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L’expérience interne de la sensorialité: ce que “sentir” veut dire.

passions Le système du sensible

I. L’expérience interne de la sensorialité: ce que “sentir” veut dire.

1. Vivacité du sentir, légèreté du connaître.

L’un des motifs les plus récurrents du discours sur les rapports de la connaissance et de la sensation chez Malebranche est la différence perceptible entre l’application extrême de l’esprit au

672 Malebranche mobilise, pour l’essentiel, la physiologie cartésienne et lui conjoint des travaux d’anatomie plus récents. Sur ces points : voir le chapitre suivant.

191 regard du sensible et sa quasi indifférence pour les matières abstraites674. Si la part de recherche rhétorique destinée à persuader du prestige indu du sensible est indéniable dans la répétition de ce thème, ce n’est pas pour cette raison que le procédé nous intéresse ici mais parce qu’il révèle une forme de phénoménologie des affections de l’esprit, indiquant comment se manifestent pour le sujet les sentiments – c'est-à-dire toute sa vie sensible et son rapport aux choses du monde – et les idées intelligibles. Selon Malebranche, le sensible et l’intelligible se font en effet reconnaître par une différence d’intensité dans la modification dont l’esprit fait l’expérience, selon qu’il sent ou qu’il connaît.

Cette thèse repose sur la distinction entre des modalités de rapport de l’esprit à l’objet (sentir, imaginer, connaître) qui l’affectent avec une intensité variable675. Dans le cadre de l’analogie entre substance spirituelle et corporelle présentée au début de la Recherche et dont le principe a été commenté plus haut, Malebranche décrit les deux types d’affections que l’esprit peut recevoir sur le modèle des changements profonds ou de surface qui affectent les corps676. Les perceptions pures qui affectent peu l’esprit y sont comparées aux figures qui touchent le corps de manière extérieure – à sa périphérie – tandis que les perceptions sensibles sont rapprochées des configurations qui l’altèrent et le déterminent en profondeur. Dans les premières éditions – jusqu’à 1678 – Malebranche affirme que seules les perceptions – définies plus loin comme « les modifications de l’âme par rapport à ce qui se passe dans le corps auquel elle est unie677– affectent proprement l’entendement : bien que passif dans l’aperception des idées, celui-ci n’en pâtirait pas. Jusqu’à la quatrième édition, en outre, il insiste sur l’essentielle différence au regard du rapport de l’esprit à son objet entre des perceptions pures qui « nous représentent ce qui se passe hors de nous » et des perceptions sensibles qui seraient de simples modifications éprouvées au sujet de ce qui se passe dans le corps propre – sensations diverses, douleur, plaisir. Dans les éditions suivantes, cependant, l’écart entre perceptions pures et perceptions sensibles semble s’adoucir en une différence de degré dans l’affection : d’une part Malebranche amende son énoncé initial en y adjoignant un adjectif significatif – l’esprit ne reçoit pas de changement considérable de la diversité des idées qu’il reçoit – d’autre part, il efface la thèse selon laquelle les perceptions sensibles, à la différence des idées claires, seraient privées de tout contenu représentatif. En revanche, la différence d’intensité dans la puissance de la modification – et par conséquent du trouble – qui affecte l’esprit dans les deux types de perceptions est toujours affirmée : les idées pures s’assimilent à « ce qui est extérieur »,

674 Ce point a déjà été évoqué dans le premier chapitre, au sujet de l’indifférence aux sciences arides, comme la métaphysique, dans la perspective de l’exhortation par le moraliste à l’étude des sciences utiles. Notons que Descartes avait également insisté, dans la Sixième méditation (AT X, p. 60) sur la plus grande vivacité des idées reçues des sens.

675 RV I, Pl. I p 132 ; OC I, p. 177. 676 RV I, Pl I, p. 23 ; OC I, p. 41. 677 Id. Pl I, p. 107 ; OC I, p. 144.

192 c'est-à-dire qui reste à la surface du corps et ne l’affecte que légèrement tandis que les sensations s’apparentent à « ce qui est propre à toutes les petites parties » du corps, c'est-à-dire à ce qui en fait l’identité même et dont le changement relève du bouleversement intime et radical.

