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L’esprit peut connaître ses objets de différentes façons.

Découverte de la distinction et épreuve de l’union.

I. L’esprit peut connaître ses objets de différentes façons.

1. La distinction, non évidente, se déduit de l’idée claire de l’étendue.

Dans le premier livre de la Recherche, le paragraphe consacré à la distinction entre âme et corps semble s’apparenter davantage à un mémento cartésien qu’à une démonstration. Il est clair en effet que Malebranche considère comme acquis les résultats de Descartes. Aussi, bien que la distinction soit une vérité primordiale, n’accorde-t-il que peu d’attention à sa preuve :

« Je suppose d’abord qu’on sache bien distinguer l’âme du corps par les attributs positifs et par les propriétés qui conviennent à ces deux substances. Le corps n’est que l’étendue en longueur, largeur et profondeur ; et toutes ses propriétés ne consistent que dans le repos et le mouvement et, dans une infinité de figures différentes. Car il est clair : 1. Que l’idée de l’étendue représente une substance, puisqu’on peut penser à l’étendue sans penser à autre chose ; 2. Et cette idée ne peut représenter que des rapports de distance ou successifs ou permanents, c'est-à-dire des mouvements et des figures. 268»

L’argumentation repose notamment sur la définition de la substance comme être que l’on peut penser par lui-même – à la différence du mode, qui requiert que l’on conçoive la substance qui le soutient. Geneviève Rodis-Lewis a souligné de manière pertinente qu’au fil des rédactions, l’originalité du passage s’est accusée, notamment parce que le terme d’idée y prenait un sens technique résolument malebranchiste qui colorait des définitions à première vue convenues269. On doit noter aussi que l’édition de 1712 ajoute un passage important sur l’étendue et ses modifications qui permet d’affirmer d’une part que les sensations privées – joie, plaisir, douleur, chaleur, etc… – n’en sont pas des propriétés et d’autre part qu’elle est appréhendée dans l’étendue intelligible – c'est-à-dire l’Idée de l’étendue270. Enfin, des traits non typiquement cartésiens se font jour : en

268 RVI, Pl I, 90 ; OC I, p. 122.

269 Cf. note p. 1386, Pl I. Avant 1700, Malebranche désignait comme « idées en général » « tout ce que l’esprit aperçoit immédiatement » (représentations de choses hors de nous, conscience des événements intérieurs). Dans la dernière édition, il supprime un passage sur les idées de l’âme et du corps présentes dans l’esprit. En revanche l’idée du corps est dite « représenter » une substance ; or cette idée devient ce dont on a perception, et non la perception de l’âme elle-même. 270 A la suite du passage cité plus haut : « car on ne peut voir dans l’étendue que ce qu’elle renferme. Qu’on suppose de l’étendue divisée en telles parties qu’on voudra imaginer, en repos ou en mouvement les unes auprès des autres, on concevra clairement les rapports qui seront entre ces parties ; mais on ne concevra jamais que ces rapports soient de la joie, du plaisir, de la douleur, de la chaleur, de la saveur, de la couleur, ni aucune des autres qualités sensibles, quoiqu’on sente ces qualités

80 premier lieu, le corps est bel et bien identifié à l’étendue mais caractérisé par des changements infinis et des rapports de distance – élément d’importance dans la démonstration de la distinction. Ainsi, la conception tridimensionnelle de l’étendue, l’assimilation étendue/corps/espace sont conservées mais Malebranche, considérant les mouvements et la figure comme le cœur même de l’idée d’étendue, en fait un concept d’emblée relationnel. Dans la correspondance à More, pourtant, on voyait Descartes défendre l’idée selon laquelle on pouvait concevoir l’étendue sans considérer les rapports de ses parties271. La conception malebranchiste de l’étendue telle que présentée ici introduit donc une variation notable au regard de la conceptualisation cartésienne.

Par ailleurs, l’âme apparaît comme un moi qui pense, qui sent, qui veut, c'est-à-dire comme la substance dont on perçoit les modifications par sentiment intérieur. Or ce point se trouve approfondi dans la démonstration plus formelle de la distinction à laquelle Malebranche procède dans le premier des Entretiens sur la métaphysique et la religion272 et qu’il cite en référence dans la

Recherche.

