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Que ce soit pour aborder les savoirs ou la connaissance, ou encore pour aborder les relations « tumultueuses » entre Religion et Science, la « volonté » dans la philosophie de Spencer renvoie à une force intérieure, et c’est cette dernière qui explique l’autonomie naturelle comprise comme une liberté de corps et d’esprit (que ce soit dans la réussite ou dans l’échec). Dès lors, il s’agit de connaître et d’accumuler les savoirs pour atteindre une véritable raison, une vérité ordonnée et rendue crédible, parce que cohérente avec les faits de la nature238. Il faut spécifier que cette querelle

237 Donald Woods Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 259.

entre Religion et Science n’existe plus. Il n’est plus question d’associer les figures de l’autorité à la religion et les formes de l’autonomie à l’esprit scientifique. Pourtant, pour le peu de penseurs qui s’intéressent à l’autorité, cette association trompeuse semble toujours d’actualité. Nous affirmons que les figures phénoménales de l’autorité peuvent changer selon les contextes sans que les rôles et les fonctions sociales de l’autorité disparaissent pour autant.

Jusqu’ici, nous avons cherché à plusieurs reprises à montrer l’unité idéologique des postures libérales dans les pays anglo-saxons, autour des notions de mérite, de concurrence, de performance, de développement du plein potentiel, de l’initiative privée et de liberté négative. À l’époque victorienne, le développement des théories spencériennes de l’évolution remet en cause les modèles institutionnels et traditionnels. Les mœurs politiques sont de plus en plus discutées dans les assemblées anglaises comme un ensemble de valeurs et de jugements devant être modernisé, aussi bien scientifiquement que moralement, à la lumière des progrès industriels. Car, avec Spencer, tout ce qui vient avant les développements des théories évolutionnistes semble relever de la tradition et c’est ce passé qu’il s’agit de mettre en échec. Or, ne faut-il pas remettre en perspective la dichotomie entre éducation traditionnelle et éducation « nouvelle » ? En effet, doit-on voir Rousseau, Pestalozzi, Kant ou Hegel comme des Modernes ou comme des Anciens ? Nous considérons que l’éducation dite traditionnelle doit référer aux modèles scolastiques. Il s’agit de lire Durkheim pour comprendre à quel point cette éducation scolastique a influencé l’éducation moderne. Nous rejetons donc la rupture spencérienne entre un « avant la science » et un « après la science » pour séparer une école de l’avenir et une école du passé. Cette séparation est inappropriée. Ce n’est pas parce que nous rejetons le passé et la tradition dans les discours (référant sans cesse à une crise effective des représentations et des figures institutionnelles) que l’histoire n’influence plus les dynamiques sociales, langagières, autoritaires et symboliques.

Ceci étant dit, dans le cadre de sa réflexion sur le monde (physique, chimique) et sur le vivant (biologique, psychologique et sociologique), Spencer veut avant tout créer une philosophie des sciences synthétiques, moniste et agnostique qui cadrent avec les dispositions productives du capitalisme industriel239. Pour rendre sa philosophie

cohérente, il doit renverser le rapport ontologique et symbolique au monde en abandonnant le sujet transcendantal. Spencer doit se rabattre sur les pratiques et sur les instruments, sur les méthodes d’expérimentations, dans une quête de déterminations séparant valeurs et normes du vivant des autres valeurs ou normes instituées. Selon nous, son système philosophique se discrédite lui-même, puisqu’il ne réfère plus qu’à une puissance transformatrice interne. C’est par ce principe évolutionniste que la philosophie spencérienne doit abandonner l’autorité traditionnelle en tentant de la refonder dans un ordre naturel immanent. Le modèle scientifique de Spencer est avant toute chose une recherche de mouvements et de correspondances. Mais, comme l’explique si bien Durkheim, les instruments et les évaluations admissibles doivent répondre à des critères de cohérence interne, mais ces instruments modifient également le réel observé et altèrent donc la conscience véritable du monde et des phénomènes. Avec Spencer, l’autorité s’associe à l’institution passée et à une mécanique de type militaire : « à l’illusion de perspective inhérente à l’individualisme, s’ajoute la crise spécifique de l’institutionnalité, crise générale, nullement propre au champ éducatif, crise liée à cette liquidation terminale du surplomb impératif hérité des temps de religion qu’on a évoquée plus haut, une crise de la matérialisation symbolique des finalités collectives dans des appareils ou des mécanismes sociaux »240. Les

instruments du progrès, selon Spencer, modifient le monde et offrent des réponses aux