Les perceptions sensibles sont donc celles qui touchent ou modifient l’âme le plus vivement, aussi notre manière de nous rapporter au monde repose-t-elle sur la croyance dans le vif témoignage des sens. En raison de leur vigueur, sensations, imaginations et passions678 absorbent donc presque intégralement l’attention du sujet et l’attachent au sensible :

« La grande attention de l’esprit approche, pour ainsi dire, les idées des objets auxquels on s’applique. Mais il arrive souvent que lorsqu’on est fort attentif à des spéculations métaphysiques, on en est détourné, parce qu’il survient à l’âme quelque sentiment qui est encore pour ainsi dire plus proche d’elle que ses idées ; car il ne faut pour cela qu’un peu de douleur, ou de plaisir, la raison en est que la douleur et le plaisir, et généralement toutes les sensations sont au-dedans de l’âme même : elles la modifient, et elles la touchent de bien plus près, que les idées simples des objets de la pure intellection, lesquelles bien que présentes à l’esprit ne le touchent ni ne le modifient pas sensiblement679. »

L’attention, pensée ici comme tension, effort visant à réduire la distance de l’esprit à son objet, se trouve donc diminuée par le spectacle, au premier plan, de perceptions sensibles, comme si la prégnance de cet écran rendait la visée d’un horizon plus lointain impossible680. La critique de la croyance en la transparence du proche, en raison même de sa proximité, a déjà été évoquée au

678 Au titre des perceptions qui touchent fortement l’âme, on peut évidemment compter, outre les sensations et les imaginations, qui relèvent des manières dont l’esprit se porte aux objets sensibles, les passions. Malebranche s’intéresse donc de près à l’action très forte qu’elles exercent sur l’âme et aux erreurs qu’elles entraînent en raison de leur intensité affective : RV I, Pl I, p. 45 ; OC I, p. 67. De manière générale, il est clair que les affections touchent l’esprit si fort qu’elles mobilisent toute son attention et en remplissent la capacité : RV, Pl I, pp. 131, 133, 134 et 596 : « Tout le monde sait par sa propre expérience que les plaisirs, les douleurs, et généralement toutes les sensations un peu fortes, que les imaginations vives, et que les grandes passions occupent si fort l’esprit, qu’il n’est pas capable d’attention, dans le temps que ces choses le touchent trop vivement, parce qu’alors sa capacité ou sa faculté d’apercevoir en est toute remplie. » OC I, pp. 174, 177, 178-179, II, pp. 252.

679 RV III, Pl. I, p 315 ; OC I, p. 408. On peut aussi renvoyer à : « la cause pour laquelle l’âme ne se sert pas de sa raison, c'est-

à-dire de sa pure intellection, quand elle considère un objet qui peut être aperçu par les sens : c’est que l’âme n’est point touchée par les choses qu’elle aperçoit dans la pure intellection, et qu’au contraire, elle l’est très vivement par les choses sensibles ; car l’âme s’applique fort à ce qui la touche beaucoup, et elle néglige de s’appliquer aux choses qui ne la touchent pas. » RV I, Pl I, p. 104 ; OC I, pp. 140-141 Voir aussi : RV VI, Pl I, pp. 594-595 ; OC II, pp. 250-251.

680 « Le plus petit bruit, le moindre éclat de lumière, dissipe quelquefois la vue de l’esprit », RV Préf., Pl. I, p 18 ; OC I, p. 25 ; « le sensible nous touche et nous applique, l’intelligible nous endort », RV I, Pl. I, p. 132 ; OC I, p. 176 ; « Les sens appliquent donc extrêmement l’âme à ce qu’ils lui représentent. Or comme elle est limitée, et qu’elle ne peut nettement concevoir beaucoup de choses à la fois, elle ne peut apercevoir nettement ce que l’entendement lui représente, dans le même temps que les sens lui donnent quelque chose à considérer. Elle laisse donc les idées claires et distinctes de l’entendement, propres cependant à découvrir la vérité des choses en elles-mêmes ; et elle s’applique uniquement aux idées confuses des sens ; qui la touchent beaucoup, et qui ne lui représentent point les choses selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais seulement dans le rapport qu’elles ont avec son corps » idem ; RV, VI, Pl I, p. 596 ; OC II, p. 252. La grande vivacité des idées reçues des sens avait déjà été affirmée par Descartes dans la VIe Méditation : AT X, p. 60.