Dans ce passage, Malebranche offre une reprise modifiée de la démonstration de la

Deuxième méditation. L’affirmation que « Je pense. Donc je suis » est précédée par « Le néant n’a pas

de propriété ». La vérité première du cartésianisme, qui permettait de reconstruire les vérités à partir de l’évidence de la conscience – qui était aussi connaissance – de soi, et au premier chef, d’établir la distinction des substances, se trouve donc secondarisée et privée de son rôle constituant. M. Gueroult a ainsi montré que, l’esprit n’étant plus le centre de l’évidence, le cogito se trouve « destitué »273, précédé par la certitude de la prédictibilité de l’être – c'est-à-dire de la substance, les deux termes étant employés indifféremment par Malebranche. Ce principe justifiera que l’on infère la nature du corps et de l’âme de la saisie de certaines propriétés. Le cogito sera donc l’une des applications de ce principe général et non le modèle de l’évidence. D’autant que, selon Malebranche, ce que je suis moi qui pense ne se saisit pas par une intuition supposée originaire. La conscience de soi qu’offre le sentiment intérieur – conscience immédiate qui accompagne les

lorsqu’il arrive à notre corps quelque changement. Je sens par exemple de la douleur lorsqu’une épine me pique le doigt : mais le trou qu’elle y fait n’est pas la douleur. Le trou est dans le doigt ; on le conçoit clairement : et la douleur dans l’âme, car elle la sent vivement, elle en est modifiée fort désagréablement. » RV I, Pl I, p. 90 ; OC I, p. 123.

271 Lettre à More du 15 avril 1649, AT V, p. 341. 272 § 1 et 2, Pl II, pp. 672-674 ; OC pp. 32-33.

273 Une telle opinion diverge manifestement de la conception d’ H. Gouhier et M. Gueroult, qui soutiennent que « le néant n’a point de propriétés » est inspirée du « pour penser il faut être » cartésien, et, par conséquent, que Malebranche n’est pas infidèle à Descartes en commençant ainsi : dans Système et existence, p. 281, Robinet fait état de cette conception, se référant lui-même à La pensée métaphysique de Descartes. M. Gueroult affirme au contraire : « Le principe le néant n’a point de propriétés est, au contraire, un principe catégorique, vérité intelligible chez Malebranche qui ne fait qu’un avec l’idée de l’être en général et sans restriction, latente au fond de tout esprit humain. Contrairement à la proposition pour penser il faut être, il suppose déjà en nous une certaine présence et une certaine révélation de l’être, qui nous en donne originellement le critère, à savoir le fait d’avoir des propriétés. (…) Et le cogito n’est que l’une de ces choses parmi d’autres qui ont quelque propriété » (Malebranche Tome I, p. 59) ; « ainsi se révèle profonde la déchéance du cogito, devenue vérité seconde, empirique, obscure et confuse » (Id. p. 61).

81 pensées d’objets et conscience réflexive résultat du doute et du tri des opinions de la Deuxième

Méditation – est, pour Malebranche, obscure.

2. La connaissance de soi n’est pas la plus claire.

La thèse à l’instant mentionnée rompt manifestement avec les conceptions cartésiennes que prolongent les passeurs que sont Clerselier, La Forge ou Cordemoy274 et vaudra à Malebranche des attaques sévères275. Elle s’origine dans une théorie de la connaissance qui discerne en l’âme différentes manières de se rapporter aux objets, ce qui forme contraste avec la noétique plus unitaire de Descartes pour qui l’âme saisit tous ses objets au moyen d’idées276.

Dans la deuxième partie du livre III de la Recherche, Malebranche affirme en effet que l’on connaît les objets de quatre manières : par eux-mêmes, par idées, par sentiment intérieur (ou conscience) et par conjecture277. Seul Dieu est connu sans idée, par une « vue immédiate et directe » car « encore qu’il y ait d’autres êtres spirituels que lui, et qui semblent intelligibles par leur nature, il n’y a que lui seul qui puisse agir dans l’esprit, et se découvrir à lui278 ». On connaît par idées (vues en Dieu) « les corps avec leurs propriétés », par conjecture, « les choses qui sont différentes de nous, et de celles que l’on connaît par elles-mêmes et par les idées, comme lorsque l’on pense que certaines choses sont semblables à quelques autres que l’on connaît », c'est-à-dire tous les objets exclus des autres modes de connaissance et appréhendés par analogie, supposition, hypothèses, comme le sont les âmes des autres hommes et les pures intelligences. Enfin, par conscience ou par sentiment intérieur, nous connaissons notre âme, c'est-à-dire ses modifications.

L’âme ne saurait donc être saisie ni par connaissance intuitive – l’objet de ce type de connaissance devant produire des perceptions dans l’esprit, or, l’âme ne peut s’auto-affecter – ni par idée claire – c'est-à-dire par une perception susceptible de faire connaître l’essence et toutes les

274 Les deux premiers y insistent particulièrement, dans leur tentative de rapprocher Descartes d’Augustin : Clerselier dans sa

Préface au Traité de l’homme et La Forge dans l’introduction de son Traité de l’esprit de l’homme.

