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De la ville multiculturelle à la ville frontière

L’urbanisation de Sarajevo a toujours été prisonnière du relief de la vallée du fleuve Miljacka, au fond de laquelle la ville est nichée. C’est donc par accrétions linéaires, le long de ce cours d’eau, que la ville s’est développée par strates successives. On peut ainsi dénombrer quatre temps forts dans l’histoire urbaine de Sarajevo.

Jusqu’à la fin du XIXème siècle, la ville était une partie intégrante de l’empire ottoman et Sarajevo était la capitale du sultanat des Balkans. C’est durant cette période que s’est développée la partie la plus ancienne de la ville, à l’extrémité Est de la vallée. Elle se nomme Bascarsija et est composée d’un ensemble de petites maisons en bois organisées autour de mosquées et de places publiques. Le principal moteur de son développement a été les échanges commerciaux entre l’Orient et l’Europe centrale. Ainsi, même si cette ville «originelle» n’est pas très développée en terme de superficie, elle a été le creuset d’un brassage culturel extrêmement dense, a tel point qu’elle a longtemps été surnommée la Jérusalem des Balkans. Encore aujourd’hui la très grande proximité entre des lieux de cultes de différentes religions permet de rendre toujours compte de cette époque.

A partir de 1878, Sarajevo tombe sous la domination de l’empire austro-hongrois. Se développe alors une nouvelle partie de la ville, cette fois en rupture totale avec l’ancienne ville ottomane. Un réseau d’avenues homogènes et bordées d’immeubles à quatre étages est dessiné. L’inspiration à peine masquée de cette ville nouvelle est bien évidemment Vienne, capitale de l’empire, qui veut faire de Sarajevo une vitrine de son développement. Ainsi, Sarajevo se dote d’une série d’infrastructures novatrices : le premier tram de l’histoire1, l’électricité, le chemin de fer... Ce qui est admirable

dans l’urbanisme de cette époque, c’est le fait d’avoir conservé le quartier ottoman en choisissant de développer la ville à côté sans effectuer aucune politique de tabula rasa. Cette opposition entre ces deux styles urbains est extrêmement visible, notamment au niveau des zones de contacts qui sont de véritables frontières stylistiques, mais qui s’inscrivent malgré tout dans une vraie cohérence urbaine.

Après la Seconde guerre mondiale et avec l’avènement du régime du maréchal Tito, une troisième couche urbaine se développe, impulsée par le dynamisme économique du pays et son rapide développement industriel. Un

1 : RETHORE Pauline. Sarajevo, confluence de cultures et de ruptures. Mémoire. Urbanisme. Paris : Ecole Urbaine de Science Po, 2014, p.6.

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grand nombre d’opérations de bâtiments administratifs et culturels voient le jour, mais ce sont surtout les opérations de logements standardisés qui sont les plus répandues, permettant ainsi de répondre à l’afflux de populations venues des campagnes afin de travailler dans ce nouveau bassin industriel. C’est dans c’est zone que s’est alors déplacé le centre de gravité de la ville, qui prend alors vie sous le forme du quartier de Marin Dvor, faisant le lien entre la ville historique, austro-hongroise et ottomane, et le développement titiste, plus à l’Ouest.

La dernière extension urbaine de Sarajevo est consécutive à l’accueil des Jeux Olympiques d’hiver de 1984. L’attribution des Jeux est officielle dès 1977 et il s’agit d’une fierté nationale, mais plus encore pour la ville de Sarajevo elle-même car elle marque l’apogée d’une certaine idée pan- yougoslave, exprimée à travers le multiculturalisme sarajévite. La réception de cet événement majeur a été entourée d’un énorme engouement populaire car le contexte économique et social d’alors était extrêmement favorable (emplois, logements, unité nationale...) et permettait de donner une image très positive de la ville. Par ailleurs, dans les années 1980, en Yougoslavie, grâce au niveau de vie et à un certain nombre de stations, notamment en Bosnie, les sports d’hiver étaient un loisir très populaire et accessible.