193 sujet du sentiment intérieur de l’âme. On en retrouve ici le motif : ce qui paraît évident parce que vu sans distance pâtit en vérité d’un effet de grossissement qui donne à tout ressenti l’apparence d’une certitude. L’intuition intellectuelle se distingue au contraire farouchement de ce « voir sensible » et de la confusion qu’il recèle. Or la vue claire de l’esprit peine à convaincre, malgré la solidité de ses raisons, précisément parce qu’elle n’affecte pas l’esprit avec la même force que la perception sensible. Ainsi, l’action visible d’une aiguille qui perfore la peau est-elle d’emblée identifiée à la cause de la douleur, tandis que l’action véritable de Dieu à l’occasion de cette configuration corporelle – bien que ce soit la seule hypothèse rationnelle – est perçue comme une invention douteuse parce que tout aussi inimaginable qu’elle est imperceptible681. C’est donc de l’application de l’esprit aux apparences et de la nonchalance face aux raisons abstraites682 que proviennent, selon Malebranche, les erreurs patentes de physique. Ainsi croit-on qu’il y a plus de substance dans le plomb que dans l’air ou l’eau et rejette-t-on, par une sorte de réaction « réaliste » spontanée, la thèse de la vision en Dieu de toutes choses683.

Or la conviction qui nous frappe dans ces différents cas résulte selon Malebranche de l’habitude de la fréquentation quotidienne des corps, d’une forme d’empirisme naturel qui nous fait croire que tout ce que l’esprit connaît de solide y est entré par les sens684 mais aussi de l’actualité, de la vivacité et de la résistance au doute de perceptions sensibles qui semblent bien convoyer des informations fiables. Ainsi se développe l’impression de vraisemblance qui ne peut manquer de nous incliner à croire « les rapports que font les sens ». D’autant que contribuent encore à leur donner du relief la variété des stimulations qu’ils procurent685 et l’absence de neutralité des informations transmises qui « intéressent » toujours l’esprit, là où les vérités claires ne retiennent pas son attention. Ce que les sens disent sur le corps ne saurait en effet nous laisser indifférents puisque nous nous identifions spontanément à lui. Ainsi s’explique la résistance farouche des sentiments et des faux jugements qui s’y attachent à toute tentative de les éradiquer686 puisqu’ « il

681 Sur l’opposition entre voir sensible et intuition : RV I, Pl I, p. 63, OC I, p. 89.

682 TM Pl II, p. 514 ; OC XI, p. 119 ; RV, Pl I, pp. 133, 136, 315, 464-465 ; OC I, pp. 177, 181-182, 408, OC II, pp. 101-102; notamment : « Une des principales causes de notre manque d’application de notre esprit aux vérités abstraites, est que nous les voyons comme de loin, et qu’il se présente incessamment à notre esprit des choses qui en sont bien plus proches. » RV III, Pl I, p. 315 (408).

683 Dans les Entretiens sur la métaphysique, Malebranche présente comme une révolte de l’imagination l’incrédulité face à cette thèse. Précisons cependant que, selon l’oratorien, nous sommes enclins (de manière assez paradoxale, d’ailleurs) à projeter sur les phénomènes des explications parfaitement imaginaires, postulant par exemple des qualités occultes pour rendre raison des propriétés chimiques des corps. Une sorte de solidarité des modalités sensitives du rapport à l’objet se manifeste alors, puisque l’on préfère faire appel à d’hypothétiques propriétés dont aucune expérience sensible ne peut attester que de faire droit à des explications rationnelles. Quand la cause échappe, l’habitude contractée de penser « sensiblement » conduit donc à faire prévaloir le mode imaginatif sur la raison.

