, leur relation avec l’opium étant plus évidente. Par ailleurs, l’implication directe de Rama IX dans les affaires des montagnards, se présentait comme une tentative de réaffirmer l’ancienne autorité de la royauté bouddhique à leur égard. La confiance en cette autorité s’était, en effet,

3 Le 12 juillet 1971, lors d’une conférence de presse, l’assistant du secrétaire d’État américain Marshall Green, emploie pour la première fois le terme de « Triangle d’Or » pour désigner et pointer du doigt l’une des principales régions productrices d’opium de la planète (Renard, 1996 : 4-5). Il s’agit d’un espace de montagne difficilement accessible et compris entre trois états : le Laos, la Thaïlande et la Birmanie, refuge de populations marginales et investies dans la production et la contrebande illicite de l’opium (Chouvy, 2001).

altérée depuis que l’émergence du nationalisme thaï et de la monarchie constitutionnelle en 1932 avait écarté les montagnards du système politique thaï pendant une assez longue période.

L’actuel roi, arrivé au pouvoir en 1946, a su habilement s’imposer comme le pilier de la trilogie qui fonde l’idéologie nationale, chat (nation), satsana, (religion), phramahakasat (royauté). Il incarne la figure emblématique de la nation chat et celle du protecteur de la religion satsana. Il est garant du respect des vertus morales bouddhiques de même que la communauté des moines, la sangkha, dont il patronne les activités, contrôle et légitime sa capacité à assurer cette fonction. A l’image de son prédécesseur Rama V, il est perçu comme un monarque « visionnaire », capable de concilier la tradition à la modernité. Bien que dénué de pouvoirs décisionnels et malgré la volonté des régimes qui se sont succédé à la suite du coup d’État de 1932 pour imposer une identité nationale valorisant l’ethnie thaïe dominante, le roi, dans la continuité des schémas féodaux précédant l’abolition de la monarchie absolue, représente le ciment de la nation thaïe au-delà des différences ethniques et régionales.

Lorsqu’il était encore physiquement capable de le faire, il a multiplié les voyages dans les campagnes de Thaïlande pour aller à la rencontre de ses sujets, s’enquérir de leurs besoins et de leurs savoirs locaux. Toute une iconographie médiatique le représente ainsi aux côtés des paysans des quatre coins du royaume : phak nüa, phak tai, phak khlang, phak isan, respectivement les régions du Nord, Sud, Centre et Est, terminologie par laquelle les Thaïs décomposent eux-mêmes leur patrie.

Face à la multiplication des coups d’État, l’alternance entre les gouvernements civil et militaire, la succession des réformes constitutionnelles et la corruption de la classe politique au pouvoir, il incarne pour le peuple le seul personnage crédible capable d’assurer la continuité de la culture thaïe, l’unité de la nation comme la défense de ses intérêts (Formoso, 2000 : 108-110). « Les multiples constitutions élaborées depuis 1932 n’ont jamais remis en cause son statut de chakravartin, l’élu du Bouddha qui fait tourner la roue de la Loi et qui à ce titre patronne les activités de la sangkha. « La personne qui commande la vénération » est-il écrit en toutes lettres dans la Constitution qui ajoute : « Il ne doit être exposé à aucune accusation ou action » (toute critique ouverte à son encontre est passible de 15 à 20 ans de prison). On mesure ici l’aura de sacralité, doublée de la puissance de censure, qui le démarquent du commun des mortels. Si la croyance lui confère un karma exceptionnel, il est clair que la législation fait tout pour qu’il le préserve » (loc. cit.). Il est pour cela

particulièrement populaire et respecté par le peuple, de l’administration, de la sangkha comme de la classe politique qui ne peut désormais plus se passer de lui pour garantir son pouvoir et sa légitimité. En portant de nouveau assistance aux montagnards et en s’engageant activement dans les affaires les concernant, le roi s’est ainsi posé en protecteur et en arbitre entre les intérêts du gouvernement et ceux des montagnards. En réaffirmant son autorité sur la périphérie, il a pu, par ce biais, renforcer son pouvoir d’influence sur le centre et intervenir, aux moments opportuns, dans la vie politique du pays.

A partir de 1976, le gouvernement s’aligna sur les initiatives du roi et définit une nouvelle politique d’intégration et de développement économique et social à long terme.