239 Si les différents positivismes rejettent dans l’ensemble de leurs conceptions la philosophie spéculative

et métaphysique, il convient de rappeler ici à quel point la philosophie spencérienne n’échappe pas à une certaine métaphysique par sa recherche des lois de la nature comme rapport immanent de l’homme à lui- même situé entre le connaissable et l’inconnaissable. C’est ce qui lui permet d’asseoir sa philosophie des sciences sur les épaules des croyances religieuses (il en fait de même à la fin des Principes de

sociologie lorsqu’il remonte aux institutions professionnelles – il est préférable selon sa philosophie de

parler des organisations professionnelles – à leur racine ecclésiastique).

« finalités » de l’expérience humaine. Mais ceci n’annule en rien les liaisons symboliques, les croyances, les nécessités de la légitimation et les mécanismes essentiellement sociaux de l’autorité : « L’autorité n’est aucunement destinée à disparaître ; elle est un rouage constitutif du mécanisme social ; elle est inhérente à l’articulation de l’être-soi et de l’être-ensemble, dont elle représente l’une des modalités fondamentales »241. Les orientations techniques et scientifiques pour expliquer le vivant dans ses rapports avec l’inorganique et avec lui-même reposent sur une nouvelle normativité, mais si l’autorité « a disparu en tant que valeur, elle perdure en tant que mécanisme »242. Cette observation permet également de rendre compte, bien que partiellement, des limites de la psychologie associationniste et expérimentale naissant avec Spencer et Ribot pour saisir les fonctions et les facultés individuelles et sociales sans passer par le sens et les symboles sociaux. La liberté individuelle s’inscrit toujours comme un fait de société : « L’émancipation progressive de l’individu, affirme Durkheim, n’implique donc pas un affaiblissement, mais une transformation du lien social. L’individu ne s’arrache pas à la société ; il se rattache à elle d’une autre façon qu’autrefois, et cela parce qu’elle le conçoit et le veut autrement qu’elle ne le concevait autrefois »243.

Bien qu’il existe une relation évidente entre l’individu et la société chez Spencer, sa compréhension de la complexité du vivant et du social à partir de déterminations organiques est non sociologique. Effectivement, il est toujours risqué de prendre pour la vérité ce qui relève d’une instrumentation des conduites. Car observer pour comprendre et comprendre pour agir, selon la formule empruntée à Canguilhem, ne permet pas d’être objectif lorsqu’il est question d’êtres vivants et de sociétés. Nous devons observer pour comprendre, là n’est pas l’essentiel du problème. C’est lorsque l’agir est déterminé exclusivement par une conception instrumentale a priori de la

241 Ibid., p. 160-161. 242 Ibid., p. 147.

normalité que l’on tombe dans le subjectivisme et l’idéologie. L’observation devient alors un acte d’identification et de mesures. Ce rapport est biaisé culturellement, puisqu’il répond à une préconception de ce que la nature humaine doit être. La prétention de pouvoir retrouver le tout à partir des parties préalablement fragmentées à des fins d’analyse renvoie dès lors à une autre prétention tout aussi spéculative, qui affirme pouvoir rendre compte de la complexité des faits sociaux à partir de ce que l’on observe dans le particulier. Plus près de notre sujet, la volonté de comprendre la normalité comportementale et intellectuelle à partir des études expérimentales en établissant des corrélations mécaniques entre les personnes et leurs actions fragmente aussi le réel-symbolique et effectif244. Ces fragmentations du réel, des liaisons symboliques dans leur « dimension effectuante de l’existence collective »245 ouvrent sur de nouvelles violences.