684 EMR Préf., Pl II, p. 659 ; OC XII-XIII, p. 16. 685 EMR I, Pl II, p. 669 ; OC XII-XIII, p. 29.

686 On peut ici renvoyer, pour une restitution de l’attitude naturelle d’adhésion à nos perceptions, et par elles, à notre corps, au plaisant dialogue entre Ariste, Théotime et Théodore, dans le VIIème Entretien sur la métaphysique : « Ariste : Il me semble, Théodore, qu’il n’y ait rien à quoi je sois plus étroitement uni qu’à mon propre corps. Car on ne peut le toucher, sans m’ébranler moi-même. Dès qu’on le blesse, je sens qu’on m’offense, et qu’on me trouble. Rien n’est plus petit que la trompe

194 nous semble que ces deux parties de nous-mêmes ne [sont] plus qu’une seule et même, substance687 ».

Une telle méprise qui méconnaît la distinction et entérine la domination de l’âme par le corps s’explique par la prégnance des passions éprouvées au contact de ce corps : douleur et plaisir, qui captivent littéralement l’attention688. Nous prenant pour nos corps, il est ainsi naturel que nous dédaignions les vérités au profit des opinions et des expériences sensibles qui semblent de nature à nous faire éprouver du plaisir ou fuir les douleurs. Ce faisant, nous nous montrons, selon Malebranche, pareils à des enfants comptant pour rien ce qui paraît lointain et obnubilés par ce qui frappe leur regard689. Or nous attribuons aux objets du monde sensible des qualités émanées de nos jugements, de sorte que toute expérience se trouve déterminée par des évaluations affectives690. Pourtant, et c’est là le deuxième trait qui caractérise, sur le plan phénoménal, la sensorialité, les sentiments nous frappent par leur caractère impérieux puisqu’ ils semblent opérer « en nous sans nous ».

2. La passivité des affects.

Tandis que le sujet est à l’initiative de ses pensées d’entendement pur, par le mouvement de son attention, il est investi comme malgré lui par ses sentiments. Aussi, les perceptions sensibles s’imposant à la conscience sans qu’elle les ait sollicitées, les passions advenant comme par un inéluctable mécanisme, la formule que Malebranche applique aux jugements naturels – qui sont « en nous sans nous » – apparaît-elle comme l’emblème de la vie sensible. Dans ce champ, l’individu se trouve comme dépossédé de toute initiative, ne conservant que son consentement à ses représentations. Ce constat sera l’un des motifs de la distinction entre sentiment (modification) et idée que l’on trouve ainsi présentée :

de ces cousins importuns qui nous insultent le soir à la promenade ; et cependant, pour peu qu’ils enfoncent sur ma peau la pointe imperceptible de leur trompe venimeuse, je me sens percé dans l’âme. Oui, Théodore, cela est si vrai, que ce n’est même que par notre corps que nous sommes unis à tous ces objets qui nous environnent (…). Enfin, c’est par mon corps que je tiens à tout. Je suis donc uni à mon corps plus étroitement qu’à toute autre chose. / Théodore : Avez-vous médité longtemps, mon cher Ariste, pour faire cette grande découverte ? / Théotime : Tout cela se peut fort bien dire Théodore. / Théodore : Oui, Théotime, par des gens qui ne consultent que leurs sens. » EMR VII, Pl. II, p 778 ; OC XII-XIII, p. 148. 687 RV Préf., Pl. I, p 5 ; OC I, p. 10.

688« les plaisirs des sens [étant] plus proches de l’âme, et n’étant pas possible de ne pas sentir, et même de ne pas aimer son

plaisir, il n’est pas possible de se détacher de la terre, et de se défaire des charmes et des illusions des sens par ses propres forces », RV III, Pl I, p 317, OC I, p. 409 ; « Personne ne peut douter que la plus petite douleur des sens ne soit plus présente à l’esprit et ne le rende plus attentif, que la méditation d’une chose de beaucoup plus grande conséquence. » Pl I, p 133 ; OC I, p. 177.

