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3. Chapitre 3 : Provenance des matières premières, terroir et offre localisée

3.1. La provenance des matières premières

3.1.1. La céréale

Grossièrement, la bière est une infusion de céréale. La céréale est l’ingrédient de base qui, entre autres, procurera sa couleur à la bière ainsi que ses saveurs céréalières (qui peuvent parfois rappeler le pain frais, un lien facile à tracer comme il s’agit d’un aliment issu de cette même ressource). En effet, l’utilisation d’une céréale pâle comme le malt Pilsener16 pourra résulter en une bière pâle tandis que l’incorporation d’une proportion

(plus ou moins grande) de céréale torréfiée comme le malt Chocolat 17apportera une

couleur noire à la bière. Dépendamment des recettes, plusieurs types de céréales peuvent être utilisées à la fois. Ce seront les proportions de tel ou tel type de céréale qui donneront leur signature au produit final.

Plusieurs variétés de céréales peuvent être utilisés dans la création d’une bière mais l’orge est la plus commune. Cela s’expliquerait par le fait que par rapport à d’autres types de céréales, l’orge contienne « une quantité importante de sucres fermentescibles ainsi que des enzymes dont le travail devient possible à la simple exposition à l’eau chaude. […] La coquille de l’orge, une fois le malt concassé, sert de filtre au fond de la cuve de saccharification et retient les grains usés » (Lévesque Gendron et Thibault 2013 : 94). L’orge est donc très souvent la céréale « de base » qui est utilisée dans le brassage de la bière. Dépendamment des styles de bières, certaines proportions d’autres céréales comme le blé, le seigle, le sarrasin, l’avoine, l’épeautre, le riz, le maïs, le quinoa, le millet (etc.) peuvent aussi être ajoutées au brassage, apportant chacune à leur façon différentes saveurs ou texture au produit fini. L’avoine par exemple procure à la bière une légère onctuosité

16 Le malt Pilsener est un type d’orge malté très pâle, habituellement utilisé dans le brassage de Lagers pâles

comme la Pilsner. Ses saveurs sont douces, céréalières et légèrement sucrées.

17 Le malt Chocolat est un type d’orge malté qui a été torréfié, d’où sa couleur sombre. On lui doit les saveurs

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ainsi que des saveurs délicatement farineuses tandis que le seigle apportera au breuvage des notes céréalières rustiques et épicées qui lui sont caractéristiques.

Les brasseurs utilisent habituellement la céréale déjà maltée, d’où l’appellation « malt », on peut alors parler d’orge malté, de blé malté, etc. Cette étape est nécessaire afin de libérer certains enzymes à l’intérieur de la céréale qui permettront plus tard de déclencher la fermentation. Le maltage consiste à faire tremper la céréale dans l’eau environ deux jours afin de démarrer sa germination. Elle est ensuite séchée (étape appelée le touraillage) pour arrêter cette germination, sans quoi une plante se développerait à partir de la céréale. Lors de cette étape, « la durée et surtout l’intensité du coup de chaleur détermineront le type de malt ainsi que ses propriétés gustatives » (Lévesque Gendron et Thibault 2013 : 87).

Les brasseries québécoises s’approvisionnent habituellement en céréales déjà maltées auprès de malteries. En plus des malteries situées partout dans le monde, cinq malteries québécoises peuvent pour le moment approvisionner les microbrasseries : MaltBroue à Témiscouata-sur-le-Lac, Malterie Sucre d’Orge à Saint-Joseph-du-Lac, la Malterie Frontenac à Thetford Mines, Bio Malt Mauricie et la Malterie Biologique Caux- Laflamme à Saint-Narcisse-de-Beaurivage (La Décapsule 2018). Les premières, MaltBroue et la Malterie Frontenac ont débuté leurs activités vers 2007-2008 (Luca 2015). Il s’agit d’un domaine en croissance, tel que l’affirme Bruno Vachon, propriétaire de la Malterie Frontenac : « « C’est un défi constant depuis deux, trois ans. Tous nos clients au Québec ont énormément grossi et plusieurs brassent presque exclusivement avec nos malts, donc ça nous force à nous adapter pour continuer à fournir de façon stable et fiable ». Joli problème ! » (Luca 2015).

