• Aucun résultat trouvé

LES KAREN VUS DE L’EXTERIEUR

LES KAREN DANS LA NATION THAIE : IMAGE PAR IMAGE

1. LA DUALITE TAI / KHA DANS LE SYSTEME POLITIQUE FEODAL

C’est dans un contexte d’interaction culturelle entre des courants de pensées indiens et un substrat autochtone môn-khmer que s’exerça l’influence et la domination des populations de langues taï dans le bassin de la Ménam au 13e siècle. A partir de petites principautés du Nan Chao6 réparties dans nord de la péninsule, les Taï se seraient progressivement infiltrés dans les bassin du Haut-Mékong, de la Ménam et de la Salween, en suivant les principales lignes du relief vers le sud et en s’implantant de préférence à l’intersection des principaux carrefours commerciaux. Entre le 8e et 11e siècle, ils auraient ainsi fondé les premières petites communautés rizicoles et les centres urbains fortifiés, chiang, sur le modèle des villes môn.

Ces petites enclaves politiques, désignées par le terme «müang » s'organisèrent sous la forme de royaumes de type médiéval plus ou moins mélangés aux populations autochtones (Lebar, 1964 : 215).

Ces différents fiefs, sans véritable pouvoir politique unificateur, tombèrent sous la suprématie de leurs voisins plus puissants que représentaient à cette époque les États môn, chams et khmers qui dominaient alors tout le sud de la péninsule. Au début de l’ère chrétienne ces populations, au contact de brahmanes lettrés et de moines bouddhistes venus de l’Inde, assimilèrent un large corpus de savoirs relatifs à la religion, l’esthétique, le droit, l’administration, la maîtrise de techniques hydrauliques très sophistiquées et la connaissance de l’alphabet et de la littérature sanskrite (Mahâbhârata7, Ramayana8, Jakata9)(G. Coédès,

6 Jusqu’à une époque récente, les historiens pensaient que le Nan Chao, centré autour de Dali dans les hauteurs du Yunnan, constituait le royaume originel des Taï, dont ils auraient été chassés sous la pression des conquêtes mongoles au 12e siècle. Bien que cette hypothèse ait été retenue dans l’enseignement officiel de l’histoire nationale thaïlandaise, il est aujourd’hui avéré que le Nan Chao étaient dirigés par des Tibéto-birman (Coédès, 1964 : 346 ; Condominas, 1980: 270) et constitués d’un certain nombre de principautés taï, plus ou moins indépendantes, qui ont contribué à l’essor de ce royaume aux dépens des Viet, des Cham, des Khmer et des Birman.

7 Le Mahâbhârata est l’une des plus anciennes épopées mythiques de la littérature sanskrite indienne. Il s’agit d’un poème composé de milliers de stances qui fut rédigé collectivement entre le 6e siècle avant J-C et le 7e siècle de notre ère. Ce récit légendaire inspiré des Veda retrace les épopées des héros de la dynastie lunaire, liés par un ancêtre commun nommé Bhâratha.

8 Le Ramayana est un ouvrage de la littérature sanskrite indienne, composé entre le 4e siècle avant J-C et le 15e siècle de notre ère et qui s’inscrit dans la lignée du Mahâbhârata. Il évoque les épopées de la dynastie solaire, centrée autour de la vie de Rama, une des incarnations de Vishnu.

1962). Ce processus d’expansion culturelle, qui ne supposait pour autant aucune relation de vassalité avec l’Inde, permit aux élites locales de consolider leur pouvoir et de créer, entre le 3e et le 5e siècle, des premiers royaumes indianisés de la péninsule. Les Taï au travers des échanges économiques et culturels essentiellement contractés dans le Sud, auprès des populations môn-khmères, s’imprégnèrent peu à peu du bouddhisme théravada10 et de leurs cultes royaux11, tout en conservant des influences chinoises inspirées des modèles d’encadrement sociaux et militaires contractés, au Nord, auprès des Tibéto-birman et des Mongol du Nan Chao (Formoso, 2000 : 31-39).

