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La théorie spencérienne est avant tout politique et représentative d’un système en crise (la fin des grandes monarchies européennes, l’essor fulgurant des rapports industriels). Elle rend les individus responsables de leur sort sans le rapport ternaire et ses conditions symboliques. C’est le règne de la jouissance immédiate pour qualifier le bien et le mal selon les ressentis émotionnels. Sans les fondements d’un droit naturel transcendantal, donc sans la substance métaphysique des rapports sociaux devant être institués au nom d’une liberté arrachée à ses conditions naturelles, la liberté négative spencérienne s’avère une sorte de métaphysique inconséquente. Pour Kojève, « le phénomène juridique implique nécessairement, lors d’une interaction entre deux êtres humains, l’intervention d’un tiers impartial et désintéressé »278. Chez lui, ce principe

de justice devient l’Idée de justice ; une reconnaissance dans le regard de l’autre « à

commencer par la conscience de juger pour continuer par celle d’être jugé »279. C’est

l’un des sens de l’échange interhumain compris dans sa nécessaire liaison transcendantale.

Ainsi, dans l’évolutionnisme de Spencer, on a affaire à une fausse liberté associée à une autonomie sans ancrage. Avec Kojève, l’Idée de justice est une conscience de l’autre en tant que rapport institué. Nous rencontrons à nouveau cette fracture entre les penseurs de la société et les penseurs de la nature. Chez Spencer, l’autonomie rime avec l’indépendance, voire l’indifférence, dans un cadrage naturel imposant quelque part à chacun de devoir faire les bons choix pour soi dans l’optique d’une efficacité accrue, celle du bon calcul. L’échec professionnel et la précarité sont les résultats d’un manque de volonté et non pas le fait des inégalités sociales.

Dans les sociétés du XXe et du XXIe siècle, la liberté positive subit tranquillement un délitement de sa substance. Nous oublions que l’autonomie est difficilement acquise pendant l’enfance. L’humain s’exerce à la liberté avant de pouvoir la revendiquer. Dans l’éducation nouvelle, la pédagogie scientifique adaptée et coopérative se présente tel un besoin méthodologique de laisser les bonnes décisions suivre les bonnes orientations. Il n’y a de limites que celles que l’on s’impose. Nous n’avons plus à agir conformément à des règles impersonnelles, puisque la nature fait toujours les choses pour le mieux. Chacun croit ainsi être pourvu d’une raison suffisante et permanente. Les constructivismes s’efforcent de montrer que l’enfant construit son intelligence en construisant le monde. Pourtant, le fait d’empêcher ou de limiter ne doit pas être de facto associé à une régression.

À vrai dire, la figure ternaire est également là pour stabiliser les humeurs non contrôlées de l’enfant se mouvant tant bien que mal dans des structures extérieures et

méconnues. N’est-il pas possible de diminuer les angoisses et les facteurs anxiogènes par la parole, par l’accompagnement et par un encadrement stable, constant et conséquent280 ? Nous tentons de répondre à cette question par la suite, mais il est déjà

possible de comprendre par l’unité de celle-ci avec ce qui précède que les rôles de l’autorité obligent à une réflexion fondée sur des faits, sur des réalités. Selon nous, l’autonomie s’inscrit dans un rapport second et généalogique. Si nous acceptons une première définition de l’autonomie comme le fait d’avoir ses propres lois, nous devons reconnaitre qu’il est impensable que nous soyons maîtres et possesseurs de nos propres lois à la naissance sans passer par la rencontre avec autrui. Dans le cas contraire, la société n’a plus de centre, elle est diffuse et éclatée. Le psychanalyste Lebrun utilise une illustration des plus pertinentes pour exprimer les doutes d’une telle transition vers des sociétés plurielles et « sans centre » sur lequel les personnes s’appuient :

Une société organisée autour de la religion ne suppose pas que tous ses membres aient la foi, mais s’agence plutôt comme adage implicite : « Il faut que l’église soit au milieu du village ». Nous pouvons d’emblée voir les avantages et les inconvénients d’une telle disposition : structure au repérage stable et à l’orientation commode mais penchant pour le centralisme et pour le dogmatisme au risque même de la tyrannie. En contrepoint, une société organisée autour de la science impliquerait comme maxime : « Toutes les boutiques de savoir – pour autant que celui-ci soit cohérent et validé – se valent » avec aussi des privilèges et des aléas tels que structure pluricentrique, organisation démocratique, meilleure justice redistributive, mais perte et inclination pour le relativisme éclectique281.

Selon l’orientation que l’on donne à la représentation et aux interventions scolaires, nous avons les systèmes éducatifs propres à l’état de la connaissance générale ou

280 Voir Winnicott, « L’angoisse associée à l’insécurité », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris :

Payot, 1969, p. 126-130.

281 Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite, Toulouse, Érès, 2009, p. 253. L’auteur écrit quelques

pages plus loin « [s]i, du côté de l’Un, c’est le penchant pour la tyrannie, du côté de l’Autre, nous avons vu que c’était le totalitarisme. Autrement dit, deux versions du même refus de renoncer au tout dans le social ». Ibid., p. 257. Nous y revenons dans les deux derniers chapitres de cette thèse.

individuelle du moment. Comme l’éducation est d’abord un rapport ternaire de l’être- au-monde, c’est donc la question du Tiers qui doit être remise en perspective dans une transition rejetant la forme traditionnelle au profit d’un programme à construire. L’objet « pratique » de l’école ne peut plus être le même et c’est plutôt le rejet d’une forme au profit d’une autre qui doit être discuté. Kojève développe bien que les types d’autorité tendent à devenir « extrêmes » jusqu’à leur délitement et, subséquemment, jusqu’à leur remplacement. En matière d’éducation et d’instruction, cette perte d’équilibre conduit à des problèmes affectant les enfants aussi bien que les adultes. Elle affecte toutes autres liaisons génératives constitutives de la socialisation dans leurs conditions d’apparition et de légitimation. Le problème n’est donc pas exclusivement scolaire, mais l’école représente toujours, selon nous, le lieu par excellence du développement de la conscience que les sociétés et les individus ont d’eux-mêmes. S’il faut penser au Tiers comme à une autorité figurative et symbolique, le traditionnel ne doit pas être rejeté prétextant que les sociétés peuvent s’en passer. Il n’y a pas absence d’histoires parce que l’on prétend pouvoir la rejeter. Ce même dépassement devenant alors nécessairement une rupture ontologique à consumer dans une forme totalitaire du conditionnement et du contrôle des conduites à partir d’une force extérieure. L’ordre et le contrôle semblent se satisfaire d’experts en interventions comportementales sous l’intention de la rectitude. Les déterminations collectives cadrent avec les objectifs d’un pilotage des programmes et des interventions.

Ce n’est donc pas qu’il n’y a plus de société, c’est que le social est autrement désirable. Pichot l’entend autrement dans son ouvrage intitulé Petite phénoménologie de la connaissance, « [l]e biologique est le niveau de l’expérience que l’être vivant fait du niveau physique. Le psychologique est le niveau de l’expérience qu’en fait l’être pensant »282. Et c’est là que le délitement de l’autorité instituée peut poser problème

comme catégorie sociologique située entre le psychique, le culturel et le politique, mais également comme pratique politique et éducative.