Sur le plan politique, cette attribution s’explique par le non-alignement de la Yougoslavie, et ce au cœur d’un regain de tensions entre Moscou et Washington, en pleine guerre froide. Les Jeux Olympiques de Moscou, de 1980, avaient, en effet, été boycottés par une cinquantaine d’états, dont, bien évidemment, en tête de liste, les Etats-Unis, et il allait en être de même pour ceux de Los Angeles à l’été 1984.

Un certain nombre d’extensions de la ville ont ainsi été effectuées afin de répondre à la demande infra structurelle relative à un tel événement. Elles sont localisées à deux extrémités distinctes de la ville. A l’Ouest, tout d’abord, vers l’aéroport, où ont été majoritairement effectuées des opérations de logements qui sont encore bien visibles aujourd’hui. Au Nord, avec le quartier de Kosevo, presque entièrement détruit pendant la guerre, autour de la halle olympique Zetra, dans une zone qui concentrait des installations sportives et le village olympique.

L’urbanisation de Sarajevo est particulièrement intéressante car elle présente, encore aujourd’hui, plus de cinq siècles d’urbanisations successives, reflétant un multiculturalisme rarement aussi affirmé. Pourtant, cette vision du «komsiluk1», le vivre ensemble et la cohabitation pacifique sarajévite,

1 : Elisa Mignot, Sarajevo 1984 : Trente ans et une guerre plus tard

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Fig. 18

Le canadien James Read participant à l’épreuve de ski alpin des Jeux Olympiques d’hiver de 1984.

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est largement menacé par la situation politique, économique et sociale, figée depuis la fin de la guerre et les modalités de reconstruction de la ville.

Depuis la fin de la guerre en Bosnie et les accords de Dayton, signés en décembre 1995, la Bosnie-Herzégovine est séparée en trois entités administratives indépendantes mais rassemblées sur le plan politique au sein du même état, par un parlement représentatif. On trouve ainsi, la Fédération de Bosnie-Herzégovine (FBIH), la République Srpska (RS) ainsi que le territoire neutre de Brcko. Entre ces différentes entités, une démarcation qui peut être comparée à une vraie frontière est mise en place en même temps que le découpage administratif suite aux accords de Dayton. Elle est baptisée Inter Entity Boundary Line et traverse de part en part Sarajevo. Ainsi, le statut politique et symbolique de la ville a complètement changé, passée de ville capitale unie sous le plus long siège de l’ère moderne et symbole de multiculturalisme, elle est devenue une ville frontière, zone de frictions urbaines et d’affrontements idéologiques. Par exemple, la partie Est de la ville, Istocno Sarajevo, a subi ces dernières années une politique de renouvellement urbain très soutenue, illustrant ainsi, malgré la petite taille de cet arrondissement, la volonté politique de la République Srpska de continuer à exister de manière forte au sein de Sarajevo. Ces divisions sont accentuées par le nombre élevé de municipalités au sein même de la ville et de l’agglomération1, ce qui a

pour effet d’accroître encore ce morcellement politique.

Ces divisions politiques ont également un effet direct sur des projets qui pourraient être entrepris à l’échelle de l’agglomération toute entière, comme la restauration des complexes de Jeux Olympiques de 1984 et qui sont menés sous forme de doublons par les différentes administrations.

Par, ailleurs la situation économique de la ville, à l’image de celle du pays, est plutôt désastreuse. C’est pourquoi la grande majorité des maisons s’étalant sur les collines, caractéristiques de Sarajevo, sont majoritairement des habitats informels pérennisés, et plus encore, en voie d’une relative gentrification car ils deviennent le lieu de résidence privilégié de la classe moyenne sarajévite2. Il apparaît donc que des quartiers entiers, souffrant de

graves problèmes structurels et infrastructurels (raccordements aux différents réseaux, risques de glissement de terrain...) semblent amenés à perdurer et contribuent à figer les différentes tensions urbaines.

1 : Il existe 9 municipalités pour le canton de Sarajevo, dont 4 rien que pour cette dernière.

2 : RETHORE Pauline. Sarajevo, confluence de cultures et de ruptures. Mémoire. Urbanisme. Paris : Ecole Urbaine de Science Po, 2014, p.10.