689 EMR Préface, Pl II, p. 652 ; OC XII-XIII, p. 8. 690 RV I, Pl I, pp. 135-136 ; OC I, p. 181.

195 « Dès que tu veux t’appliquer à quelque idée, elle se représente à toi, et quoique tu veuilles sentir du plaisir ou de la joie, tes volontés ne produisent rien en toi. Comment donc ne vois-tu pas la différence qu’il y a entre tes modifications et tes idées ? Tu ne te modifies pas comme tu veux, et tu penses à ce que tu veux »691

Ainsi donc, alors que dans l’exercice de l’entendement pur, l’attention se dirige vers l’objet à connaître, dans le sentiment, le sujet est livré à l’action des objets sur lui – c'est-à-dire à la puissance divine692.

Les sentiments portent l’âme malgré elle aux biens sensibles ; dans la passion, elle « assiste » en spectatrice au jeu de sa machine et s’en émeut sans le vouloir693. Alors qu’avant le péché, Adam possédait un empire sur les ébranlements des esprits, l’homme est devenu incapable d’arrêter les mouvements corporels qui induisent perception et émotions de l’âme694. En tout cela, l’âme subit des « puissances » qu’elle ne peut dominer :

« Elles ne sont pas en ton pouvoir, si elles agissent en toi malgré toi. Ce n’est point toi qui agis par elles, puisqu’elles résistent à ton action, puisqu’elles agissent contre tes efforts, ou puisqu’elles agissent sans que tu y penses.695 »

Ces « puissances » ne renvoient à rien d’autre, comme le dit la suite du texte, qu’à des causes occasionnelles recevant l’efficace de Dieu. Il est évident qu’analysant la provenance des « idées des objets qui [l]’environnent », le sujet est forcé d’accorder qu’il doit l’attribuer à quelque chose hors de lui : qu’il ne puisse agir en lui-même et provoquer ses propres modifications atteste bien de l’action de quelque autre cause696 en même temps que de sa dépendance à la complexion et aux modifications de son corps697.

Car l’attachement mondain, dont le vecteur est la liaison infrangible entre âme et corps, est irrésistible dans la mesure où une âme affectée par l’ébranlement du corps qui lui est joint sera

691 MC I, Pl II, p. 198 ; OC X, p. 12; Voir aussi Rep. VFI, OC VI-VII, p. 72.

692 « Dès que tu veux t’appliquer à quelque idée, elle se représente à toi, et quoique tu veuilles sentir du plaisir ou de la joie, tes volontés ne produisent rien en toi», MCM I, Pl. II, p 203 ; OC XI, p. 16.

693 RV V, Pl I, p. 508 ; OC II, p. 150. 694 RV V, Pl I, p. 521 ; OC II, p. 163. 695 MCM I, Pl II, p. 201 ; OC X, p. 15.

696 CC, Pl I, pp. 1145, 1159 ; OC IV, pp. 24 et 40.

697 L’attribution de la cause se fait naturellement en direction des corps extérieurs, et non de Dieu : « c’est une espèce de nécessité, que j’attribue à une réalité créée, aux corps qui m’environnent, le sentiment que j’en ai, et qui se produit en moi, malgré moi », Trois lettres, OC VI, p. 201.

196 incapable de rester sourde à ses assauts. C’est bien pourquoi, ainsi qu’il a été établi au chapitre précédent, la superbe stoïcienne est, selon Malebranche, illusoire : quand l’affection du corps est indéniable, l’âme ne peut détourner son attention de ses modifications. Or la prégnance du corps est fondée, selon l’oratorien par la nécessité de sceller avec force l’union de l’âme et du corps, « victime » à sacrifier pour le salut : si le sujet ne se prenait pas pour son corps, s’il n’en éprouvait pas avec délices les plaisirs et avec souffrance les peines, son rachat ne pourrait passer par l’effort – pourtant quasi désespéré – de s’arracher à la domination du sensible.