Les microbrasseries qui font pousser eux-mêmes leurs céréales, dans un modèle de ferme brassicole, demeurent toujours marginales aujourd’hui au Québec bien que certains exemples existent : la Chouape à Saint-Félicien ou encore Frampton Brasse à Frampton parmi d’autres. Certaines microbrasseries des régions étudiées dans le présent travail, comme la Brasserie Auval, veulent développer leurs propres champs de céréales annexés à la brasserie afin d’être autosuffisant, ou du moins de produire eux-mêmes une proportion intéressante des céréales qui sont utilisées par la brasserie. D’autres microbrasseries,

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comme Pit Caribou et Tête d’Allumette, ont déjà tenté le coup par le passé mais ont fini par abandonner le projet, la productivité, la constance et la qualité n’étant pas toujours au rendez-vous comparativement aux céréales disponibles chez les malteries : « On a même déjà fait pousser un champ d’orge ici à côté et on a récolté notre orge en 2007 et 2008, dès le départ de Pit qui a commencé en 2007. Donc un an ou deux après l’ouverture on s’est dit « on va l’essayer ». Ce n’était malheureusement pas concluant et c’était compliqué aussi d’avoir une orge de la même qualité qu’une malterie, c’est pour ça qu’on a lâché le projet à ce moment-là » mentionne Roch Côté de la microbrasserie Pit Caribou.

Chez la plupart des microbrasseries étudiées, les brasseurs utilisent une certaine proportion de malt québécois mais rarement en totalité. Élise Cornellier Bernier, maître brasseuse chez À l’Abri de la Tempête, affirme : « Le malt vient à 40% du Québec, 50% du reste du Canada et 10% d’Allemagne. Tous nos malts québécois sont bio ». Même si la plupart des brasseurs désirent utiliser des malts (et autres ingrédients) québécois le plus possible, tous les types de malts ne sont pas toujours disponibles au Québec. Les malts rôtis par exemple (pour le brassage de bières foncées) proviennent majoritairement d’Angleterre : « C’est sûr qu’il y a des malts noirs ou fumés qu’il faut faire venir. Ça vient parfois d’Allemagne, c’est sûr, mais c’est des petites proportions. On encourage les projets de malteries au Québec à se développer et à nous offrir des produits », mentionne Nicolas Falcimaigne, brasseur chez le Caveau des Trois-Pistoles. Le blé malté disponible au Québec est quant à lui surtout produit dans l’ouest canadien : « Mon blé vient de l’ouest canadien en fait, c’est fait par Cargill parce qu’il n’y a pas de blé vraiment qui se fait au Québec mais je m’approvisionne toujours le plus local possible » explique Audrey-Anne Côté, brasseuse chez Cap Gaspé. Même si les brasseurs préfèrent utiliser des ingrédients locaux, ils sont nécessairement contraints à l’offre locale qui dépend des produits que les malteries québécoises leur proposent et ont de disponibles. Cette offre semble relativement limitée mais c’est un secteur qui, suivant les traces des microbrasseries, est en expansion. Pour certains brasseurs, l’achat de malts locaux est très important. En autant que le goût du malt leur convient, ils en achèteront la plus grande proportion possible, selon l’offre qui est disponible auprès des malteries québécoises. La microbrasserie le Secret des Dieux, Cap Gaspé et le Naufrageur, parmi d’autres, désirent utiliser des malts québécois autant que possible.

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Chez la microbrasserie le Secret des Dieux à Pohénégamook, le malt provient principalement du Québec. Il est très important pour le brasseur Daniel Blier de s’approvisionner le plus possible auprès de malteries québécoises. Il en achète donc beaucoup de Maltbroue à Témiscouata-sur-le-Lac ou encore de la malterie Caux Laflamme de Saint-Narcisse en Beauce par exemple, qui offre du malt biologique. L’approvisionnement en grains de spécialité (grains allemands, grains anglais, etc.) se fait quant à lui auprès de Moût International, une entreprise de Montréal qui achète des grains qui proviennent d’autres pays, en plus de certains malts québécois ou canadiens.

