• Aucun résultat trouvé

Une critique des sens ?

passions Le système du sensible

II. Une critique des sens ?

Le fait que les données de la conscience sensible nous parviennent « en nous sans nous » pourrait passer pour un gage de leur objectivité et peut-être, de leur valeur épistémique. Cette perspective optimiste est pourtant d’emblée mise à mal par les déclarations sans ambigüité de Malebranche qui dissocie sentir et connaître698 et use d’amples chapitres pour dénoncer les erreurs des sensations, de l’imagination et des passions. Car en vérité, dans la perception, l’esprit n’est pas réduit à une passivité radicale et par là, porteuse de véracité. Il exerce au contraire un office dans la constitution de son expérience. Ce dont le sujet a conscience, en effet, ce n’est pas de données sensitives pures – c'est-à-dire neutres – mais bien de perceptions tissées de représentations et de jugements. Les perceptions, quand bien même elles seraient attisées par les conditions corporelles de toute expérience humaine, ne laissent pas d’être des modifications de l’âme, c'est-à-dire des produits de la conscience qui en nécessitent le concours. Il convient d’emblée de préciser, cependant : la constitution du monde sensible, qui est d’abord attribuée à l’esprit humain lui-même, sera ensuite renvoyée pour une part essentielle à Dieu, dans la mesure où les jugements naturels sont opérés par lui. Ce concept apparaît, dans la seconde édition de la Recherche, sur fond de méconnaissance par l’âme d’elle-même et des détails physiologiques qui accompagnent ses expériences : le jugement naturel pallie précisément cette ignorance. A partir de la quatrième édition, Malebranche élaborera donc une distinction entre les jugements naturels opérés par Dieu et les jugements libres qui sont effectivement le fruit de la liberté du sujet. A cet égard, l’âme est

698 Les passages qui affirment que la sphère du sentiment se distingue du champ de la connaissance sont légion : « sentir la douleur, par exemple, c’est se sentir malheureux, sans savoir bien ni ce qu’on est, ni quelle est cette modalité de notre être qui nous rend malheureux. Mais connaître, c’est avoir une idée claire de la nature de son objet, et en découvrir tels et tels rapports par lumière et évidence. » (EMR III, Pl. II, p 705, OC XII-XIII, p. 66), ou : « [un esprit qui voit la vérité] ne la sent pas, il ne l’imagine pas : les sensations et les fantômes ne représentent à l’esprit que de faux rapports, et quiconque découvre la vérité, il ne la peut voir que dans le monde intelligible auquel il est uni et dans lequel Dieu le voit698 » (RV V, Pl I, pp. 525-526, OC II, pp. 168-169 ).

197 bien partie prenante de la constitution de son monde sensible, puisqu’elle exerce sa volonté en consentant à ce qui lui est représenté.

1. Les erreurs de la conscience naturelle : de bonnes raisons de douter ?

Comme on le sait, le texte le plus étoffé que Malebranche consacre aux sens se trouve au premier livre de la Recherche de la Vérité. Il consiste en une élucidation minutieuse de l’expérience sensible et a pour objet de proposer une critique des sens, puisque, comme l’affirme Malebranche dès la préface, la première ambition du volume consiste à « combattre ce qu’on appelle faussement expérience, et [à]raisonner contre les préjugés et les illusions des sens699». Les livres I à V acheminent donc le lecteur, par un exercice cathartique, aux dispositions méthodiques du livre VI. Remarquons que le livre I portait au départ le titre plus qu’explicite « Des erreurs des sens », changé en « Des sens » à compter de la cinquième édition, comme pour signifier précisément que l’entreprise ne se limitait pas à un dénombrement des fautes perceptives. Car en vérité, le discours de Malebranche se présente moins comme une critique radicale des sens que comme une critique – ou une relecture – des conceptions erronées que l’on se fait du sentir. Nous nous accordons donc à reconnaître, comme le fait Denis Moreau, qu’il n’y a pas, chez Malebranche, de condamnation radicale du sensible : « jamais donc on ne trouvera chez l’oratorien quelque chose qui ressemble à un mépris ou une condamnation des sens »700. Selon nous, la conscience naturelle n’est donc mise en question par Malebranche que dans la mesure où elle devient l’alibi d’une pensée réaliste qui méconnaît le fonctionnement effectif de la perception et les principes de sa noétique.

