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4. Chapitre 4 : L’importance sociale et l’imaginaire visuel des microbrasseries

4.1. L’importance sociale des microbrasseries dans leur région

4.1.3. La conscience sociale des brasseurs, vers un objectif commun

Contrairement aux grandes brasseries industrielles, une majorité de microbrasseries situées dans les régions ne vise pas nécessairement le contrôle entier du marché de la bière. L’entraide entre brasseurs est fréquente et ceux-ci possèdent très souvent une conscience pour le bien-être de leurs régions, certains brasseurs étant nés à ces endroits. Tous ces facteurs assemblés, une fois que consommateur les a remarqués, mènent ultimement à une augmentation des parts de marché pour la bière de microbrasserie au Québec.

L’expert en bière Martin Thibault trace un portrait des brasseurs qui décident de s’installer dans les régions éloignées comme le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie-Îles-de- la-Madeleine en affirmant qu’il s’agit souvent d’entrepreneurs qui désirent faire les choses différemment. Ils sont souvent nés dans ces régions éloignées et y reviennent afin de contribuer au bien-être de leur région par le biais de leur microbrasserie : « Je pense que ce sont des entrepreneurs marginaux. Marginaux parce qu’ils ne veulent pas participer au projet des grandes chaînes internationales. Ils veulent ramener ça au régional. […] Ils arrivent à créer un espace communal mais pas juste parce que c’est cute et que c’est le fun, ils se forcent vraiment pour intégrer les gens de la région ». Les brasseurs qui se sont établis dans ces régions ont bien souvent une certaine conscience sociale et désirent s’engager dans leur communauté à plusieurs degrés : « Les ingrédients qu’ils vont chercher, le plus possible ils vont s’arranger pour que ça vienne de la région ou du moins de la province. Quand il y a des événements culturels dans le village ou dans la région, ils vont essayer de commanditer ça ou d’être partenaires. Ils encouragent d’autres business dans le coin. C’est souvent des gens qui sont intéressés à des partenariats avec d’autres entrepreneurs du coin, des artistes du coin… ». Toujours selon Martin Thibault, la motivation première des brasseurs situés en région ne semble bien souvent pas être le profit monétaire. Ils proposent des bières brassées localement, organisent différents événements, rendent le pub vivant et offrent un endroit idéal au rassemblement pour les gens de la région... C’est ce qui semble animer ces brasseurs en premier lieu :

Et souvent, ce sont des entrepreneurs pour qui l’argent n’est pas leur motivation principale. C’est sûr que c’est important de faire de l’argent si tu veux continuer à vivre mais on dirait que souvent ce n’est pas ça qui les

drive. Ça je trouve ça très rafraîchissant. Ça veut dire que ce qui les

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la communauté autour d’eux, faire des événements, participer à l’évolution de leur quartier, de leur village, de leur petite ville…

Dans plusieurs cas, les brasseurs semblent plutôt posséder une véritable conscience sociale et un fort désir à dynamiser leur région par le biais de leur microbrasserie, du pub ainsi que des bières brassées. Les consommateurs locaux voient cette implication des brasseurs dans leur milieu et s’identifient à cette mission. De plus en plus de gens se tourneraient donc vers les bières brassées localement.

Pour Martin Thibault, il est difficile de prévoir le futur de cet engouement pour la bière de microbrasserie même si selon lui, il ne régressera certainement pas. Dans les contextes locaux, le client doit selon lui continuer à s’impliquer en se procurant la bière fabriquée localement pour encourager ses microbrasseries locales au lieu de toujours tenter d’essayer tous les produits possibles, surtout dans un contexte où des tonnes de microbrasseries émergent :

Je pense que si le milieu de la microbrasserie veut évoluer à partir d’ici, il faut que le client devienne aussi mature que l’entrepreneur, que le client veuille vraiment s’impliquer localement. Oui c’est le fun la nouveauté et tout ça, tu veux parfaire tes papilles, surtout quand tu commences à tripper. C’est un passage obligé, et c’est super trippant, mais je pense qu’éventuellement pour que la courbe de croissance de la microbrasserie continue à progresser, il faut que le client aussi ait des valeurs locales. Admettons que tu viennes de Kamouraska, tu te dis « moi le petit growler de Zizanie, Saison à 4%, je vais m’engager à en acheter un par deux semaines, parce que moi je veux que Tête d’Allumette continue à faire cette bière-là parce que je l’aime et que je veux qu’ils aient du succès… ». Les entrepreneurs ont eu la conscience sociale pour s’implanter localement partout au Québec mais je pense que c’est aux consommateurs maintenant à faire « moi aussi je consomme local ».

