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La connaissance par conscience ou par sentiment intérieur.

Découverte de la distinction et épreuve de l’union.

II. La connaissance par conscience ou par sentiment intérieur.

« (…) tout sentiment est une manière d’être qui meut et intéresse l’âme284 » « Par sentiment, j’entends ce que chacun sent en soi-même285 »

« Sentiment. Terme équivoque, et qui s’applique à quantité de choses tout à fait différentes286 ». Ainsi commence l’article Sentiment du dictionnaire de Trévoux, qui a soin de préciser que cette équivocité affecte l’usage philosophique comme l’usage ordinaire du terme. Or, si l’on s’occupe à relever chez Malebranche les occurrences du mot287, on constate qu’il en fait souvent,

283 « Le sujet de ce troisième livre est un peu sec et stérile. On y examine l’esprit considéré en lui-ême, et sans aucun rapport au corps, afin de reconnaître les faiblesses qui lui sont propres, et les erreurs qu’il ne tient que de lui-même. (…) Les erreurs des sens et de l’imagination viennent de la nature et de la constitution du corps, et se découvrent en considérant la dépendance où l’âme est de lui : mais les erreurs de l’entendement pur ne se peuvent découvrir qu’en considérant la nature de l’esprit même, et des idées qui lui sont nécessaires pour connaître les objets. » RV III Pl I, pp. 292-293 ; OC I, p. 379. 284 RV, Ecl VIII, Pl I, p. 880 ; OC III, p. 106.

285 Rep VFI, OC VI-VII, p. 160. 286 Tome VII, p. 641.

287 D’après le registre de toutes les occurrences (OC XXIII), elles sont extrêmement nombreuses, avec, dans la Recherche, une plus grande fréquence du terme dans les livres IV et V et dans les Eclaircissements.

85 comme ses contemporains, un usage assez lâche, pour désigner divers ordres de phénomènes : sensations, émotions, conscience mais aussi opinion et même, sensibilité de l’organisme288.

Il nous importe donc de tâcher d’une part, de déterminer quel usage spécifique il en fait et d’autre part, comment celui-ci se fixe dans la Recherche, au fil des éditions.

Comme Descartes, Malebranche nomme à son tour « sentiment » – ou « sensation » – les modifications produites dans l’esprit par le voisinage des corps. Le sentiment – couleur, son, odeur, etc… – désigne bien alors une modification de l’âme, en général induite par quelque action corporelle. Evénement psychique, il semble renvoyé du côté de l’intériorité, vers le pôle subjectif de sa définition – persuasion intime, conviction subjective, croyance – au détriment de son sens physique – que l’on pourrait dire objectif. En outre, Malebranche fait du sentiment – sous la forme du sentiment intérieur – le mode de donation peu clair de l’esprit à lui-même. Ainsi, n’est-ce plus seulement le rapport au monde mais encore la relation à soi qui devient problématique. Car, devenu aperception de soi, le sentiment est, chez Malebranche, constamment distingué du connaître, et par suite, il semble manquer de la clarté et de la certitude que possédait la conscience – dans son sens traditionnel, comme instance du jugement moral, lumière intérieure qui fait reconnaître le bien le mal que l’on a commis289 et dans son sens cartésien, comme claire connaissance de soi. Pourtant, Malebranche accorde au sentiment intérieur de pouvoir saisir certaines propriétés du moi et à la réflexion sur les sensations, émotions et passions, d’établir certaines vérités. Ainsi donc, il semble que le sentiment, qui acquiert sous sa plume un sens nouveau290, en vienne à désigner chez