La démonstration de la fausseté de la conscience sensitive est obtenue par une étude des erreurs des sens au cours de laquelle Malebranche convoque les exemples traditionnels des illusions d’optique – présents notamment chez Descartes – et fait apparaître, plus généralement, la relativité de toutes les données perceptives. Dans le livre I, Malebranche prend comme objet principal la vue, gageant qu’il « suffira de ruiner l’autorité que les yeux ont sur la raison, pour nous détromper, et pour nous porter à une défiance générale de tous nos sens701 ». Les défaillances de ce sens réputé

699 RV Préf., Pl. I, p 4 ; OC I, p. 10.

700 Malebranche, 2004, p. 51. R. Carbone, de manière assez consonante, insiste, au début de son analyse du livre « Des sens », sur la volonté malebranchiste de faire droit à une positivité de son objet. Selon lui, en effet, Malebranche cherche à « esquiver une dénotation négative des sens visant à souligner ce qu’ils ne sont pas ou ce qu’ils nous empêchent de saisir » ; « Puisque les sens ne véhiculent pas une connaissance nouménale de la réalité, il est inexact d’affirmer qu’ils nous trompent » (Infini et

science de l’homme, pp. 411 et 412).

198 plus objectif – parce que sujet et objet semblent s’y rencontrer à distance – permettent donc de prouver a fortiori la subjectivité des autres perceptions (goût, toucher, ouïe)702. Il en ressort que « nos yeux nous trompent généralement dans tout ce qu’ils nous représentent, dans la grandeur des corps, dans leurs figures et dans leurs mouvements, dans la lumière et dans les couleurs » et ainsi que « c’est un préjugé qui n’est appuyé sur aucune raison que de croire qu’on voit les corps tels qu’ils sont en eux-mêmes703 ».

Le relevé des erreurs des sens constitue la raison majeure d’entrer dans la défiance vis-à-vis de ce que la conscience ordinaire offre au titre de vérités d’expérience. Le livre I de la Recherche assume alors le même rôle propédeutique que la première méditation cartésienne, instaurant le doute radical comme principe de tout discours tendant à la vérité. Cependant, le propos de Malebranche, s’il reconnaît l’utilité du doute « par prudence et par défiance, par sagesse et par pénétration d’esprit » en propose une mise en œuvre bien différente du précédent cartésien704.

Ce dernier commençait par un rejet radical du témoignage des sens et se poursuivait en un usage spécifique de la tromperie ou de la feinte pour rejeter comme douteuses toutes les croyances antécédentes, dont la foi dans l’existence du monde. Rien de tel ne se produit chez Malebranche qui promeut une mise à distance plus modeste et dont l’efficacité repose sur un subtil équilibre entre persuasion et conviction705 :

« Il ne s’agit pas de dire que l’esprit est faible, il faut lui faire sentir sa faiblesse ».

Le doute dont il s’agit concerne la vérité des jugements formés sur le témoignage des sens concernant les propriétés des corps physiques. Or, pour préparer le sujet au doute, il faut faire

702 On doit souligner sur ce point que l’enjeu stratégique de l’étude de la vue n’a rien de bien original : on le trouvait clairement exprimé chez Kepler ou Descartes. Notons aussi qu’en se focalisant sur ce sens, Malebranche laisse de côté l’un des exemples qui lui sert, dans d’autres textes, à illustrer la relativité de la perception : celui de l’appréhension différenciée de la température de l’eau d’une cuve dans laquelle on plongerait la main, qui apparait comme une déclinaison du paradoxe de la double relation.

