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Le regard de Spencer est entièrement tourné vers l’avenir. L’objectif déjà établi dans ses Premiers Principes, œuvre fondatrice de Spencer, se détourne du passé et de ses instances régulatrices traditionnelles. La raison principale de sa réception positive dans le monde tient assurément à cette volonté de transformation des politiques publiques sous l’idée d’un progrès civilisationnel intégrateur, horizontal, ouvert sur les différences et à partir duquel chacun peut croire en ses chances d’élévation sur l’échelle des positions sociales, et ce, sans devoir se soumettre aux impératifs hétérogènes des institutions passées. L’illusion est d’autant plus forte que la croyance a suivi : « La

249 Ibid., p. 171.

250 Nous devons souligner la singularité des États-Unis sur cette liaison entre sciences, scientismes et

croyances religieuses.

251 Nous reprenons cette expression de Tort : « C’est pourquoi les sciences occidentales se sont

construites sur le modèle leucippo-démocritéen, parce que, ne pouvant penser l’autonomie, ce dernier ménage, bon gré mal gré, un espace d’inconnaissable toujours réservé à l’interprétation religieuse : celui des manifestations de la conscience et de la volonté. […] Les Églises ont besoin de ce matérialisme insuffisant (dont la caricature actuelle est Richard Dawkins), car c’est dans l’espace de son insuffisance qu’elles continuent à loger leur pouvoir. L’Amérique peut ainsi continuer à marcher sur ces deux jambes ». Dans Patrick Tort, Sexe, race & culture, Paris, Textuel, 2014, p. 85-86.

modernité est venue à bout de la religion et de la tradition, de leurs succédanés et de leurs ramifications, et cependant l’autorité est toujours là. On a confondu, autrement dit, des figures historiques de l’autorité avec le fait même de l’autorité. Ou en d’autres termes encore : l’autoritarisme nous a caché l’autorité »252. L’objectif et les moyens

que Spencer utilise sont philosophiquement positifs. Transformées par l’esprit scientifique, la religion devient un fait social et les nouvelles pratiques socioéconomiques deviennent pour lui les objets d’une « pragmatique » philosophique sous le règne de l’action.

Avant de poursuivre sur le rejet des figures traditionnelles de l’autorité chez Spencer et pour comprendre la singularité américaine d’une « pragmatisation » du religieux, penchons-nous sur la réception américaine de Spencer dans la théorie de James. La réception des écrits spencériens aux États-Unis peut être considérée à juste titre comme une alliance d’intérêt entre la liberté négative et la croissance des industries américaines à travers un maintien des croyances populaires et des pratiques scientifiques comme paradigme moral fondateur. À cet effet, en 1907, Madelrieux affirme que le pragmatisme, comme James l’entend, veut concilier empirisme et religion :

Depuis la conférence inaugurale de 1898 et les Variétés de l’expérience religieuse, James a toujours lié pragmatisme et religion, soit pour clarifier la signification de certaines conceptions religieuses, soit même pour justifier la religion contre un empirisme trop « endurci », matérialiste et athée. […] [L]a présentation du pragmatisme dans les conférences centrales est aux yeux de James un détour obligé pour trouver l’outil théorique (épistémologique) qui permettra de montrer la supériorité d’une certaine vision du monde et de la mission de l’homme dans le monde253.

252 Blais et al., « Fin ou métamorphose de l’autorité ? », op. cit., p. 140. 253 Madelrieux, « Présentation », op. cit., p. 15.

Cet ouvrage de James et l’ensemble de sa structure théorique tournent autour de trois grandes orientations : le pragmatisme comme méthode, le pragmatisme comme théorie de la connaissance et de la vérité ainsi que le pragmatisme comme moyen pour réconcilier empirisme et métaphysique. Le point essentiel de sa méthode repose donc sur une théorie de la signification :

Cette maxime avance en effet le choix d’un certain critère pour élucider facilement la signification des concepts abstraits, notamment philosophiques : les « effets », les « conséquences » ou les « résultats », qualifiés de « pratiques » ou de « concrets ». Clarifier le sens d’un concept s’assimile donc à une opération de traduction ou à une opération de change, comme le dit James, de l’abstrait au concret254.

