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La difficile sauvegarde du quartier de Marin Dvor

En se focalisant plus particulièrement sur la partie centrale de la ville, qui regroupe un grand nombre de bâtiments brutalistes, on se rend compte que les mécaniques évoquées plus haut sont à l’œuvre dans ce quartier plus qu’ailleurs.

Correspondant à l’une des parties les plus occidentales de la ville, en terme géographique, le quartier de Marin Dvor à été construit sous la période titiste. Il comprenait, avant les destructions de la guerre, d’une part un riche patrimoine moderne et brutaliste, mais d’autre part, et peut être plus encore, un plan urbain unique. En effet, il a été le premier plan urbain directeur pour la ville de Sarajevo. Mais davantage encore, c’est sa conception, fruit d’un travail collaboratif entre un groupement d’architectes et d’urbanistes yougoslaves et Le Corbusier1, qui en fait un travail singulier. Ce plan réussi

à matérialiser une synthèse entre les modes de pensée d’Europe centrale et de l’Ouest. En effet, à la tête du projet côté yougoslave, on trouve les figures de Dusan Grabrijan, ayant fait ses études à Ljubljana, sous la direction de Plecnik, et Juraj Neidhardt, l’un des nombreux yougoslaves passé par l’atelier parisien du Corbusier.

Le plan a été conçu dès les années 1950 comme le nouveau quartier de pouvoir de la ville. On y trouve ainsi un certain nombre de bâtiments institutionnels mais aussi des facultés et les sièges centraux des médias d’état. Sur un plan strictement urbain, il est dessiné le long d’un large axe principal, laissé vide afin de mettre en relation la gare, dont l’implantation avait peu de qualités urbaines, mais dont l’emplacement avait été dicté par la topographie prégnante de la vallée avec le reste de la ville. L’absence de bâtiment dans cet espace libre et piétonnier permettait également de valoriser des vues vers les collines entourant la ville. Cette idée du «droit à la vue2» découle d’une

analyse fine du quartier ottoman de la ville, dans lequel aucune construction haute n’obstrue la vue des bâtiments avoisinants, organisant cette partie de la ville en amphithéâtre.

Jusqu’à la guerre de Bosnie dans les années 1990, ce plan directeur a été scrupuleusement suivi pour la construction de divers ensembles de bâtiments nouveaux, ce qui a permis d’assurer une cohérence urbaine à la partie occidentale de la ville, car le plan était en adéquation avec les principaux axes existants et respectait le contexte, contrairement à ceux des

1 : RETHORE Pauline. Sarajevo, confluence de cultures et de ruptures. Mémoire. Urbanisme. Paris : Ecole Urbaine de Science Po, 2014, p.12. 2 : KULIC Vladimir. Modernism in-between : the mediatory architectures of socialist Yugoslavia. Jovis, Berlin (Allemagne), 2012, p.132.

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villes nouvelles comme Novi Zagreb ou Novi Beograd.

Pourtant, à partir des années 2000, profitant des destructions massives de la guerre (47% des bâtiments endommagés ou détruits dans cette partie de la ville) et poussés par le clientélisme et la corruption, un certain nombre de projets ont été construits en désaccord total avec le plan directeur des années 1950. On peut citer le nouveau quartier de Tibra Pacific, dont la promiscuité extrême entre les différents bâtiments ne peut être que la conséquence d’un projet pensé uniquement en terme économique et nullement sur le plan urbain ou architectural. Mais plus encore, certains projets sont complètement en désaccord avec la structure même de la ville. En effet, la situation géographique en cuvette de Sarajevo n’est pas propice au développement de gratte-ciel, pour des raisons aérologiques évidentes. Pourtant, depuis les années 2000, on en compte un certain nombre comme le nouveau complexe commercial Bosmal City Center ou la tour Avaz, dont les gabarits sont totalement hors la loi vis-à-vis du plan d’urbanisme local, mais dont les permis ont été attribués en toute illégalité, dans le but de récupérer de l’argent pour financer d’autres projets de reconstruction.

Par ailleurs, ce quartier faisait la part belle à de larges espaces piétons, notamment le long de la diagonale et du fleuve Miljacka, mais aujourd’hui un certain nombre d’enclaves ont été rendues inaccessibles aux piétons, en premier lieu desquelles on trouve les différents projets de centres commerciaux évoqués plus tôt, qui ont rogné une partie de l’espace public, mais aussi, et plus étonnant encore, des ambassades. En effet, un certain nombre de parcelles ont été données par la ville afin d’y bâtir ces programmes, au premier rang desquelles on trouve celle des États-Unis, dont l’emprise très large dresse un vrai mur au sein de ce quartier.

En considérant ce qui a été énoncé plus haut, il est intéressant de s’arrêter sur le cas particulier de l’hôtel Holiday Inn, construit par l’architecte Ivan Straus, en 1983, dans le contexte des Jeux Olympiques d’hiver à venir, dans un style entre le brutalisme et le post-modernisme. Cette architecture remarquable, flanquée du logo des Jeux, est devenue un symbole, durant le siège de la ville, pour avoir été le lieu de résidence des journalistes internationaux, car l’un des seuls lieux à encore bénéficier de générateurs, dans un contexte de panne électrique généralisée. Souffrant de destructions partielles liées au siège et laissé dans un état médiocre pendant de longues années, il a fini par être rénové, sous l’impulsion d’une grande chaîne internationale d’hôtels. Cette reconstruction se place dans un contexte très favorable pour l’industrie touristique à Sarajevo1 tout en bénéficiant d’une 1 : +14,5% en 2016, selon ROSE Eleanor. Welcome to Sarajevo: the green shoots of a property recovery, 2017.

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Fig. 20

Hôtel Holiday Inn, Sarajevo (Bosnie-Herzégovine) Photographié en 1996 et en 2011

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Fig. 21 Skenderija, vue sur le palais des champions

infrastructure existante.

La logique court-termiste, héritée du difficile passage entre le communiste et l’ultra-libéralisme, dans un laps de temps relativement court, rendant possible la propriété privée et de fait la spéculation immobilière s’exprime très clairement ici. C’est bien la montée du tourisme et un contexte noyé par les investissements étrangers en matière de construction immobilière qui ont été le levier de la reconstruction de ce bâtiment, pourtant considéré comme un symbole de la ville, et qui, sans cet engouement nouveau pour la ville et la possibilité d’y faire de la spéculation, serait probablement toujours dans le même état.

La reconstruction de Sarajevo était l’occasion de mettre à niveau un certain nombre d’infrastructures et de proposer un nouveau schéma urbain cohérent à l’échelle de la ville. Pourtant, plutôt que les intérêts urbains, ce sont surtout les intérêts financiers qui ont dicté ou non la reconstruction de Sarajevo, préférant des logiques de profits immédiats à la possibilité de reconstruire une ville durable.

C’est ce sentiment de gâchis que résume très bien Jean-Francois Daoulas, l’architecte-urbaniste, responsable de la reconstruction de Sarajevo à la suite immédiate de son siège. «C’était un vrai problème de proposer quelque chose de différent de ce qui était déjà présent avant. Je me suis battu pour faire un projet pour le futur, mais ils voulaient un projet pour maintenant1».

1 : ROSE Eleanor. Welcome to Sarajevo: the green shoots of a property recovery, 2017.

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