275 Cf. XIe Eclaircissement, Pl II pp. 933-941 ; OC III, pp. 163-171 ; Réponses aux Vraies et fausses idées (en particulier, aux chapitres VI et XXII-XXIII : OC VI-VII, pp. 55-62 et 151-164). Sur ces points, et sur l’opposition entre deux prolongements concurrents de la conception cartésienne de la conscience : position radicale d’Arnauld, défendant l’absolue clarté de la connaissance de soi et conception plus trouble du sentiment intérieur malebranchiste voir section suivante : L’intériorité

opaque.

276 Soulignons donc d’emblée que, contrairement à ce qu’Arnauld a pu affirmer, l’obscurité de la conscience de soi ne constitue pas, chez Malebranche, un accroc à la théorie de la vision en Dieu. Elle s’ordonne au contraire à la théorie générale des genres de connaissance.

277 RV III, Pl I, pp. 347-353 ; OC I pp. 448-455. Le développement le plus long concerne la connaissance de l’âme par sentiment intérieur. Dans ce passage, comme dans le XIe Eclaircissement, Malebranche affronte consciemment les cartésiens qui affirment que l’âme est mieux connue que le corps.

82 propriétés possibles de l’objet. Le troisième genre de connaissance, qui lui est dévolu, loin de bénéficier de la clarté et de l’évidence de la conscience cartésienne est au contraire obscur, confus.

La classification des modes de connaissance du troisième livre de la Recherche conduit à distinguer les objets selon leur cognoscibilité au regard de notre esprit. Or ce classement semble aussi déterminer une hiérarchie des savoirs selon leur perfection – c'est-à-dire leur clarté – et la connaissance par sentiment intérieur se situe à la troisième place au regard de cet ordonnancement, après la connaissance par idée des corps. Il s’ensuit un renversement de la hiérarchie cartésienne des savoirs entre connaissance de l’âme et connaissance du corps, l’esprit étant donc, pour Malebranche, moins connu que ce dernier :

« Il n’en est pas de même de l’âme, nous ne la connaissons point par son idée : nous ne la voyons pas en Dieu : nous ne la connaissons que par conscience ; et c’est pour cela que la connaissance que nous en avons est imparfaite. »

« Mais si nous voyions en Dieu l’idée qui répond à notre âme, nous connaîtrions en même temps, ou nous pourrions connaître toutes les propriétés dont elle est capable : comme nous connaissons ou nous pouvons connaître toutes les propriétés dont l’étendue est capable parce que nous connaissons l’étendue par son idée. »

La connaissance des choses spirituelles n’est donc pas plus claire que celle de la matière. En effet, Dieu seul se connaît par intuition clairement, tandis que notre âme et celle des autres hommes se saisissent dans une appréhension bien plus imparfaite que la pensée des corps. La classification proposée ne se fonde donc manifestement pas sur une partition des genres de l’être en spirituels – plus aisément conçus car de même nature que l’esprit – et matériels – moins bien compris car irréductiblement « étrangers ». Un tel partage a en quelque sorte été opéré en amont, dès le Livre I de la Recherche et la classification du troisième livre en dérive. Les quatre modes de connaissance envisagés ne valent en effet que pour l’entendement pur qui se rapporte aux « choses spirituelles, [aux] universelles, [aux] notions communes, [à] l’idée de perfection, [à] celle d’un être infiniment parfait, et généralement [à] toutes ses pensées, lorsqu’elle les connaît par la réflexion qu’elle fait sur soi. ». Pour décrire toutes les manières que l’esprit peut avoir de se rapporter à ses objets, il faudrait donc ajouter les sens et l’imagination qui se destinent aux objets matériels, présents et absents279.

279 « L’âme peut apercevoir les choses de trois manières, par l’entendement pur, par l’imagination, par les sens. Elle aperçoit par entendement pur les choses spirituelles, les universelles, les notions communes, l’idée de la perfection, celle d’un être infiniment parfait, et généralement toutes ses pensées lorsqu’elle les connaît par la réflexion qu’elle fait sur soi. Elle aperçoit même par l’entendement pur les choses matérielles, l’étendue, avec ses propriétés ; car il n’y a que l’entendement pur qui puisse apercevoir un cercle, un carré parfait, une figure de mille côtés, et choses semblables. (…) L’âme n’aperçoit donc rien, qu’en ces trois manières : ce qu’il est facile de voir, si l’on considère, que les choses qu’on aperçoit sont spirituelles ou matérielles. Si elles sont spirituelles, il n’y a que l’entendement pur qui les puisse connaître. Si elles sont matérielles, elles