703 RVI, I, Pl I, 61 ; OC I, p. 87.

704 « Au reste, qu’on ne s’imagine pas avoir peu avancé, si on a seulement appris à douter. Savoir douter par esprit et par raison, n’est pas si peu de chose qu’on le pense. Car il faut le dire ici, il y a bien de la différence entre douter et douter ; on doute par emportement et par brutalité ; par aveuglement et par malice, et enfin, par fantaisie, et parce que l’on veut douter. Mais on doute aussi par prudence et par défiance, par sagesse et par pénétration d’esprit. (…) Le premier doute est un doute de ténèbres, qui ne conduit point à la lumière, mais qui en éloigne toujours. Le second doute naît de la lumière, et il aide en quelque façon à la produire à son tour. » RV, Pl I, p. 141, OC I, p. 188.

705 « Ceux qui ne doutent que de la première façon, ne comprennent pas ce que c’est que douter avec esprit. Ils se raillent de ce que M. Descartes apprend à douter dans la première partie de ses Méditations métaphysiques, parce qu’il leur semble qu’il n’y a qu’à douter par fantaisie : et qu’il n’y a qu’à dire en général, que notre nature est infirme, que notre esprit est plein d’aveuglement : qu’il faut avoir un grand soin de se défaire de ces préjugés, et autres choses semblables. Ils pensent que cela suffit pour ne plus se laisser séduire à ses sens, et pour ne plus se tromper du tout. Il ne suffit pas de dire que l’esprit est faible, il faut lui faire sentir ses faiblesses. Ce n’est pas assez de dire, qu’il est sujet à l’erreur, il faut lui découvrir, en quoi consistent ses erreurs. C’est ce que nous croyons avoir commencé de faire dans ce premier livre, en expliquant la nature des erreurs de nos sens, et nous allons poursuivre notre même dessein, en expliquant dans le second la nature et les erreurs de notre imagination. », Ibid.

199 sentir à l’esprit ses faiblesses non pas en les énumérant, mais en les expliquant et en en proposant une déduction ; non en se contentant d’affirmer avec force mais en faisant éprouver, par l’exemple décrypté, la faiblesse de l’esprit. Douter par fantaisie ou déclarer sans preuve que l’esprit est faible, cela procède d’une erreur de méthode commune aux moralistes sceptiques et dogmatiques : mille expériences ne suffisent pas plus à la conviction, selon Malebranche, qu’un discours abstrait. En raison de la spécificité de la nature de l’homme et du rapport – en conditions postlapsaires – de ses deux tensions à la vérité et au corps ; Malebranche établit qu’il faut produire, si l’on veut convaincre durablement, une démonstration rigoureuse et sensible706. La défiance recherchée ne saurait donc être le produit d’une simple posture morale ni d’un parti pris philosophique ; l’entreprise requiert une analyse détaillée des expériences sensibles et une compréhension générale des erreurs de la conscience naturelle707. Aussi faudra-t-il user d’un discours à la fois démonstratif et sensible, qui se tienne à distance du doute par fantaisie et des discours de surface qui, ne faisant que relever les errements de la perception, se privent d’un écho véritable dans l’esprit des lecteurs708. Mais le doute qui doit résulter de ce discours n’a pas la radicalité de l’exercice cartésien de la première méditation, il ne requiert ni la suspension de la croyance dans l’existence du monde sensible ni même un rejet universel des croyances reçues des sens mais seulement une défiance plus limitée709 qu’il faudrait exercer non seulement au principe mais tout au long de l’entreprise scientifique. Selon Malebranche, la réflexion peut s’ébaucher à partir d’un doute minimal et la méthode elle-même ne consiste pas préférentiellement à douter :

706 Sur ces points, on peut renvoyer au premier chapitre de la présente étude.

707 Selon Marie-Frédérique Pellegrin (« Aristarque est-il cartésien ? » La lettre clandestine, 2001/10) Malebranche n’utilise le doute que de manière accessoire et comme instrument de combat contre le scepticisme et l’athéisme : pp. 89-90.