Nous pensons qu’il est impossible de comprendre l’empirisme radical de James sans saisir la très forte influence que Spencer a exercée sur lui. Il a déjà été question de ce que James pensait des limites scientifiques de Spencer. Nous avons aussi vu que Spencer entrevoit l’avenir des civilisations à partir de la puissance industrielle croissante des Américains. Il s’agit maintenant de montrer de quelle façon les deux pattes de l’Amérique, scientisme et religion, sont déjà contenues dans les premiers textes de Spencer en cherchant à expliquer comment le détour métaphysique de James est une réponse critique au positivisme de Spencer255. En fait, avec James, on peut dire que les Américains ne veulent pas échapper à leur histoire religieuse et à leurs croyances. Cette remarque n’empêche pas du tout la mise en place de modèles expérimentaux et scientifiques alors que les rapports subjectifs peuvent être étudiés

254 Ibid., p. 1

255 Nous en avons esquissé les contours dans l’introduction : « [O]r, tout en s’intéressant aux questions

religieuses et en s’orientant finalement vers une philosophie pragmatiste qui n’avait rien d’une métaphysique et tout d’une “sagesse” (à l’américaine bien sûr, mais on ne peut reprocher à James de n’être pas né aux Indes ni de n’avoir pas professé à Königsberg au XVIIIe siècle), W. James était le type même du psychologue scientifique, qui a fondé un laboratoire sans être un expérimentaliste passionné […], et qui a toujours voulu se soumettre entièrement aux faits d’expérience. » Dans Piaget, Sagesse et

comme des pratiques porteuses de significations sociales. C’est sur ce point de bascule que s’effectue la liaison entre la posture philosophique de Spencer, à partir de son analyse du connaissable et de l’inconnaissable, et une certaine métaphysique pragmatique retrouvée dans les écrits jamésiens.

En étant contre les figures de la tradition, Spencer ne met pas nécessairement une croix sur le passé. Il considère plutôt l’avenir des sociétés dans leur programmation. Dans les faits, le passé et ses figures traditionnelles représentent des limites parce qu’ils déforment les nouvelles réalités capitalistes ; il donne l’exemple des réseaux de chemins de fer moins performants en Angleterre en comparaison aux réseaux du continent (réalisés plus tard, donc qui ont tiré profit des plus récentes innovations techniques). À ses yeux, n’ayant pas connu la royauté et les guerres des monarchies absolutistes, la civilisation américaine est entièrement tournée vers l’action industrieuse et scientifique. Il n’y a rien de paradoxal à considérer les croyances religieuses comme un rapport pratique et social selon une perspective morale et le besoin d’équilibrer les mœurs. Pour analyser les places respectives des sciences et des faits religieux dans sa théorie, Spencer écrit dans les années 1850 sur les rapports qu’entretiennent ces deux perspectives :

Quand on les examine sans préjugés, on est bien forcé de conclure que la religion est partout présente comme une trame dans le tissu de l’histoire de l’humanité, et qu’elle est l’expression d’un fait éternel ; d’autre part, c’est presque un lieu commun que de dire que la science est un grand système de faits qui toujours s’accroît et va toujours se purifiant plus complètement de ses erreurs. Si la religion et la science reposent sur la réalité, il faut qu’il y ait entre elles une harmonie fondamentale. […] Il faut donc que chaque parti reconnaisse dans les prétentions de l’autre des vérités qu’il n’est pas permis de dédaigner. Il faut que l’homme qui contemple l’univers au point de vue religieux apprenne à voir que la science est un élément du grand tout, et qu’à ce titre elle doit être considérée avec les mêmes sentiments que le reste. D’un autre côté, celui qui regarde l’univers au point de vue scientifique apprendra à voir que la religion est aussi un élément du grand tout, et qu’à ce titre elle doit être traitée comme un objet de science, sans plus de préjugé que toute autre réalité. C’est le devoir de chaque

parti de s’efforcer de comprendre l’autre, de se persuader qu’il y a dans l’autre un élément commun qui mérité d’être compris et qui, une fois reconnu, sera la base d’une réconciliation complète256.