288 Dans le lexique de l’âge classique, le sentiment peut en effet désigner la propriété qu’ont les animaux de recevoir, par les organes des sens, les impressions des objets, la sensibilité du corps, le flair (Furetière, ed. 1690 ; Dic. Académie, ed. 1694, l’édition de 1798 qualifiera cette fonction de « sensibilité physique » : ce qui est hors d’état d’être irrité est privé de sentiment.). Compris comme sensation, il renvoie d’abord à l’impression que font les objets sur les sens(Dic. Académie, 1694), plus tardivement, à la perception que l’âme en a(Cette définition plus précise se trouve dans le dictionnaire de Trévoux qui donne les termes sentiment, sensation, perception pour synonymes et définit le sentiment comme « l’impression qui s’excite en nous à l’occasion des objets extérieurs ». L’édition de 1762 du dictionnaire de l’Académie place une définition équivalente en tête.). En tant qu’émotion, il peut s’appliquer à la joie ou à la tristesse, à l’amour ou à la haine(Dic. Académie, 1694), à la douceur intérieure produite par la grâce mais aussi à toutes les affections, passions et mouvements de l’âme induits par le monde extérieur (Furetière 1690 ; Dic. Académie 1694). Il englobe ainsi les dispositions que l’on a à l’égard des autres et toutes les affections de l’âme qui la touchent. Entendu « figurément », il désigne l’avis, l’opinion (Le dictionnaire de Trévoux a soin de distinguer sentiment, avis, opinion, en accordant au premier un sens délibératif (p. 652)), mais aussi une forme de conviction intérieure qui fait signe vers la sincérité et le retour sur soi, c'est-à-dire vers l’intimité de la conscience. Car le sentiment peut aussi désigner une forme de connaissance immédiate ou d’aperception de ce qui se passe en nous comme dans le sentiment de la présence de Dieu à l’âme (Par ex : François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, pp. 213, 215, 233).

289 En première définition : « Lumiere intérieure, sentiment intérieur, par lequel l'homme se rend tesmoignage à luy-mesme du bien & du mal qu'il fait (Acad. 1694) » ; définition maintenue 4è éd. ; Dictionnaire de Trévoux, de même, la conscience est d’abord définie comme instance du jugement moral (tome II, p. 819).

290 Le sens que Malebranche octroie au sentiment fait son apparition dans les dictionnaires dans la deuxième moitié du XVIIIè siècle. Dic. Acad. 1762 : « SENTIMENT : se dit encore de la connaissance qu’on a de ce qui se passe dans notre âme sans aucun secours des sens », à comparer avec : « CONSCIENCE se dit en Métaphysique, De la connoissance qu'on a d'une vérité par le sentiment intérieur. Les hommes ont la conscience de leur liberté »; dictionnaire de Trévoux : « on entend par la conscience ce que d’autres appellent sens intime, c'est-à-dire le sentiment intérieur qu’on a d’une chose dont on ne peut pas former d’idée claire et distincte ». Le sentiment intime est désigné comme la connaissance de toutes choses qui ne sont pas

86 Malebranche un mode particulier de l’appréhension de soi – par la saisie de modifications éprouvées en diverses rencontres – non dépourvu de contenu cognitif, bien que de nature essentiellement affective. C’est là le sens qui s’élabore dans la Recherche.

Le sentiment (intérieur) y prend une place si décisive que Malebranche peut définir le moi comme ce qui se trouve appréhendé par lui :

« L’âme au contraire, c’est ce moi qui pense, qui sent, qui veut : c’est la substance où se trouvent toutes les modifications dont j’ai sentiment intérieur, et qui ne peuvent subsister que dans l’âme qui les sent291 ».

Le sentiment intérieur désigne donc l’aperception que le moi a de ses propres représentations et modifications :

« car par ces mots pensée, manière de penser, ou modifications de l’âme, j’entends généralement toutes les choses, qui ne peuvent être dans l’âme sans qu’elle les aperçoive

par le sentiment intérieur qu’elle a d’elle-même.292 ».

L’énoncé, dans sa première forme – le passage en italiques date de 1700 – est très conforme au neuvième article de la Première partie des Principes de la philosophie. Sa modification leste en revanche la notion cartésienne de conscience de toutes les déterminations que Malebranche prête à l’intériorité dès la seconde édition de la Recherche.

En effet, on constate que l’expression sentiment intérieur vient à plusieurs reprises corriger des énoncés que le retravail de la notion d’idée avait rendus caduques. Ainsi du passage suivant :

« mais je suis sûr que personne n’a de connaissance de son âme que par la pensée, ou par le sentiment intérieur de tout ce qui se passe dans son esprit ; je suis assuré aussi, que si quelqu’un veut raisonner sur la nature de l’âme, il ne doit consulter que ce sentiment intérieur, qui le représente sans cesse à lui-même tel qu’il est, et ne pas s’imaginer contre sa

distinguées de soi (p. 651). Dans le Littré (1872-1877), Malebranche est cité à deux reprises, pour « la conscience que l’on a de la réalité d’une chose » : « MALEBR., Rech. vér. VI, II, 6: On ne connaît son âme que par le sentiment intérieur qu'on en a ; MALEBR., Rech. vér. Rép. à Regis, ch. 2: Je distingue entre connaître par idée claire, et connaître par sentiment intérieur ». C’est dans ce dictionnaire que ce sens du terme conscience en vient à être convoqué avant celui de « tribunal intérieur ». 291 RV I, Pl I, p. 90 ; OC I, p. 123.