708 « Il est absolument nécessaire que ceux qui se veulent rendre parfaitement sages et heureux, soient entièrement convaincus, et comme pénétrés de ce que je viens de dire. Il ne suffit pas qu’ils me croient sur parole, ni qu’ils en soient persuadés par l’éclat d’une lumière passagère : il est nécessaire qu’ils le sachent par mille expériences, et mille démonstrations incontestables : il faut que ces vérités ne se puissent jamais effacer de leur esprit ; et qu’elles leur soient présentes dans toutes leurs études, et dans toutes les autres occupations de leur vie », RV Préf., Pl. I, p 12 ; OC I, p. 19. 709 Alquié estime que le doute méthodique de Malebranche, sélectif et dans lequel le moi ne « garde pas son rôle métaphysique fondateur » est plus dilué parce que plus diffus (Le cartésianisme de Malebranche, p. 73). Il attribue en revanche à l’oratorien un doute métaphysique accru, plus dévastateur, dans la mesure où « en ce qui concerne l’existence des corps, il estime que notre incertitude ne peut tout à fait être dissipée » (p. 75). Ainsi, la manière dont Malebranche pratique le doute révèlerait-elle un fort ancrage cartésien : « ce doute survit à sa disparition apparente, et rigoureusement analysé, manifeste toute sa profondeur », mettant au jour la différence entre le statut des essences et des existences au regard de la connaissance (p. 81). Malgré une apparente désaffection pour son sens méthodique inaugural, le doute atteindrait donc chez Malebranche une signification plus pleine, dans son versant métaphysique et existentiel. Une telle interprétation, indéniablement riche, notamment parce qu’elle relève le statut spécifique de la connaissance des étants chez Malebranche, nous paraît toutefois accentuer de manière excessive le doute malebranchiste à l’égard de l’existence des corps, qui, comme il sera montré plus loin, n’est en réalité jamais une inquiétude véritable pour le malebranchisme, qui ne verse pas dans l’idéalisme convoyé par à une telle orientation.

200 « Il suffit qu’ils entrent seulement en quelque défiance de leurs sens : et s’ils ne peuvent rejeter leurs rapports comme entièrement faux et trompeurs, on leur demande seulement, qu’ils doutent sérieusement que leurs rapports soient entièrement vrais710 ».

Car il suffit, en dernière instance, d’avoir réussi à jeter un scrupule dans l’esprit des personnes raisonnables, quant à la véracité du témoignage des sens, pour que l’entreprise du livre I ait porté ses fruits. S’il est exact que l’âme est sous la dépendance du corps, il demeure qu’elle possède la capacité de rechercher le vrai, c'est-à-dire de ne pas octroyer son entier accord aux données de la perception sensible. C’est pourquoi Malebranche rappelle, à la fin de l’analyse des sens :

« Qu’on ne doit jamais donner un consentement entier, qu’à des choses qui paraissent entièrement évidentes, et auxquelles on ne peut s’abstenir de consentir, sans reconnaître avec une entière certitude, que l’on ferait mauvais usage de sa liberté, si l’on ne s’y rendait pas711. »

Le résultat du doute modeste de Malebranche est indéniablement voisin des règles de méthode cartésiennes, il n’en reste pas moins singulier. L’assentiment – comme acte de la liberté – doit être réservé aux perceptions dont on éprouve avec force la certitude. Or, dans la mesure où il n’est pas question, comme chez Descartes, de disposer d’un modèle de la connaissance claire dans la saisie de la conscience de soi, il convient de chercher d’autres marques de la clarté et, particulièrement, de la distinguer de la vivacité de la vraisemblance. Celle-ci produit assurément une forte impression, elle diffère cependant du sentiment de vérité qui s’attache aux authentiques évidences. Aussi, à défaut de chercher une certitude de même ordre que la clarté de la conscience de soi, Malebranche préconise-t-il de s’examiner pour s’habituer à ressentir la différence entre l’inclination que l’on a à croire aux choses vraisemblables – et la peine que l’on éprouve à s’en détourner – et l’attrait de la vue claire et distincte de toutes les parties d’un objet, qu’accompagne la conscience d’un remords si l’on refuse d’y consentir. Ainsi, selon Malebranche, la certitude ne contraint pas l’esprit mais tout se passe « comme si » nous étions forcés à adhérer à la vérité. En effet, bien que la clarté et la présence des idées ne soit pas invincible, le sujet éprouve un sentiment spécifique intense qui légitime l’assentiment et que l’on ne peut définir autrement que comme un

710 RV I, Pl I, p 140 ; OC I, p. 187. 711 Ibid.