• Aucun résultat trouvé

3. Chapitre 3 : Provenance des matières premières, terroir et offre localisée

3.1. La provenance des matières premières

3.1.4. La levure

Jusqu’à maintenant, nous avons couvert tous les ingrédients de la bière qui sont issus de la terre. Par contre, une mixture qui ne contiendrait que du malt, du houblon et de l’eau, n’aurait pas grand-chose à voir avec la bière telle qu’on la connaît. La composante qui est possiblement la plus importante dans le processus de fabrication de la bière en effet un élément vivant, la levure : « en réalisant dix brassins identiques où on ne changerait que la souche de levure, le caractère général serait à peine reconnaissable d’un brassin à l’autre » (Lévesque Gendron et Thibault 2013 : 130). En effet, même dans un style de bière où la levure se ferait des plus discrètes (dans les IPA américaines ou dans les Lagers pâles industrielles par exemple, où on mise plutôt sur les saveurs d’autres ingrédients), la levure contribuera justement à cette signature plus délicate.

82

La levure est un champignon unicellulaire, présent dans la nature. C’est l’élément qui déclenche la fermentation de la bière, se nourrissant du sucre fourni dans le moût de la bière par les céréales et le transformant en alcool ainsi qu’en gaz carbonique. Ce n’est qu’avec les découvertes de Louis Pasteur en 1857 que l’on put identifier la levure comme un être vivant, ne sachant pas précisément auparavant de quelle façon était déclenchée la fermentation.

Il existe différents types de levure, qui seront utilisées dans le brassage de différents types de bière. Tous les styles de bières (occidentaux du moins) peuvent être regroupés en deux catégories selon le type de levure qui sera mobilisée dans leur processus de fermentation : d’un côté il y a les Lagers et de l’autre, les Ales. Les levures qui sont utilisées dans la fermentation des Lagers sont des levures qui amorcent la fermentation à basse température (environ 10 à 13 °C) tandis que celles qui vont fermenter les Ales agissent plutôt à une température un peu plus élevée (habituellement entre 18 à 21 °C mais parfois plus). On parle alors de bières de fermentation basse dans le cas des Lagers et de bières de fermentation haute dans le cas des Ales. Au niveau gustatif, il n’y a pas de règle fixe et il existe plusieurs contre-exemples, mais on peut affirmer que la levure à Lager est habituellement moins distinctive et plus discrète que la levure à Ale qui développera souvent, selon les cas, des notes fruitées ou épicées, comme c’est le cas avec les levures de bières d’abbaye belges par exemple (qui sont des Ales). Les saveurs procurées par les différents types de levures sont pratiquement incalculables : on pourra par exemple leur attribuer des arômes de poivre et de fruits du verger dans une Triple belge ou même des accents de banane, girofle et gomme à mâcher dans une Weizen allemande.

Un autre type de fermentation, la fermentation spontanée, est habituellement considéré comme un troisième type de fermentation à part entière. Il s’agit d’une fermentation effectuée par les levures présentes dans l’air ambiant de la brasserie, celles- ci se déposant dans la bière au moment où elle sera exposée à l’air libre. C’est notamment le cas des Lambics et Gueuzes qui sont brassés en Belgique dans la région de Bruxelles, qui sont probablement les styles de bières de fermentation spontanée les plus connus, étant issus d’une longue tradition. D’autres brasseries un peu partout dans le monde ont également effectuées des expérimentations en ce sens. C’est par contre un procédé qui est

83

encore peu réalisé au Québec, ayant été légalisé dans la province en 2017 seulement. Nous y reviendrons un peu plus loin.

Aujourd’hui, la plupart des brasseries utilisent des souches de levure isolées. Il s’agit de levures commerciales disponibles sous forme de granules que l’on peut se procurer auprès de producteurs. Un brasseur qui voudrait brasser une bière d’inspiration belge, comme une Saison par exemple, se procurera la levure adéquate auprès de son fournisseur, souvent situé aux États-Unis (Wyeast, White Labs…). Certaines brasseries possèdent par contre des souches de levures de leur

propre cru, issues de manipulations et de croisements en laboratoire, donnant à leur bière un caractère unique et original. Au Québec, la brasserie Unibroue est sans doute l’une des plus connues utilisant une souche de levure qui donne un « caractère maison », une signature facilement reconnaissable, à l’ensemble de leurs produits.

Une pratique qui est de plus en plus courante dernièrement chez les microbrasseries est d’incorporer des levures dites « sauvages » à leurs bières. Ces levures de type brettanomyces sont habituellement ajoutées à la bière après la fermentation (au moyen de barriques qui en contiennent), bien qu’elles puissent également être incorporées directement dans la cuve dès le processus de fermentation. Des descriptifs comme « foin », « cuir »,

« étable » ou « écurie » sont souvent utilisé pour parler de leurs saveurs rustiques caractéristiques. On les appelle « sauvages » étant donné qu’elles sont souvent présentes naturellement dans l’air ambiant bien que souvent les brettanomyces qui sont utilisées par les brasseries soient en fait des souches isolées en laboratoire, des levures sauvages mais domestiquées autrement dit. Elles sont disponibles auprès de producteurs commerciaux au même titre que les levures à Ales ou Lagers standards.