La brasseuse Audrey-Anne Côté de la microbasserie Cap Gaspé essaie d’acheter local le plus possible également. Elle fait des expériences avec les grains québécois qui sont disponibles sur le marché : « Là il y a des nouvelles malteries au Québec, j’ai du grain de Inno Malt que je vais tester, j’ai du Pilsner québécois. J’utilise beaucoup le Pilsner à cause de mes bières allemandes et en plus je brasse ma Blonde/Pilsner qui est populaire » dit-elle. Elle désire également s’approvisionner en malts 2-rangs chez Maltbroue à Cabano. Si les bons résultats sont au rendez-vous, Audrey-Anne préfère vraiment encourager les malteries québécoises. À cet effet, elle affirme : « Le plus local possible, c’est vraiment important pour moi. Même si c’est plus cher c’est pas grave, la bière va être plus chère et c’est tout. Je veux que l’économie locale roule ».

Pour le brasseur Louis-Franck Valade de la microbrasserie Le Naufrageur à Carleton-sur-Mer, l’utilisation de malts québécois est extrêmement importante. C’est quelque chose qu’il fait déjà depuis plusieurs années, ayant une certaine fierté à encourager le développement des entreprises québécoises. Louis Franck Valade explique :

Dans le grain on fait affaire avec Malterie Frontenac et MaltBroue, MaltBroue qui est dans le Témiscouata. Frontenac c’est des producteurs de grains bios du Québec. On fait beaucoup affaire avec eux. Ils sont en Mauricie. MaltBroue c’est beaucoup pour les malts spécialisés. On n’achète pas grand-chose en dehors du Québec dans le grain. Et même dans le houblon, on a été un des premiers à utiliser malts et houblons québécois. Maintenant ça se développe, tant mieux. C’est tant mieux parce que tout le monde grandi et tout le monde va de l’avant. Je pense qu’il y a de plus en plus une belle fierté à encourager les producteurs d’ici.

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Plusieurs de ses bières sont élaborées uniquement à partir de malts québécois, biologiques pour la plupart. En 2017, plusieurs de ses produits ont d’ailleurs reçu la certification biologique.

D’autres brasseurs n’utilisent qu’une petite proportion de malts québécois. Leur goût particulier n’est pour eux pas aussi efficace que ceux des malts provenant d’ailleurs. Ils préfèrent donc prioriser un malt qui donnera un résultat à leur goût.

Pour Martin Desautels, brasseur chez Tête d’Allumette à Saint-André-de- Kamouraska par exemple, la qualité du produit final prime sur l’utilisation de malts québécois à tout prix. Cette signature gustative du malt québécois ne lui plaît pas nécessairement : « Pour le malt, pour être franc je n’ai pas encore commencé à travailler avec du québécois parce que la signature Frontenac ce n’est pas trop mon truc. Il y a certaines bières dans lesquelles je trouve que ça fonctionne bien mais ce n’est pas un malt que je suis content d’avoir sur le plancher ». La « signature Frontenac » dont parle Martin est ce côté légèrement épicé et végétal qui est attribué au malt québécois, principalement celui de la malterie Frontenac située à Thetford Mines. Selon lui, l’industrie des malteries au Québec n’est pas encore assez développée et l’offre n’est pas assez intéressante actuellement pour n’utiliser que du malt québécois. Il affirme qu’on ne connaît pas encore les spécificités des malts québécois, d’où provient cette saveur céréalière typique, qui peut autant venir de la céréale elle-même que des techniques avec lesquelles elle est maltée : « On ne le sait même pas d’ailleurs, le « goût Frontenac », dont tout le monde parle, est-ce que c’est juste le fait que ce soit du malt québécois qui fait que ça goûte ça? La signature qu’on attribue à Frontenac c’est peut-être juste la signature du malt québécois tout court. Tu achètes le malt de Canada Malting qui s’appelle « Québécoise » et ce n’est pas si loin de cette signature-là, tu reconnais un peu le Frontenac là-dedans ». Ce goût typique des malts québécois peut être retrouvé chez les bières de microbrasseries qui utilisent une grande proportion de malts québécois, comme le Naufrageur à Carleton-sur-Mer, Aux Fous Brassant à Rivière-du-Loup ou encore Les Trois Mousquetaires à Brossard. Martin Desautels, qui met beaucoup l’accent sur la qualité de ses produits, affirme que l’utilisation de malts québécois est avant tout une question goût : « C’est plaisant, ça crée une identité. Mais en même temps il faut que tu sois assez convaincu pour te dire « moi je décide que

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mes convictions sont tellement fortes que toutes mes bières vont goûter ça ». Ça dépend des goûts ».