A partir du 13e siècle, l’affaiblissement des principaux royaumes12 indianisés de la péninsule sous la pression des conquêtes mongoles provoqua un basculement des rapports de force régionaux au profit d’une émancipation politique et militaire des chefferies taï (Wyatt, 1984). En 1279, le roi Ramkhamhaeng, considéré comme le premier souverain siamois (1279-1298), établit sa capitale à Sukhotaï, une lointaine province khmère située dans le haut bassin de la Ménam. Parallèlement, Ramkhamhaeng apporta son soutien au prince Mangraï qui, parti de Chiang Rai en 1263, conquit le royaume môn de Lamphun en 1281 et parvint à réunir, avec l’alliance du prince de Phayao, l’ensemble des seigneuries du Nord dans un vaste royaume connu sous le nom de Lan Na, « le million de rizières ». En 1296, il fonda la ville

9 Les légendes qui relatent les différentes vie du Bouddha.

10 Le courant théravada, « la doctrine des anciens » représente, selon ses pratiquants, la forme la plus authentique de l’enseignement du Bouddha. Elle aurait été établie au 5e siècle avant J-C, quelques mois après sa mort, d’abord transmise oralement puis fixée en pâli, la première langue écrite des textes religieux bouddhiques. Ce courant du bouddhisme s’est développé dans les écoles du Sud de l’Inde, plus exactement à Ceylan. Il aurait pénétré en Asie du Sud-Est à partir du 3e siècle, sous le règne d’Açoka, le premier souverain indien a avoir adopté l’enseignement du Bouddha et à le diffuser. C’est à partir du pays môn de Birmanie que cette forme théravada se serait propagée et progressivement imposée dans la péninsule. Au premier siècle de notre ère, dans les écoles du Nord de l’Inde, un second courant du bouddhisme se développa. Il fut baptisé Mahayana « grand véhicule » par opposition au Théravada alors renommé Hinayana « petit véhicule » par ceux qui désiraient s’en distinguer. La doctrine du «petit véhicule » met l’accent sur le rôle de l’ascète, l’arahant ou le « méritant » qui, au terme d’une quête personnelle de renoncement, parvient à atteindre le nirvâna, l’ « extinction », un état immuable caractérisé par l’absence de tout désir et qui marque la fin des souffrances comme du cycle ininterrompu de réincarnations. La doctrine du « grand véhicule » met par contre l’accent sur le rôle du bodhisatva, l’ « être sur la voie de l’éveil », le futur Bouddha. Le bodhisatva est un arahant qui, au terme de son parcours initiatique vers l’illumination, renonce au nirvana pour diffuser sa connaissance universelle aux autres hommes et les guider ainsi sur la voie du salut. Le courant mahayana se serait propagé en Asie du Sud-est depuis l’Est, par l’intermédiaire des Khmer du Cambodge, et probablement par le Nord, à partir du royaume de Nan Chao, fondé au 7e siècle au Nord de Davaravati (Yunnan).

11 Au 11e siècle, Môn et Taï tombèrent sous la domination politique et militaire de l’empire khmer d’Angkor, à l’aube de son apogée. Ces derniers surent alors imposer et propager leurs cultes de la royauté khmère, sorte de composition hybride des principales traditions religieuses catalysées par les divers souverains d’Angkor : shivaïsme, vishnouisme et bouddhisme mahâyâna (Formoso, 2000 : 32). Ces cultes avaient avant tout pour fonction d’instaurer le souverain et ses délégués locaux « dans le rôle de deva raja (dieu-roi), pivot de l’ordre socio-cosmique, au travers d’une étroite identification de leur personne aux bodhisatva ou aux grandes figures du panthéon brâhmanique (loc.cit.).

Chiang Mai, dès lors promue au rang de capitale du Lan Na. Un demi-siècle plus tard, le roi Fa Ngum, premier souverain lao, fonde le royaume de Lan Xang, « le royaume du million d'éléphants », situé de part et d'autre du Mékong. L'émergence du Lan Xang correspond au déclin de Sukhotaï qui fut relayée, vers 1350, par Ayuthaya, nouvelle capitale du pouvoir siamois, localisée plus au Sud. Fa Ngum s'installe alors à Luang Prabang où il fonde, en 1353, la capitale du nouveau pouvoir royal lao. Fa Ngum à l’instar de Ramkhamhaeng et de Mangraï, s’afficha comme un fervent défenseur du bouddhisme théravada, et revendiqua une parenté avec le roi Khun Borom, le souverain démiurge des temps mythiques connu sous le nom de Khun Chüang dans les chroniques du nord de la Thaïlande.