De plus en plus, certains brasseurs tentent d’isoler eux-mêmes des levures sauvages présentes dans leur environnement. Cela permet d’obtenir des souches qui sont plutôt

Illustration 15 : Une partie du chai chez Pit Caribou, où sont entreposées les bières qui maturent en barriques

84

originales et uniques. La levure Jean-Talon, utilisée dans l’Anneddale, ce style de bière se voulant québécois à 100%, est probablement la première initiative à cet effet dans la province : « La levure Jean-Talon est issue d’une étroite collaboration entre Bruno Blais et Tobias Fishborn, scientifique au Laboratoire Lallemand. C’est ce dernier qui a supervisé le côté technique de recueillir une levure à bière (saccharomyces cerevisiae) au cœur de l’Îlot des Palais, proche du site de la première brasserie de Jean Talon en Amérique du Nord » (Coulombe-Demers 2015 : 87). Benoît Couillard de la Brasserie Auval par exemple, travaille avec une symbiotique de bactéries et levures qu’il a récoltées lui-même sur du trèfle rouge afin de le l’incorporer dans sa Trifolium, une bière sauvage ou Wild Ale. C’est également le cas de son ancien collègue Francis Joncas, maître-brasseur chez Pit Caribou, qui s’est découvert une vraie passion dans l’isolement de levures sauvages. D’après Roch Côté, directeur des ventes et de la production chez Pit Caribou, 35 souches ont déjà été isolées mais le brasseur Francis Joncas en est encore à l’étape des tests. Le but est d’arriver à trouver des levures qui pourront substituer celles qui sont utilisées dans les bières de la gamme régulière de Pit Caribou, la Rousse (la Bonne Aventure), la Blonde (la Blonde de l’Anse), la Blanche (la Blanche de Pratto) et le Porter (la Gaspésienne No 13) : « Ça ferait de toutes nos bières des produits du terroir, des produits locaux. On ne serait plus obligé de commander de la levure, de l’acheter de Californie. Pour l’instant on fait la Flore du Québec qui est 100% québécoise, avec du malt et du houblon québécois, mais à part ça, c’est la seule qui est entièrement québécoise ». La Flore du Québec est en effet une bière dont tous les ingrédients proviennent du Québec. Il s’agit d’une bière de type Saison, un style belge ayant une levure très caractéristique. La levure pour cette bière a été isolée sur une écorce de cerisier et arrive à substituer la levure Saison, en procurant à la bière un profil très similaire à ce type de levure belge.

Le brasseur de Pit Caribou Francis Joncas a également comme projet d’isoler des bactéries pour intégrer à quelques-unes de ses créations, des bactéries lactiques étant par exemple présentes dans plusieurs types de bières sures comme les Lambics en Belgique ou les Berliner Weisse en Allemagne : « Tu as deux façons d’avoir une bière surette : tu peux la mettre dans des barriques de chêne qui contiennent une flore bactérienne et ça va faire surir ta bière, ou encore tu peux te faire un sour wort, débuter le brassage et faire surir ta bière en y ajoutant des bactérises lactiques » explique Roch Côté. Avec ses propres

85

bactéries lactiques isolées, le brasseur pourrait alors arriver à brasser des bières acidulées plus complexes, une Flore du Québec surette et 100% québécoise par exemple comme le mentionne Roch Côté. Ce projet d’isoler ses propres levures et bactéries chez Pit Caribou est né du fait que la RACJ (la Régie des alcools, des courses et des jeux) avait refusé en 2016 la demande de Francis Joncas qui désirait brasser des bières de fermentation spontanée. Il s’agissait donc d’une façon de contourner ce refus en utilisant d’autres procédés : « On s’est dit « la levure est dans l’air de toute façon, si ce n’est pas permis qu’elle se dépose directement sur la bière, on peut essayer de la prendre ailleurs ». Elle se dépose partout de toute façon, elle doit se déposer sur une roche, sur une branche d’arbre… » affirme Roch Côté. Ils ont donc travaillé par la suite avec des experts afin de prélever dans la nature et d’isoler des levures sauvages qui seront aptes à être utilisées dans le brassage de la bière :

Donc on a fait 85 prélèvements dans la nature environnante avec Aline l’herboriste, qui est en fait la mère à Francis [le maître brasseur de Pit Caribou]. Et puis, à partir de là, on a travaillé de concert avec le CRBM [Centre de recherche sur les biotechnologies marines] de Rimouski et des chercheurs de l’Université Laval. Ils nous ont aidé à isoler les levures. On s’est assuré qu’on avait des bonnes levures, que c’était des bonnes levures à bière, elles ont été séquencées et tout ça. Donc des 85 souches on est rendu à 35.

En abordant le thème de la provenance des levures utilisé dans le brassage des bières de microbrasseries, on peut se rendre compte que les brasseurs utilisent surtout des souches de levures déjà isolées et qui proviennent de laboratoires. Ces différentes souches réfèrent souvent à des styles de bières dont les brasseurs québécois s’inspirent justement : des levures belges, des levures allemandes, des levures anglaises… On constate également le désir de certains brasseurs de se distancier de plus en plus de ces souches commerciales et d’utiliser plutôt des levures présentes dans leur environnement, qu’ils auront isolé eux- mêmes. De telles levures gaspésiennes, récoltées dans la région de Percé dans le cas de Pit Caribou, pourraient apporter un caractère qui ne serait pas étranger à la notion de terroir. Nous y reviendrons un peu plus loin.

86