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1 : RETHORE Pauline. Sarajevo, confluence de cultures et de ruptures. Mémoire. Urbanisme. Paris : Ecole Urbaine de Science Po, 2014, p.13.

Des investissements étrangers intéressés

La reconstruction de Sarajevo a grandement été influencée par de nombreux investissements venus de l’étranger, et dont les retours sur investissements ont été le principal moteur.

La situation de Sarajevo, notamment durant la période où elle subissait le siège de l’armée serbe de Bosnie, a ému sur la scène internationale. Ainsi, il est vrai qu’un certain nombre d’aides désintéressées ont été attribuées à la ville. On peut citer, par exemple, la reconstruction du musée olympique, financée par l’Union Européenne, l’ambassade de France et des fondations privées. Au nom de la solidarité entre les villes olympiques, Barcelone, en plus de gestes symboliques et d’envoi de vivres durant le siège, a participé à la reconstruction d’une partie du village olympique et de la halle Zetra à hauteur de vingt millions d’euros, ainsi qu’au financement, à travers des associations, de pas moins de 450 projets, pour un total de deux millions et demi d’euros.

Pourtant, dans le même temps, des centaines de millions d’euros se sont abattus sur la ville, pour financer des projets moins louables que ceux cités plus haut. Les principaux investisseurs sont des multinationales basées dans des pays musulmans, qui voient en Sarajevo une occasion de développement unique. En effet, le tourisme se développe de plus en plus dans la région, avec des touristes venus notamment des pays du Golfe, venant trouver à Sarajevo un climat plus tempéré, en restant dans une ville baignée de culture liée à l’islam. Il n’est donc pas étonnant de voir que les nouveaux projets, changeant la skyline de Sarajevo, de manière spectaculaire, soient en grande partie financés par ces mêmes groupes. Le Bosmal center (contraction entre Bosnian et Malaysian) a été majoritairement financé, à hauteur de cent vingt millions d’euros, par un fond d’investissement malaisien, le BBI Centar quant à lui a été financé à 99% par l’Islamic Development Bank, basée en Arabie Saoudite et au Koweit et le Sarajevo City Center par des groupes originaires de Malaisie et des Emirats Arabes Unis. Ces trois exemples sont assez symptomatiques, car ces ensembles de complexes commerciaux font partie des plus gros projets que la ville a accueillis depuis la fin de la guerre et s’inscrivent dans une tendance qui ne semble pas s’inverser, bien au contraire.

Dans le même temps, l’Europe semble se désintéresser de plus en plus des Balkans1, négligeant ainsi la position stratégique de cette région,

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véritable trait d’union entre l’Europe et le Moyen-Orient. Le problème qui en découle, outre les qualités architecturales et urbaines des différents projets évoqués, souvent discutables (pour preuve le Sarajevo City Center, appelé également Al-Shiddi Center, en référence au groupe qui a financé le projet a été rebaptisé par les sarajévites «Al-Shitty Center»), est le manque de diversité des différents investisseurs, focalisant leur attention sur les mêmes types de programmes et les constructions au sein des mêmes zones de la ville.

La vraie question qui en découle, et qui peut être élargie à tout le pays, est celle de la stabilité patrimoniale des pays d’ex-Yougoslavie. Sous le régime de Tito, la question ne se posait pas. La doctrine d’état était pan- yougoslave. Mais aujourd’hui, avec notamment la montée des nationalismes, la question du socle sur lequel reconstruire est une vraie question.

Pour rester sur l’exemple de Sarajevo, il a été assez aisé de constater que la partie ottomane de la ville est celle qui a reçu le plus d’investissements pour la reconstruction. Un grand nombre de mosquées ont ainsi retrouvé leur superbe, suite à des apports financiers venus de pays musulmans. De même la bibliothèque, quasi rasée pendant le siège a été en grande partie refinancée par le Qatar. Ainsi, une unique strate de la ville a été mise en valeur, tendant à accentuer les différences socio-culturels entre les différents quartiers, et à terme, risquant de briser l’unité multiculturelle de la ville, basée précisément sur la laïcité et l’équilibre entre les différentes communautés.

Fig. 19 Vue sur Sarajevo (Bosnie-Herzégovine) depuis la forteresse de Vratnik

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