Ce personnage légendaire apparaît comme le premier représentant taï envoyé sur terre par le Dieu du ciel lui-même. Sa fonction était de gouverner les hommes en son nom. En s'appropriant une affiliation mythique avec ce héros mythique, les trois monarques légitimèrent leur appartenance à une dynastie royale d'origine céleste tout en s’inscrivant dans la continuité d’une tradition politique qui les reliaient à un ancêtre fondateur commun d’origine taï. C’est ainsi qu’à la moitié du 14e siècle, ils sont parvenus à créer, au coeur de la péninsule, trois royaumes taï bouddhisés : Au centre Ayuthaya (siamois), au Nord le Lan Na (yuan) et au Nord-Est le Lan Xang (lao).

L’organisation galactique du müang

Le domaine politique des Taï s’articulait sur une structure politique et territoriale, qui alliait la notion de müang, le principe d’organisation sociale commun aux populations taï, à un modèle d’organisation politique hérité de l’Inde. Selon ce dernier modèle, le territoire conquis était agencé selon l’idéal cosmologique du mandala13. Un cercle magique à trois auréoles concentriques : « Au centre la capitale du roi avec son palais et les principaux sanctuaires, entourée d’un territoire sous son contrôle direct, une seconde auréole de

12 Au Nord le Nan-Chao, à l’Ouest le royaume birman de Pagan à l’Est, l’empire khmer d’Angkor, le Champa et le Daï-Viet.

13 Le mandala (« cercle magique » en sanskrit), est un symbole religieux très ancien utilisé rituellement dans le bouddhisme tantrique comme support de contemplation. Il s’agit d’une représentation sacrée de l’univers en tant que royaume du Bouddha. Des figures géométriques telles que le cercle, la roue ou le carré sont disposées autour d’un centre, associé au Bouddha ou aux grands bodhisatva qui oeuvrent pour délivrer les êtres du cycle infernal des réincarnations. Cette forme fixée par la tradition repose sur une vision concentrique de l’univers et renvoie, par analogie, à un système d’organisation politique et territorial où le pouvoir rayonne à partir d’un

provinces confiées à des membres de la famille royale ou à des aristocrates dont le pouvoir avait tendance à devenir héréditaire, une troisième auréole, ou auréole externe, d’États indépendants tributaires » (M. Bruneau, 2001 : 44).

Le champ sémantique du müang, selon les contextes traduit par « principauté », « chef lieu » ou « terroir», renvoie en fait à un corpus de rites et de croyances populaires antérieurs à l’avènement du bouddhisme théravadin et dont on constate la survivance jusqu’à aujourd’hui.

Il repose sur une perception du territoire centrée autour des sacrifices propitiatoires dédiés à la catégorie d’esprits, phi, qui gouvernent l'usage du sol et commandent aux forces de la nature.

Le village, ban14, constitue le premier niveau social d’accomplissement d’un culte collectif, centré autour du phi ban, le génie tutélaire villageois. (Condominas, 1980 : 267). Dans sa définition minimale, le müang désigne le premier niveau de juridiction politique et territorial supérieur au village et auquel correspond le phi müang / phi lak müang, le protecteur et pilier de la principauté (Condominas, 1975 : 255). Cet esprit gardien, qui représente une réalité politique supérieure à celle du village, possède un statut hiérarchiquement plus élevé que le protecteur villageois. Il exerce son autorité sur les différents phi ban des terroirs villageois placés sous sa tutelle et étend ainsi son influence sur tout le territoire et les hommes compris sous sa juridiction. Son autel, sous la forme d’un pilier, réside dans une capitale régionale dont il symbolise le centre. Dans son extension maximale, le müang désigne la totalité du Royaume dont la cité-état, centre de gravité du pouvoir, est le siège de l’esprit tutélaire, hiérarchiquement supérieur aux phi müang des diverses principautés comprises dans l’ensemble.

Cette conception des espaces socio-politiques, largement répandue parmi les populations d’Asie du Sud-Est, était ainsi moins envisagée en termes de limites géographiques qu’en relation à des noyaux de pouvoir plus ou moins englobants (Formoso, 2000 : 48). Les cultes rendus aux génies tutélaires traduisaient alors les relations hiérarchiques entre les différentes unités constitutives d'une société étatique. Ce principe de hiérarchie inclusive qui, à l’image d’une poupée russe, comprend « des circonscriptions de tailles différentes dont les plus larges englobent les plus petites » a été baptisé par Georges

centre sacré où réside le souverain dont le royaume englobe des sphères politiques de dimensions plus réduites et tributaires du centre.