L’État exprime alors sa volonté d’aider les montagnards à devenir des citoyens thaïs de

« première classe », économiquement autonomes et capables de perpétuer leurs pratiques religieuses et culturelles au sein de la nation. Pour assurer la coordination du nombre croissant d’agences gouvernementales impliquées dans les affaires concernant les minorités frontalières, le Comité des Tribus Montagnardes fut instauré au niveau central et provincial.

Dans les années 80, suite à l’extinction de la menace communiste aux frontières, les tentatives destinées à supprimer la culture du pavot devinrent plus efficaces. Des programmes de développement internationaux4 se multiplièrent parallèlement à la création d’un comité de sécurité nationale chargé d’éradiquer l’exploitation des plantes narcotiques. En 1986, les activités de ce comité furent renforcées par l’implication, sur le terrain, de la 3e armée.

Vingt ans après sa création, le TRC fut promu en 1984 au rang d’Institut de Recherche Tribale (TRI) indépendant de l’Université de Chiang Mai et intégré dans la hiérarchie ministérielle du Département des Affaires Sociales, dont il devient la première instance de conseil. Depuis, il constitue une base - relais entre la recherche anthropologique et l’application des politiques gouvernementales et non - gouvernementales concernant les minorités montagnardes. En raison de l’importance stratégique des zones frontalières et des problèmes d’insécurité que posent ces régions, l’État exerce un droit de contrôle sur les personnes et les organismes qui désirent y conduire un projet. Il est ainsi devenu une tradition pour tout chercheur ou organisme étranger officiellement engagé dans des recherches ou des programmes de développement en rapport avec les montagnards, soit de passer par l’Institut

4 Les principaux programmes de développement initiés furent le « Northern Agriculture Development Project»

financé par la Banque Mondiale et l’Australie en 1980, le « Mae Chaem Watershed Development Project », assisté par les Etats-Unis en 1981, le « Thai-German Highland Development Programme » (1981 - 1986) et le

« Thai-Norwegian Church Aid Highland Development Project » (1985 - 1994).

avant d’établir un premier contact avec le terrain, soit d’entrer en coopération avec elle dans le cadre d’un projet spécifique et, dans tous les cas, d’y laisser une trace écrite de ses travaux, sous la forme d’un rapport, d’une thèse ou d’une publication.

En tant que chercheur étranger, disposée à mener une mener une recherche en milieu montagnard, j’ai donc moi-même été nécessairement entraîné à entrer en liaison avec ce réseau de recherche officiel. Au départ, j’étais d’ailleurs bien contente de pouvoir compter sur l’aide des chercheurs du TRI pour trouver mon terrain. Mon thaï était encore trop rudimentaire pour me débrouiller seule et je ne bénéficiais pas encore d’un réseau de connaissance susceptible de m’introduire dans un village karen. J’ai donc d’abord plus ou moins choisi de me cantonner au parcours officiel, celui-là même qu’avait inauguré la génération d’ethnologues qui m’avaient précédée. Le TRI m’a aussitôt orienté vers le Centre des Affaires Sociales et de Développement des Tribus Montagnardes (Hill Tribe Welfare and Development Centre, HTWDC) de la province de Mae Hong Son, situé à 20 km de la ville de Mae Sariang.

Le directeur du Centre avait lui-même reçu une lettre du Conseil National de la Recherche le prévenant de mon arrivée et du soutien qui devait m’être apportée si je sollicitais la collaboration du centre. Profitant d’une mission, trois chercheurs du TRI qui travaillent régulièrement en collaboration avec le centre de développement m’ont directement accompagnée sur place et m’ont présentée aux fonctionnaires à la tête de cet établissement.

Ces derniers se sont montrés tout à fait accueillants. Ils m’ont même proposé de me prêter une maison libre à l’intérieur du centre pour séjourner quelque temps avec eux. Ainsi, je pourrais directement observer le fonctionnement et les activités du centre et visiter des villages karen de la région pour repérer mon terrain. Ce laps de temps passé dans le camp des fonctionnaires thaïs du développement m’a donné un premier aperçu des représentations et des dialectiques relationnelles qu’ils établissent avec les Karen, tout en m’instruisant, en partie, des enjeux relatifs au contexte frontalier.