83 Malebranche avait en effet distingué entre entendement pur et appréhension sensible. Or il est à noter d’une part que la connaissance de l’étendue et de ses modifications appartient bien à la connaissance d’entendement pur et non à la saisie sensible – dans la perception ou l’imagination – des modifications de la matière et, d’autre part, que la connaissance de soi par sentiment intérieur est une connaissance affective. Ainsi, le sensible ne s’identifie-t-il pas à un genre ontologique qui serait saisi par une unique façon de connaître et, réciproquement, la conscience sensible ne s’applique pas exclusivement aux objets matériels. La partition entre sensible et intelligible ne recoupe donc pas une césure entre être matériel (corporel) et être spirituel mais deux formes différentes d’appréhension des objets280.

Précisément, puisque l’entendement pur désigne « l’esprit selon ce qu’il est en lui-même, et sans aucun rapport au corps auquel il est uni », la connaissance d’entendement pur est une connaissance sans image. Notons toutefois que le Livre III se concentre essentiellement sur la connaissance par idée, comme l’indique son paragraphe inaugural. Malebranche y annonce qu’il entend traiter de la « faculté qu’a l’esprit de connaître les objets du dehors, sans qu’il s’en forme des images corporelles dans le cerveau pour les représenter » et que, ce faisant, ce qu’il dira de l’esprit « se pourrait dire des pures intelligences281 ». Pourtant, il n’y aura d’idée ni de Dieu, ni de l’âme, ni des autres hommes et le sentiment intérieur du moins ouvrira à une modalité cognitive manifestement humaine. On peut donc s’avouer surpris de trouver intégrés à l’entendement pur la connaissance de simple vue, de sentiment intérieur et par conjecture. M. Gueroult, dans Etendue et

psychologie selon Malebranche282 a précisément souligné ce paradoxe pour ce qui concerne la

connaissance par conscience :

« La connaissance par entendement pur doit, semble t-il, être particulièrement claire et distincte. Ses objets sont avant tout, nous dit-on, les choses spirituelles. (…) Ainsi, le type exemplaire de la connaissance par entendement pur serait une connaissance obscure et confuse, qui n’est même pas une connaissance du tout, mais un sentiment. »

seront présentes ou absentes. Si elles sont absentes, l’âme ne se les représente ordinairement que par l’imagination : mais si elles sont présentes, l’âme peut les apercevoir par les impressions qu’elles font sur ses sens : et ainsi nos âmes n’aperçoivent les choses qu’en trois manières, par l’entendement pur, par l’imagination, et par les sens. » RV I, Pl I, pp. 44-45, OC I, p. 66- 67.

280 G. Rodis-Lewis écrit, dans un article intitulé « La connaissance par idées chez Malebranche » : « Il n’y a chez Malebranche aucune distinction de droit entre deux types de connaissances selon qu’il s’agit des corps ou des esprits » et, en note : « ceci distingue profondément la thèse malebranchiste de tous ceux qui opposent, de par leur nature, connaissance des corps et connaissance des esprits : Berkeley, Maine de Biran, Bergson… » (Idées et vérités éternelles chez Descartes et ses successeurs, Paris, Vrin, 1985, p. 85)

281 RV III, Pl, p. 293 ; OC I, pp. 380-381. 282 p. 27.

84 M. Gueroult relève à bon droit un embarras qui ne peut manquer de nous frapper. Toutefois, il nous semble qu’il accentue une difficulté que l’on peut, en partie du moins, réduire. Malebranche n’affirme en effet ni que la connaissance par entendement pur est le modèle de toute connaissance ni que c’est en raison de l’union de l’âme au corps exclusivement que l’esprit erre. Tout au contraire, l’examen de l’entendement pur commence, comme pour chacune des autres fonctions de l’esprit, par une analyse de ses erreurs283. Ce qui unit donc les différents types de connaissance rangés sous la bannière de l’entendement pur, ce n’est pas la clarté ni la certitude de leurs représentations, mais l’absence d’image – ce qui ne veut pas dire de traces cérébrales corrélatives à l’activité de l’esprit. En outre, Gueroult accentue le paradoxe en écrivant que « le type exemplaire de la connaissance par entendement pur » est une connaissance obscure, car Malebranche, à la différence de Descartes, n’affirme en aucune façon que la connaissance par l’esprit de lui-même est un modèle d’intelligibilité, ni même le modèle de l’appréhension par entendement pur. Le statut de la connaissance par sentiment intérieur au sein des modalités de l’entendement pur reste donc problématique, mais au même degré que l’est celui de la connaissance par conjecture ou par intuition immédiate et il semble que ce soit un présupposé cartésien qui conduise à majorer le paradoxe.