14 Le village renvoie, dans le contexte taï, à une entité écologique qui comprend à la fois l'habitat humain et l'espace domestiqué par l'homme que représentent les rizières. Par ailleurs, le terme « ban » possède d'autres

Condominas de «système à emboîtement » (1981 : 267). Le mot muäng est alors susceptible de renvoyer, selon le contexte où il est employé, aux différentes facettes relatives à la notion de territoire: royaume, principauté, cité, fief, chef-lieu, terroir. Il fonctionne comme un dénominateur commun permettant de désigner des entités politiques et territoriales de même nature, mais dont le statut varie en fonction de leur position relative à l’intérieur d’un système social à la fois « englobant et hiérarchisé ». Cette hiérarchie de statut entre müang, essentiellement fondée sur des relations de patronage, n’en demeurait pas moins fragile et mouvante. Chacune de ces unités, en particulier les plus éloignées du centre étatique, avait la possibilité de se placer sous la tutelle de principautés rivales et de jouer sur des réseaux d’alliances multiples de façon à préserver une autonomie relative ou d’augmenter leur propre capacité de rayonnement et d’expansion à l’intérieur du système (Thongchai Winichakul, 1994).

Ce modèle étatique du müang, orienté à partir d’un noyau de pouvoir autour duquel gravitent des galaxies de terroirs villageois unifiées à travers la figure de génies régionaux, était surtout répandu parmi les populations rizicoles installées en plaines ou fonds de vallées.

Majoritairement paysannes, ces populations se sont adaptées au même milieu naturel et partagent des modes d’occupation des sols communs comme des intérêts relatifs à l’exploitation et à la mise en valeur des ressources issues de leur environnement écologique.

La pratique de la riziculture irriguée, qui suppose un ancrage sur un territoire et d’importants travaux collectifs liés à la maîtrise de techniques d’irrigation complexes, favorise de fortes densités de populations dans les deltas irrigués. L’assujettissement de cette main d’oeuvre paysanne importante garantissait la puissance des royaumes. L’État, situé en amont du système, était responsable de la protection comme de la prospérité de toutes les personnes assujetties au müang. Il encourageait des aménagements hydrauliques permettant une agriculture intensive, stimulait les échanges commerciaux entre terroirs et prélevait des impôts sur les surplus produits.

significations selon le contexte dans lequel il est utilisé. Il peut désigner : la maison, le groupe de maisonnée et le hameau et traduit ainsi toutes les facettes et dimensions de l'habitat regroupé(Tambiah, 1970 : 10-11).

La dualité taï (civilisé) / kha (sauvage)

Comme le souligne Andrew Turton (2000 : 7), la notion de müang s’apparente, d’un point de vue comparatif, à celle de polis en grec et de civis en latin. Partout où on la trouve, elle implique une relation d’interdépendance et de domination entre des populations taï et non-taï. Aux confins des müang, séparés par des espaces forestiers et montagneux sous-peuplés, vivent les populations qui, du point de vue des habitants du müang, peuplent des régions perçues comme les plus sauvages et inhospitalières. Ces populations d’essarteurs et de chasseurs-cueilleurs, qui ont su s’adapter aux contraintes de cet environnement écologique, se différencient par là-même de leurs voisins des plaines. Ce contraste, qui oppose le monde « civilisé » et le monde « sauvage » est souligné, dans le contexte taï, à travers les catégories d’opposition populaires taï : kha versus pa : müang.

Le terme « taï » est employé soit comme ethnonyme par ceux qui se reconnaissent comme taï soit pour évoquer un statut social ou culturel dans la société féodale. Le terme kha est utilisé par les Taï, soit comme ethnonyme générique pour désigner des populations non-taï, soit pour évoquer un statut social de « domestique » ou d’« esclave ». Le terme, pa, littéralement la forêt, est également la métaphore du monde sauvage en contraste duquel le müang incarne l’espace domestiqué par l’homme. En intervertissant les termes de la première paire d’oppositions, kha : pa versus taï : müang, le kha devient ainsi le sauvage de la forêt et le taï, l’homme civilisé de l’espace domestiqué du müang (loc. cit.). Ces catégories polysémiques dont le(s) sens varient selon les contextes historiques ou régionaux, peuvent ainsi servir de support pertinent à une approche structurelle de la dualité identaire taï / kha.