87 propre conscience que l’âme est un feu invisible, un air subtil, une harmonie ou autre chose semblable »

qui remplace, dans la troisième édition, celui-ci :

« je suis assuré aussi que si quelqu’un veut raisonner sur la nature de son âme, il ne le peut faire avec connaissance, que sur cette idée qu’il a de la pensée, de même qu’à cause que les hommes n’ont point d’autre idée distincte de la matière que celle de l’étendue, ils ne peuvent avancer dans la connaissance de la nature corporelle, qu’en raisonnant sur l’étendue, et en considérant les propriétés dont elle est capable. Car enfin, quand on parle, il faut savoir ce qu’on dit, et avoir des idées distinctes de toutes les choses qu’on avance ».

La substitution éclaircit manifestement le propos : il n’est plus question de faire du sentiment intérieur une idée de la nature de l’esprit comparable à celle que l’on peut avoir de l’étendue.

Dans une même veine, Malebranche ajoute dès la seconde édition, au chapitre XII, § 5 du premier livre « Erreurs qui accompagnent les sensations », un paragraphe justifiant, par l’absence d’idée claire de l’âme et la restriction de la connaissance de soi au sentiment, les méprises sur la nature des objets sentis. Le terme sentiment s’y trouve substitué à « conscience ou sentiment » dans la quatrième édition, le sens du paragraphe ne se modifiant pas293. Un ajout et une transformation de même type se produisent un peu plus loin, confirmant la distinction que Malebranche entend établir, dès 1675, entre connaissance par idée et sentiment : là encore, « sentiment intérieur » vient remplacer, à partir de 1678, l’équivalence « par conscience ou par sentiment intérieur »294.

Le plus souvent, une simple équivalence semble s’établir entre les deux termes conscience et sentiment, à tel point que Malebranche redouble souvent l’énoncé, plaçant tantôt sentiment, tantôt conscience (souvent en italiques, mais pas toujours) en premier, comme s’il s’agissait à la fois de revendiquer l’interchangeabilité des deux vocables qui se trouvent expliqués l’un par l’autre, et d’asseoir son usage du terme sentiment. On trouve ainsi : « nous connaissons par notre conscience, ou par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes295 ». Dans les pages dans lesquelles les deux termes sont utilisés comme équivalents, Malebranche use aussi tantôt de l’un, tantôt de

293 RV I, Pl I, p. 103 ; OC, p. 139. 294 RV I, PL I, p. 110 ; OC I, p. 147.

295 RV OC I, p. 382 : « car on ne connaît la pensée que par sentiment intérieur ou par conscience, ainsi que je l’expliquerai plus bas » ; OC I, p. 448, « la troisième, de les connaître par conscience ou par sentiment intérieur »

88 l’autre, sans qu’on puisse y déceler une règle spécifique d’usage ; un souci stylistique semblant plutôt guider la variation296. L’équivalence ajoutée se trouve parfois ôtée, dans la quatrième édition297.

Dans les Eclaircissements, Malebranche semble d’ailleurs privilégier le « sentiment intérieur »298, mais quand il a à l’expliciter, pour établir de quoi il est aperception, le terme conscience se trouve réintroduit, preuve que les deux concepts, dans leur usage malebranchiste, sont équivalents :

« Il me paraît évident que l’esprit ne connaît pas même par sentiment intérieur ou par conscience le mouvement du bras qu’il anime. Il ne connaît par conscience que son sentiment, car l’âme n’a conscience que de ses seules pensées. C’est par sentiment intérieur ou par conscience que l’on connaît le sentiment qu’on a du mouvement de son bras : mais ce n’est point par conscience que l’on est averti du mouvement de son bras, de la douleur qu’on y souffre, non plus que des couleurs que l’on voit sur les objets ».