Il est par contre ouvert à faire des tests prochainement avec les nouveaux malts que développent de plus en plus les malteries québécoises pour voir s’ils lui plaisent. Encourager les entreprises locales est important pour lui mais il doit d’abord être satisfait du résultat final, sans quoi il préfère utiliser d’autres ressources qui ont fait leurs preuves, toujours dans le but d’offrir les meilleurs produits à ses clients : « C’est sûr que si idéalement je suis capable d’acheter mon malt au Québec, mon houblon au Québec, je vais le faire. Par contre si ça met en danger la qualité de mes bières ou si c’est un compromis, je ne vais pas le faire ». Un peu comme c’est le cas pour Audrey-Anne Côté de la microbrasserie Cap Gaspé, le prix du malt n’importe pas vraiment pour Martin Desautels, c’est réellement la qualité et sa satisfaction du produit final qui influencent ses choix quant aux ingrédients utilisés : « Si je décide d’utiliser un malt qui est à 65$ la poche ça ne me dérange pas. Si je le trouve meilleur que l’autre je ne vais pas me limiter et en prendre un à 32$ juste parce qu’il est moins cher. Si celui à 52$ me donne un résultat qui est plus convenable, ça fait juste augmenter le coût de la bière et c’est tout. C’est un peu ça, c’est vraiment plus le qualitatif qui influence le choix de mes ingrédients qu’autre chose ».

À Sainte-Anne-des-Monts, les brasseurs de la microbrasserie le Malbord désirent également s’approvisionner en malts locaux le plus possible, même si pour l’instant les malts québécois ne représentent pas une grande proportion des céréales utilisées ; « C’est sûr que la plupart des malts ce n’est pas des malts québécois ou maltés au Québec, bien que ça pourrait être possible. Ça serait capoté de pouvoir avoir une récolte d’orge à Sainte- Anne-des-Monts […] mais ça prend pas mal de travail et ça prend des agriculteurs motivés pour le faire aussi » affirme Félix Labrecque de la microbrasserie le Malbord. C’est donc dans les plans de la brasserie pour le futur de s’approvisionner le plus possible en malts québécois mais c’est cette signature gustative particulière, qui ne plaît pas à tous, qui est à l’origine de cette décision quant à l’approvisionnement en malts : « Les malts, c’est sûr que ça donne quand même une signature assez importante à la bière. Je pense que les malts québécois sont quand même goûteux, ils vont donner une signature assez forte. On a hésité un peu pour ça et finalement on a décidé de ne pas les utiliser ». Pour le moment, il y a tout de même de l’avoine transformée localement qui est utilisée par la brasserie, le but étant

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d’encourager les entreprises locales le plus possible : « Dans la Flibuste, notre Stout à l’avoine, l’avoine [sans gluten] est transformée par une filiale des entreprises de madame Verreault, la Minoterie des Anciens qui est à Sainte-Anne-des-Monts. […] Ce n’est pas nécessairement de l’avoine qui a poussé dans la région mais au moins elle est transformée ici, très proche » explique Félix Labrecque. Dans le futur, le Malbord se tournera de plus en plus vers des malts locaux, la qualité de l’offre étant grandissante.

On peut donc en conclure que la plupart des brasseurs québécois préféraient utiliser exclusivement des malts québécois, ou du moins en utiliser en plus grande quantité, mais que l’offre locale actuelle de cette ressource est encore trop limitée ou ne les satisfait pas nécessairement toujours au niveau gustatif. Pour certains, c’est surtout la qualité qui prime et qui doit absolument être au rendez-vous dans l’optique d’acheter du malt québécois : « La première considération est la qualité. Ensuite viennent la provenance et le bio » commente également Benoît Couillard de la Brasserie Auval. Néanmoins, la plupart des brasseurs utilisent déjà une certaine quantité de malts québécois, et cela augmentera probablement encore dans les prochaines années, au fur et à mesure qu’une offre de plus en plus intéressante leur sera offerte.