En région justement, cette tendance pour le consommateur à se procurer des produits de microbrasseries plutôt que ceux des grandes brasseries, semble s’accentuer, au même rythme auquel s’établit des microbrasseries en régions. Malgré que plusieurs consommateurs achètent toujours la bière des grandes brasseries industrielles, ce sont ces valeurs locales, de bien-être de la région et de fierté de sa microbrasserie locale, qui semblent animer les consommateurs se tournant vers les produits brassés localement. Élise

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Cornellier Bernier, brasseuse chez À l’Abri de la Tempête aux Îles-de-la- Madeleine observe justement cette croissance quant aux ventes de ses produits localement : « Bien qu’un noyau solide de buveur de MolBatt [Molson et Labatt] soit encore bien présent, je crois que nous faisons de plus en plus notre chemin sur les tables des Îles comme en témoignent l’augmentation des ventes de bière et l’achalandage du salon de dégustation hors saison touristique ».

Roch Côté de la microbrasserie Pit Caribou, située à l’Anse-à-Beaufils, fait un constat similaire. Depuis les débuts de la microbrasserie il y a une dizaine d’années, les consommateurs gaspésiens ont été apporté par l’entremise de leurs bières à découvrir tout un nouveau monde de saveurs. En partant des produits des grandes brasseries industriels, plusieurs consommateurs locaux se sont peu à peu convertis aux produits les plus accessibles de la microbrasserie comme la Blonde de l’Anse : « Ça fait 4 ans qu’on a le pub à Percé et au début les gens laissaient tomber leur Molson pour prendre notre Blonde et c’était déjà une grosse marche à monter ». Tranquillement, les produits de la microbrasserie se sont spécialisés (bien que la gamme classique, plus accessible, existe toujours), amenant les clients de plus en plus loin dans leur recherche de saveurs :

Ils se sont mis tranquillement à aimer nos produits et maintenant ils sont rendus qu’ils nous demandent « quand est-ce qu’on va goûter votre prochaine surette? » ou « allez-vous faire un évènement Cantillon? ». On a amené notre monde jusque-là. Ça me prend plus de spécialité ici et ça en fait moins pour la ville mais en même temps j’ai éduqué mon monde ici, je vais poursuivre et on va continuer de le faire pour les récompenser. Ça nous récompense nous aussi, on peut maintenant brasser ce qu’on veut, des styles plus poussés.

Par le fait même, les microbrasseries situées en régions gagnent des parts de marché. Ils ne désirent toutefois pas avoir le monopole du marché, usant plutôt de l’entraide entre entreprises locales. Pour l’expert en bière Martin Thibault, l’augmentation des parts de marché des microbrasseries ne se fait toutefois pas si rapidement dernièrement : « C’est logique : si tes entrepreneurs veulent avoir un ancrage local, ils ne veulent pas dominer le Québec, ils ne veulent pas faire plus de volume ». Contrairement aux macrobrasseries comme Molson ou Labatt, qui peuvent détenir à elles-seules plusieurs dizaines de pourcents des parts de marché, les microbrasseries désirent plutôt en acquérir de plus en

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plus en s’unissant. Toujours selon Martin Thibault, pour que les microbrasseries s’emparent d’une plus grande proportion des parts de marché de la bière, « ça prend juste plus de brasseurs, plus de brasseries dans tous les Asbestos du Québec. Mais c’est long avant de se rendre là, c’est vraiment long. Tous les villages qui ont une taverne, pourraient avoir une taverne qui fait une ou deux bières en arrière du bar ».