En tout état de cause, la connaissance par sentiment intérieur désigne une connaissance expérimentale, et c’est pourquoi Malebranche, décrivant la certitude sensible que l’on atteint par là, allie souvent les deux formules – expérience et sentiment intérieur299. Il arrive aussi, parfois, pour insister sur son caractère intime peut-être, pour spécifier en tout cas la nature de ce savoir empirique, qu’il juge bon de supprimer le terme expérience, comme quand il remplace « nous reconnaîtrions par notre propre expérience » par « nous reconnaîtrions par le sentiment

296 On trouve par exemple au chapitre VII du livre III, IIème partie d’abord l’équivalence « par conscience ou par sentiment intérieur », puis, quand il s’agit d’expliciter une première fois la modalité de connaissance de soi : « on connaît par conscience les choses qui ne sont point distinguées de soi », ensuite, dans le paragraphe qui la détaille, toutes les variations se rencontrent : « nous ne la connaissons que par conscience (…). Nous ne savons de notre âme que ce que nous sentons se passer en nous. (…) Il est vrai que nous connaissons assez par notre conscience ou par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes… (…) Il ne suffit donc pas pour connaître parfaitement l’âme, de savoir ce que nous en savons par le seul sentiment intérieur, puisque la conscience que nous avons de nous-mêmes…(…). Encore que nous n’ayons pas une entière connaissance de notre âme, celle que nous en avons par conscience ou sentiment intérieur suffit pour en démontrer l’immortalité… (…). La connaissance que nous avons de notre âme par conscience est imparfaite, il est vrai… (…)Mais nous n’avons point besoin de l’idée de notre âme, puisque la conscience que nous en avons ne nous engage pas dans l’erreur. » Les éditions successives n’enseignent rien de très spécifique pour ce passage, si ce n’est que l’un des renforcements (ou par sentiment intérieur, que nous soulignons), est ajouté en 1700. Au chapitre XII du Livre II, les expressions « sentiment intérieur » et « conscience » se succèdent dans un paragraphe qui traite de l’appréhension immédiate que les sujets ont de leur valeur ou de leur démérite moral. Les deux termes voisinent dans cet usage éthique dès la première édition (RV IV, Pl I, p. 470 ; OC II, p. 107). Il s’agit alors de décrire ce que porte le « témoignage intérieur de ma conscience » (RV V Pl I p. 539 ; OC II, p. 185). Dans le XIème Eclaircissement, l’ensemble « conscience ou sentiment intérieur » compte plus d’occurrences que les termes « conscience » ou « sentiment intérieur » pris isolément et Malebranche ne modifie pas cet état de fait dans les éditions postérieures à 1678.

297 RV I, Pl I, p. ; OC I, p. 139 (variation de 1678).

298 RV, Pl I, pp. 799, 803, 804, 807, 808, 809, 860, 915, 939, 940, 966, 989, 990, 992 ; OC III, pp. 18, 22, 23, 27, 28, 29, 86, 143, 169, 170, 199, 225, 227, 229.

299 RV Pl I, p. 442 ; OC II, p. 76 ; Id., 574/225-226 ; Id., 851 et 938 / OC III pp. 75 et 168 ; voir aussi : TM, Pl II, pp. 469-470 ; OC XII, pp. 67-68.

89 intérieur »300 à compter de la quatrième édition. Dès lors entendu comme savoir de son propre vécu, le sentiment intérieur s’oppose à la raison mais peut aussi s’y adjoindre, quand il s’agit de connaître des objets sensibles – par exemple, les passions301.

C’est pourquoi le sentiment intérieur se trouve régulièrement distingué des sensations extérieures – c'est-à-dire de ce que Malebranche appelle parfois « sentiment confus de ce qui se passe dans notre corps ». Celles-ci sont conçues comme toujours fautives302, alors que le sentiment intérieur possède une forme de véracité303 et apparaît comme un rempart contre les outrances d’une certaine raison. En ce sens, il est donné comme connaissance immédiate, dont le caractère non déductif la protège des erreurs du jugement304. La certitude intérieure en devient la marque. Ainsi, là où Malebranche avait d’abord écrit « étant outre cela intérieurement persuadés », il préfère, à partir de 1678, « étant outre cela convaincus par le sentiment intérieur qu’ils ont d’eux-mêmes305 ».