Ce que Spencer propose et que James poursuit, c’est donc l’actualisation sociale et politique des expériences religieuses comme des faits explicatifs des réalités humaines. Dans un cas comme dans l’autre, la tradition n’est plus indispensable alors que « [r]eligion et tradition explicitaient et institutionnalisaient le phénomène de l’autorité, en lui conférant l’aspect indiscutable qui s’impose par essence, ou bien au titre de la supériorité absolue du fondement, ou bien au titre de l’antériorité radicale de la fondation »257. Les liaisons sociales et la conscience passent désormais par les expériences accumulées (les actions deviennent centrales pour penser le développement individuel et social).

Le naturalisme de Spencer va loin dans sa tentative de produire une pensée totalisante de l’univers. En traitant la programmation industrielle des faits sociaux comme un projet infini, il s’est absous de la nécessité d’expliquer les raisons sociales de l’autorité. Or, dans l’ouvrage Conditions de l’éducation, l’existence de l’autorité semble liée à au moins cinq traits constitutifs. Notons que Spencer ne reconnait pas ces traits comme des mécanismes obligatoires assurant le bon fonctionnement de la vie collective :

Il y a de l’autorité, comme on vient de l’entrevoir à l’instant, parce qu’il y a de la légitimité. Entendons, parce que l’espace humain-social est inséparable d’une dimension normative et que cette normativité ne va pas sans un travail permanent de réflexion et de jugement sur l’adéquation de ces normes de tous ordres à leur possible fondement. […] Il y a de l’autorité parce que l’humanité fonctionne à la croyance et ne peut fonctionner autrement. […] Il y a de l’autorité parce que l’humanité fonctionne à l’appartenance, parce que nous sommes jusqu’au

256 Spencer, Les Premiers Principes, op. cit., p. 16-17.

tréfonds de nous-mêmes des êtres sociaux. […] Il y a de l’autorité parce que nous fonctionnons à l’interdépendance avec nos pareils – étant entendu que l’appartenance collective est une chose, la dépendance interindividuelle une autre. […] Il y a de l’autorité parce qu’il y a liberté ou, pour être plus précis, en raison des conditions dans lesquelles se déploie effectivement ce que nous appelons notre liberté258.

Entre autres choses, l’autorité permet d’éviter la domination par la force. Lorsqu’il est question d’autorité, il est aussi question d’un libre consentement, d’un choix. Consentir librement à se soumettre à une volonté plus générale n’annule en rien l’individualité et la pertinence de pouvoir faire reconnaitre ses droits. Nous ne parlons pas d’une soumission aveugle et dirigée. Il s’agit bien au contraire d’une garantie de reconnaissance de ces mêmes droits individuels qui forgent l’esprit des sociétés modernes. En ce sens, l’autorité est à la fois représentation et incarnation. L’individu incarne la représentativité légitimée d’une réalité sociale par essence. Kojève devient alors un intermédiaire critique privilégié pour aborder le vide dans lequel le naturalisme a délaissé les mécanismes et les raisons de l’autorité au profit de rapports de force à la fois mécanistes et organicistes. Nous reprenons ce qu’en disent les auteurs de Conditions de l’éducation : « La tâche qui est devant nous est d’opérer la réappropriation critique du fait de l’autorité »259. Face à un laisser-faire productif, considéré dans son sens le plus large, il convient de rechercher un autre équilibre entre les moyens et les fins attendus. N’est-ce pas l’une des finalités en éducation : concilier le développement de l’enfant avec les nécessités et les obligations qu’imposent les sociétés ?

258 Ibid., p. 149-153. 259 Ibid., p. 148.