Comme l’a souligné Ronald Renard (1993 : 2-3), l’homme taï était avant tout un homme du müang, c’est-à-dire un riziculteur presque invariablement intégré à l’univers des vallées. Tous ceux qui vivaient dans le müang se percevaient comme traversés par les mêmes influences civilisatrices venues de l’Inde. Ils possédaient une grande religion, le bouddhisme, un système d’écriture emprunté au sanskrit ou au pâli, une langue approximativement commune, un système de droit et de gouvernement. En bref, tout un ensemble de conceptions qui sont devenues étroitement associées au monde civilisé du müang. Par opposition, le générique kha, couramment traduit par « sauvage » ou « esclave », était attribué par les Taï aux populations qui vivaient dans la forêt, pa, à la périphérie de leur espace socio-politique.

Le kha représentait ainsi le reflet négatif des traits qui définissent l’homme taï. Un être de la marge, qui vit dans la forêt, sans État, assujetti au monde civilisé ou en passe de l’être.

Cette interprétation offre alors une révision intéressante de la dialectique identitaire entre taï / kha, elle-même étroitement associée à la dichotomie spatiale müang / pa. En effet, selon le linguiste Chamberlain15 le mot kha dériverait d’un ancien ethnonyme générique pour désigner les groupes « austro-asiatiques » dont on peut trouver les vestiges dans les termes Khmu, Khmer, Khom, Krom, etc. Or, si l’on s’en tient à l’hypothèse de Ronald Renard, il paraît fort probable que la signification de ce terme ne recouvrait pas ces connotations ethniques et linguistiques à l’époque féodale. Idem pour le mot « taï » qui, dans son usage pré-moderne, évoquait moins une affiliation linguistique commune qu’un rapport

« symbiotique » entre populations politiquement dominantes ou subordonnées (Keyes, 1979 : 30 ; Lehman, 1979 : 231). Le terme kha, dont le sens s’est complexifié au fil des contacts entre populations, est une catégorie d’opposition qui, au-delà de ces variantes régionales, est largement répandue parmi les populations taï (Turton, 2000 : 12). En particulier, lorsque le mot « kha », employé en tant qu’ethnonyme générique, était utilisé comme préfixe pour spécifier un nom. Qu’il s’agisse des locuteurs môn-khmers comme les «kha»-wa16, des Tibéto-birman«kha»-chin ou des locuteurs de la famille de langue « kha »- ren, toutes ces populations, auxquelles le préfixe kha pouvait être appliqué, avaient pour point commun de vivre dans les forêts et les reliefs montagneux qui dessinaient les limites du müang taï (Renard, 1993).

Les habitants taï du müang, bien que réceptifs à l’hétérogénéité de ces populations, n’étaient pas en mesure de les distinguer les unes des autres et avaient tendance à les confondre globalement dans la catégorie lexicale des kha, les « sauvages » de la forêt. En tant que populations allogènes, elles n’étaient cependant pas assimilées aux khaek (visiteur, étranger), un terme utilisé pour démarquer l’identité culturelle des Taï vis-à-vis d’autres

« civilisés » avec lesquels ils entraient en contact (Môn, Khmer, Birman, Perse, Hindous, Malais, Chinois) (Sulak Sivaraksa, 1991 :41). D’après Renard, les termes taï et kha constituaient en fait des « indicateurs sociaux que les habitants d’Asie du Sud-Est continentale utilisaient pour identifier des groupes d’une façon qui diffère des standards occidentaux

15 Cf , Martin Stuart-Fox & Mary Khooyman, « Historical Dictionary of Laos », JSS, (80), 1992.

16 Les Sgaw karen nomment les Lawa, « kawoe » qui pourrait être une déformation du mot Kha Wa (Renard, 1993 : 6).

contemporains. Selon ces critères traditionnels, les Taï étaient surtout des habitants de la

contemporains. Selon ces critères traditionnels, les Taï étaient surtout des habitants de la