À partir de ces transformations organicistes, les perspectives psychologiques sont liées aux développements des sciences biologiques. La concaténation des termes développement, progrès et liberté fait passer l’autorité pour une imposition de limites contre-productives. Dans les faits, si l’autorité passe par une soumission consentie et par des obligations, la question des limites est purement opératoire, puisqu’elle renvoie de son côté à cette illusion de l’illimité et au droit de ne pas subir individuellement les contraintes sociales tout en déresponsabilisant les citoyens envers leurs devoirs. Spencer déplace le sens et les significations des figures de l’autorité sans pouvoir les remplacer. Il se fait l’apôtre d’une mort annoncée de ces figures transcendantales du passé en présentant le progrès industriel comme illimité. L’école devient survalorisée comme le lieu par excellence du progrès des sociétés, mais elle doit aussi devenir cet

244 Nous devons distinguer avec Canguilhem les études expérimentales des études cliniques sans les

dissocier complètement : « Et en effet, une psychologie ne peut être dite expérimentale qu’en raison de sa méthode et non en raison de son objet. Tandis que, en dépit des apparences, c’est par l’objet plus que par la méthode qu’une psychologie est dite clinique, psychanalytique, sociale, ethnologique ». Dans Georges Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », Études d’histoire et de philosophie des

sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 2015, p. 367. 245 Blais et al., « Fin ou métamorphose de l’autorité ? », op. cit., p. 147.

idéal au prix fort de devoir revoir ses programmes, ses exigences, ses objectifs, même si ses finalités sont toujours clairement identifiables : faire de l’enfant un citoyen libre, puisque reconnu à part entière comme celui qui deviendra adulte246 :

D’un côté, l’obligation de l’école augmente, en fonction de la pression sociale à former des individus et de l’idée que seule la formation fait des individus, le niveau en la matière n’étant jamais assez élevé. De l’autre côté, l’obligation dans l’école diminue, au nom de la logique de l’individu et de l’idée que lui seul peut « construire ses savoirs » et déterminer le parcours qui lui convient – idée dont on ne saurait trop souligner que sa stricte conformité aux prémisses individualistes ne l’empêche pas d’être contraire à toute vérité de l’expérience consistant à entrer dans un monde déjà là247.

Dans ce spectre individualiste antiautoritaire, les règles et les devoirs traditionnels ne servent plus à « émonder » la nature de l’enfant, selon la formule de Kant, dans le but de libérer la personne des « contraintes » de sa nature. L’autorité doit être comprise historiquement comme un mécanisme. Elle permet, étant donné que sa mission est claire, de « donner la mesure de ses ressources en tant qu’économiseur de violence »248. L’autonomie s’arrache à la dépendance première des sujets vis-à-vis des autres personnes dans l’état de nature. Ce que Spencer refuse de voir, c’est le risque qu’une pression externe trop forte et ingérable pour l’individu finisse par rendre obligatoires divers processus de normalisation des affects et de la psyché. Bien que les violences artificielles du capitalisme industriel tendent à se multiplier tout au long du XXe siècle,

dans un rejet perpétuellement réaffirmé des mécanismes de l’autorité ainsi que des figures transcendantales d’encadrement et d’obligations « acceptable[s], parce que

246 Cette reconnaissance de l’enfant permet de reconnaître ses droits, mais socialement et

symboliquement, il faut plus qu’une reconnaissance abstraite de la nature autonome de l’enfant pour rendre libre celui qui sera confronté à la vie sociale et à ses exigences. Reconnaître empiriquement les droits de l’enfant n’est qu’un premier pas vers la liberté, ça ne rend pas l’enfant plus libre pour autant devant les exigences culturelles et des devoirs individuels à l’endroit des autres.

247 Blais et al., « Fin ou métamorphose de l’autorité ? », op. cit., p. 164. 248 Ibid., p. 170.

partageable[s] »249, la croyance en la libération complète des individus et de leurs

liaisons au collectif a tenu bon250. À un ordre symbolique, religieux, familial, normatif,

les sociétés occidentales se dirigent tendanciellement vers un ordre médical, technoscientifique, sans rapports symboliques, bien que symbolisant (ou signifiant) un autre droit à la vie. Ce nouveau paradigme demeure entier et représente l’une des deux pattes de l’Amérique251, soit celle du scientisme et celle de la religion comme piliers constitutifs de la liberté individuelle. Le rejet de l’autorité et de sa mort annoncée résulte selon nous d’un amalgame entre les « contraintes », la « puissance » et le « pouvoir ».