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La neutralité technologique comme élément de politique législative

Dans le document L'écrit électronique (Page 75-80)

Section 2 – De nouveaux principes

B) La neutralité technologique comme élément de politique législative

La neutralité technologique s’apparente à un élément de politique législative, voire même à une méthode de légistique. Cela se remarque dans son rapport à la forme de la loi.

Dans son étude critique de la neutralité technologique, Koops évalue sa pertinence sous trois perspectives : 1- la loi devrait cibler les effets de la technologie et non pas celle-ci directement, afin de s’appliquer de façon équivalente en ligne et hors ligne ; 2- elle ne devrait pas cibler le développement de la technologie ; et 3- elle ne devrait pas faire

250 Id. (nos italiques). En ce sens, il y aura discrimination entre les technologies qui permettent l’atteinte du critère, celles qui ne le peuvent pas et celles entre les deux qui nécessiteront des modifications. Reed parlera alors d’une « neutralité potentielle » : Id., 273-275.

251 Nous pouvons aussi noter l’article 1391 C.c.Q., qui implique une vitesse différente dans la transmission de l’offre et de sa révocation : « [l]a révocation qui parvient au destinataire avant l'offre rend celle-ci caduque, lors même que l'offre est assortie d'un délai ».

252 Didier GOBERT et Étienne MONTERO, « L’ouverture de la preuve littérale aux écrits sous forme électronique », (2001) 120 Journal des tribunaux 114, 122.

référence trop explicitement aux technologies253. Koops juge les deux premières peu substantielles. Relativement à la première, il commente : « that regulation should, as a rule, target effects and not means is an overarching characteristic of the law, which does not need particular emphasis in ICT regulation »254 : le principe se résume alors à traiter similairement les activités en ligne et hors ligne. Dans la deuxième perspective, la neutralité technologique ne fait qu’affirmer que la loi ne devrait pas réguler le développement de la technologie. C’est finalement quant à la perspective législative que la neutralité technologique peut apporter le plus. La régulation des technologies de l’information nécessite qu’une attention particulière soit portée à la durabilité de la règle. Ceci étant, il doit être tenu compte d’autres principes législatifs : la loi devrait être suffisamment claire et précise et elle ne devrait pas être trop abstraite, risquant alors que l’incertitude n’entraîne de l’insécurité juridique255. Différentes méthodes peuvent être employées par un législateur voulant élaborer des règles technologiquement neutres, ou voulant à tout le moins optimiser le rapport entre durabilité de la règle, abstraction des technologies précises et sécurité juridique. Koops en propose six256.

Premièrement, le législateur peut jouer sur plus d’un niveau de normes. Il peut ainsi établir un principe plus abstrait dans des normes de haut niveau, puis préciser par voie de réglementation comment cette norme s’applique. La LCCJTI prévoit une solution similaire en constituant un comité multidisciplinaire visant l’harmonisation des procédés, des systèmes, des normes et des standards techniques257. Ce comité, qui n’a pas encore été mis sur pied, a pour mission d’élaborer des guides de pratique sur des moyens d’appliquer la loi.

Deuxièmement, des dispositions « technologiquement spécifiques » peuvent être tempérées par une formulation ouverte et non-limitative. Elles servent alors de guide à l’interprète

253 B.J. KOOPS, préc., note 228, à la page 107. 254 Id.

255 Id.

256 Id., aux pages 103-107. 257 LCCJTI, art. 63 à 68

Troisièmement, une approche mixte peut être retenue, où un cadre général technologiquement neutre est établi, puis complété par des dispositions plus spécifiques visant à assurer la sécurité juridique d’une méthode particulière. La LCCJTI élabore ainsi le cadre juridique des autorités de certification pour les signatures électroniques258, non sans avoir au préalable spécifié que « [l]a signature peut être apposée au document au moyen de tout procédé qui permet de satisfaire aux exigences de l'article 2827 du Code civil »259.

La quatrième approche est quant à elle de faciliter l’interprétation téléologique et fonctionnelle des textes. Citant le ministre néerlandais de la justice, Koops souligne que « [i]t is a general principle of interpreting the law that, within the usual interpretation limits, a court may understand the text of the legislator better than the legislator managed to intend when it was drafted »260. Vincent Gautrais et Pierre Trudel sont aussi de cet avis :

« Un « non-critère » interprétatif est donc utilisable afin de laisser la latitude nécessaire aux juges pour interpréter les lois. Une latitude que l’on est également capable d’identifier derrière le concept de « rationalité » que l’on retrouve développé par certains auteurs. »261

Cependant, en l’absence de repères jurisprudentiels, il y a incertitude quant à l’application de la norme262. En conséquence, Koops suggère – et c’est la cinquième approche – d’établir un cadre dans lequel seront identifiés les principes sous-jacents à certains domaines afin de guider tant le législateur que l’interprète utilisant la méthode fonctionnelle ou téléologique. La Loi uniforme sur la preuve électronique263 et la Loi

258 LCCJTI, art. 40 à 62 259 LCCJTI, art. 39

260 B.J. KOOPS, préc., note 228, à la page 105. 261 V. GAUTRAIS et P. TRUDEL, préc., note 245.

262 Voir par exemple l’affaire Dell, où la Cour suprême et la Cour d’appel divergeaient d’opinion sur la question de la clause externe. Voir Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, préc. note 178 ; Dell

Computer Corporation c. Union des consommateurs, 2005 QCCA 570 (CanLII)

uniforme sur le commerce électronique264, toutes deux de la Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada, en seraient des exemples265.