Si l’on devait brosser à grands traits le cheminement du concept de « sentiment intérieur » dans la Recherche, on pourrait donc dire ceci : dès la seconde édition, quand il entreprend de clarifier son concept d’idée, Malebranche introduit, pour désigner l’appréhension que l’on a de soi dans une forme de conscience affective, la notion de « sentiment intérieur ». Cette expression est d’abord couplée au terme « conscience », les deux formulations apparaissant comme équivalentes, avant que Malebranche, à compter de 1678, ne marque une préférence pour l’usage isolé du « sentiment intérieur », sauf quand des raisons stylistiques ou une volonté d’expliciter le concept, le déterminent à réintroduire les deux énoncés. Avouons cependant que cette trame générale admet de nombreuses variations.

Au fil des différentes réécritures du texte de la Recherche, il est clair, en tout cas, que le sens du concept, lui, s’affirme. De sorte que, si les occurrences du terme « sentiment intérieur » se font plus rares dans les textes ultérieurs, la distinction entre sentir et connaître qui s’y articule devient un des pivots de la philosophie malebranchiste. C’est pourquoi il convient à présent d’en venir à une explicitation plus précise de la teneur de ce concept chez Malebranche.

1. L’intériorité opaque.

300 Variation apparue dans la quatrième édition : RV IV, Pl I, p. 386 ; OC II, p. 10. 301 RV V, Pl I, pp. 574-575 ; OC II, pp. 226-227.

302 RV Pl I, p. 351 ; OC I, p. 453 ; Ier Eclaircissement, Pl I, p. 807 ; OC III, p. 27

303 Dans les Conversations chrétiennes, le sentiment intérieur ne porte pas d’autre nom quand il est conçu par opposition à l’idée de l’âme (OC X, pp. 64, 103, 105) mais en tant que vérace (par opposition aux sensations), Malebranche le désigne comme conscience : p. 61.

304 RV VI, Pl I, p. 696 ; OC II, p. 370-371 ; VIIIème Eclaircissement, Pl I, p. 847 ; OC III, p. 71 (addition de 1700). 305 RV I, Pl I, p. 131 ; OC I, p. 174.

90 La connaissance par conscience, qui s’applique à « toutes les choses qui ne sont point distinguées de soi306 » désigne chez Malebranche une connaissance affective et a posteriori des modifications. En effet, le soi, le proche, est ce qui est saisi dans un pur ressenti qui présente les modifications actuelles ou se souvient des états d’âme passés. La connaissance par sentiment intérieur permet donc de saisir des modifications dans leur surgissement, d’identifier des modifications déjà senties – en ce sens, de les connaître distinctement les unes par rapport aux autres –, mais pas d’appréhender a priori les modifications dont on n’a encore aucune expérience et dont l’esprit serait capable:

« Il ne suffit donc pas, pour connaître parfaitement l’âme, de savoir ce que nous en savons par le seul sentiment intérieur ; puisque la conscience que nous avons de nous-mêmes ne nous montre peut-être que la moindre partie de notre être.307 »

Que le proche – ce qui n’est pas distinct de soi – soit le plus mal connu discrédite manifestement un modèle de la connaissance qui trouverait dans l’intériorité un gage de certitude et d’évidence308. La coïncidence du sujet et de l’objet dans la conscience ne se pose pas en modèle de la connaissance parfaite. Or si l’affirmation par Malebranche de l’obscurité de la conscience de soi est surprenante, c’est évidemment en raison du précédent cartésien, mais aussi d’une représentation du rapport de connaissance surdéterminée par une métaphore perceptive : ce qui nous est le plus proche devrait être le plus connu, car il est le plus facile à explorer – comme c’est le cas pour les objets de la vue ou du toucher, sens traditionnellement utilisés comme métaphores de l’intuition ou de la saisie intellective. Or, Malebranche montre au contraire que la prétendue « proximité » produit une illusion de connaissance. Il l’a affirmé concernant la perception sensible, en établissant que nos erreurs sont nombreuses non seulement à l’égard des objets éloignés, mais aussi des plus proches309. Et il le montre, de manière plus radicale, au sujet de la connaissance de