L’entraide entre entreprises locales, ou entre microbrasseries tout simplement, semble très fréquente. Ce but commun qui anime les brasseurs est celui d’offrir des produits de qualité à l’ensemble du Québec mais plutôt de façon locale, et sans écraser les autres microbrasseries. Il s’agit de voir les entreprises semblables à leur non pas comme des compétiteurs mais plutôt comme des alliés. Du côté de la microbrasserie À l’Abri de la Tempête par exemple, l’entraide avec les autres entreprises des Îles-de-la-Madeleine est très importante. C’est une façon contribuer au bien-être de son milieu. Élise Cornellier Bernier, brasseuse chez À l’Abri de la Tempête affirme : « Nous souhaitons une entreprise saine et soucieuse de son environnement insulaire. En effet, les Îles étant petites, nous avons basé notre modèle d’affaire, non pas sur la dominance du marché, mais bien sûr la promotion croisée des toutes les autres entreprises agrotouristiques de l’archipel ». La microbrasserie préfère justement mettre de l’avant les produits des autres entreprises locales (en offrant un menu 100% local, dès 2004, par exemple), ce qui est bénéfique pour tous.

Plusieurs brasseurs s’entraident également entre eux, toujours ayant comme objectif de répandre leur passion commune de la bonne bière. Par exemple, des brasseurs établis, plus expérimentés, aideront parfois les nouveaux venus à bien s’installer correctement. Ce fût le cas notamment pour la microbrasserie Cap Gaspé à Gaspé, la brasseuse Audrey-Anne ayant été conseillée par Francis Joncas de la microbrasserie Pit Caribou :

Au début on était gênés. On [mon père et moi] était brasseurs amateurs et on s’est dit « on va aller chez Pit Caribou », au moins pour briser le silence, voir, tâter le terrain… On arrive avec des bières amateures, Francis [le maître brasseur] voit nos bières, il dit « rentrez ». C’était vraiment un bel accueil, on était surpris au début, on ne savait pas trop. On était surpris et lui il nous encourageait beaucoup. Il disait « tu connais ça bien plus que moi quand j’ai démarré, vas-y ». Nous on ne s’attendait pas à un accueil comme ça et depuis ce temps-là on s’écrit tout le temps et il répond à toutes mes questions. Et Dieu sait que j’en ai eu des questions, quand tu démarres…

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Élise Cornellier Bernier de la microbrasserie À l’Abri de la Tempête, établie depuis un bon moment aux Îles-de-la-Madeleine a également aidé plusieurs autres microbrasseries à démarrer, le Naufrageur à Carleton-sur-Mer et Tête d’Allumette à Saint-André-de- Kamouraska entre autres. C’est encore une fois cet objectif commun de rendre disponible un peu partout la bière de qualité, en plus de l’amitié entre brasseurs, qui motive cette entraide dans le milieu. Selon Élise Cornellier Bernier : « si les aider peut faire qu’elles partent sur de bonnes bases et produisent de meilleures bières, cela ne peut qu’amener plus de gens à se détourner des bières insipides de MolBatt [Molson et Labatt], d’adopter/découvrir la bière de micro et ainsi créer plus d’emplois de qualité dans des régions qui en ont souvent besoin ».

Du côté de la microbrasserie le Secret des Dieux à Pohénégamook, le brasseur Daniel Blier croit aussi que c’est l’implantation locale des microbrasseries qui peut pousser les gens qui goûtent des bières de microbrasserie localement pour la première fois à vouloir essayer les bières d’autres microbrasseries, ce qui est bénéfique pour le milieu microbrassicole. Pour lui, ce sera très long avant qu’il y ait trop de microbrasseries, le milieu ne fait que se développer en agrandissant son offre : « Martin de Tête d’Allumette me disait « il y a dont bien du monde à Pohénégamook qui trippent micros ». Les gens sont fiers d’aller à Tête d’Allumette et de dire « salut on vient de Pohénégamook », de dire « on en a une micro chez nous, on est venu goûter à la tienne ». Je me plais à penser que peut- être que ces gens-là n’y seraient pas allé si je n’avais pas ouvert ici ».

C’est cette conscience sociale et cette valorisation de l’éducation du consommateur pour des produits de qualité qui permettent au marché de la microbrasserie de prendre peu à peu de l’expansion, d’obtenir de plus en plus de parts de marché en s’implantant individuellement localement mais sans être en compétition les unes envers les autres.