Enfin, la sixième et dernière approche consiste en l’adoption de règles spécifiques, mais assorties d’une évaluation périodique ou d’une clause crépusculaire. Le mécanisme permet d’atteindre une meilleure sécurité juridique à court terme et de laisser le temps à la pratique de se développer.

Si la signification, la portée, voire même la nature du principe de neutralité technologique ont été limitées ou critiquées, il n’en reste pas moins qu’il sert d’assise à la législation en matière de technologies de l’information – notamment en matière d’écrit électronique. Sur cette question en particulier266, nous notons que l’attention du législateur doit se porter sur la détermination des fonctions de l’écrit afin d’en établir les critères d’équivalence entre les supports papier et électronique. De même, la neutralité technologique peut mener à la conclusion que des effets juridiques comparables peuvent n’être atteints qu’avec des règles adaptées. Dans ce cas, les caractéristiques précises de l’activité désignée doivent être prises en compte – qu’il s’agisse de la publication en ligne ou de la mise en preuve d’un écrit électronique.

Le principe de neutralité technologique permet ainsi de justifier tant le résultat que l’utilisation des outils « traditionnels » du droit civil que sont la fiction, la présomption et l’interprétation. La fiction sera de poser que pour les fins de telle règle de droit, les supports papier et électronique sont équivalents. L’assimilation en découlant sera conditionnelle à des critères déterminés suite à l’étude des fonctions de l’élément auquel est assimilée la nouvelle réalité. L’utilisation d’une présomption, par exemple la présomption d’intégrité du support d’un écrit électronique, permettra d’atteindre l’équivalence de traitement avec un support papier, implicitement présumé intègre dans la

264 Préc., note 235.

265 Koops cite à cet égard Michael GEIST, « Is there a there there? Toward greater certainty for internet

jurisdiction », (2001) 16 Berkeley Technology Law Journal, en ligne :

<http://www.law.berkeley.edu/journals/btlj/articles/vol16/geist/geist.pdf> (accédé le 31 août 2009).

266 Reed et Koops ont étudié les cas des signatures électronique, de la monnaie électronique et du caractère privé des communications, notamment.

loi267. En rendant l’assimilation conditionnelle à la rencontre d’un critère, on permet l’atteinte d’une conclusion en droit qui soit indépendante de la technologie utilisée. Il est donc donné effet au principe de non-discrimination.

2) L’équivalence fonctionnelle

« Tels sont les Exercices de style de Raymond Queneau, que pendant des années j’ai tenté de traduire, parce qu’ils étaient jugés intraduisibles en raison de leur dépendance du « génie » spécifique de la langue française. Et enfin, la décision : il ne s’agissait pas de traduire, tout au moins au sens courant du terme, mais de comprendre les règles du jeu que Queneau s’était données, puis de jouer la même partie dans une autre langue. »268

Le principe d’équivalence fonctionnelle met en application le principe de neutralité technologique. Il repose sur l’idée que « [l]’équivalence des résultats, recherchée par la loi ou la jurisprudence, consiste […] à faire prévaloir la finalité des règles juridiques sur les techniques qui l’expriment »269. Le principe, à la façon du principe de neutralité technologique sur lequel nous avons élaboré, peut alors prendre plus d’une forme. Le législateur pourra établir un critère d’équivalence fonctionnelle afin de conditionner l’assimilation du document électronique à un écrit, ou l’interprète pourra relire des dispositions inchangées de façon à tenter d’en reproduire la règle sur un autre support. Alors que « la forme n’est jamais requise pour elle-même, elle est assujettie à la finalité qu’elle poursuit »270. Nous étudierons donc, d’une part, les finalités du formalisme, et d’autre part, les fonctions qui sont attribuées à l’écrit. Nous constaterons que si de forts liens existent entre elles, le médium électronique vient les relâcher quelques peu. Par

267 Voir infra, note 464 et texte l’accompagnant.

268 Quatrième de couverture des Exercices de style de Raymond Queneau, traduits en italien par Umberto Eco, cité dans Jacqueline HENRY, La traduction des jeux de mots, Presses Sorbonne Nouvelle, St-Étienne, 2003, p. 108-109.

269 Pierre-Yves GAUTHIER, « L’équivalence entre supports électronique et papier, au regard du contrat », dans Droit et technique – Études à la mémoire du professeur Xavier Linant de Bellefonds, Paris, Litec, 2007, 195, à la p. 196

270 Y. FLOUR et A. GHOZI, « Les conventions sur la forme », dans Le formalisme, Journée en l’honneur de

Jacques Flour, Association Henri-Capitant, Defrénois 2000, art. 37211, n° 20, cité dans Solange BECQUÉ-

exemple, un écrit requis à des fins probatoires sur papier, confère, bien que de façon secondaire, une certaine solennité à l’acte. En comparaison, l’inscription d’une commande dans une base de données, dont un champ mène à la version courante du contrat de vente, peut s’avérer une preuve très solide de l’acte, mais ne recrée pas de solennité.

Dans le document L'écrit électronique (Page 75-80)