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PARTIE I APPROCHE THÉORIQUE, ÉPISTÉMOLOGIQUE ET

6 LA CONSTRUCTION DES MATÉRIAUX

6.1 La condition du chercheur, l’altérité et le langage

Tout au long de la recherche, un des principaux soucis était les biais d’information qui pouvaient apparaître durant la démarche. Notre bagage culturel et notre origine ethnique pouvaient être des barrières majeures pendant la construction de données sur le terrain; notre objectif étant rendre compte, sans trop les trahir, les représentations de la nature des personnes et des groupes sociaux.

Bien que notre formation principale soit en sciences de l’environnement, nous avons fait appel aux sciences sociales afin de compléter cette recherche. Or, nous avons une vision élargie des facteurs ayant une influence sur l’aménagement du territoire et des ressources. Les techniques utilisées, étant majoritairement qualitatives, sont courantes dans les sciences sociales.

Dans ce sens, l’observation participante, par exemple, a été une bonne méthode pour « apprendre de l’expérience » (Whyte, 1984) et pour s’impliquer dans la vie de ces communautés. Ça a été un long processus qui a débuté avec nos travaux de maîtrise (Boya, 2004).

D’un côté, le travail au Ministère de l’Environnement de Sao Tomé, nous a permis d’apprendre le fonctionnement, les priorités et les relations qui s’établissent dans le réseau de l’administration publique d’un pays en développement, presque totalement dépendante du financement international. D’un autre côté, le travail dans une ONG locale, Step Up, nous a permis d’être en contact direct avec les zones les plus paupérisées du pays, là où cette ONG mettait en place des projets d’assainissement d’eaux et d’éducation environnementale, entre d’autres. Nous avons été touchés par la difficile réalité de ces gens et par les problèmes et les enjeux auxquels les projets de coopération se voient confrontés sur le terrain. Ces deux travaux ont été la porte d’entrée à des informations et des connaissances à propos de situations que nous aurions difficilement pu obtenir autrement. Toutes ces expériences nous ont permis de plonger rapidement dans le fonctionnement de la société sãotoméenne. Mais, il y a surtout deux expériences qui nous ont aidé à réaliser

Francesa), où le rencontre quotidienne des gens était toujours une source d’information; d’un autre côté, le temps passé avec les communautés habitant près du parc, où la participation dans des événements et des activités quotidiennes nous a permis de cerner les pratiques courantes par rapport à la nature. Notre quotidien à São Tomé, pendant les deux séjours de quatre mois que nous avons réalisé, nous a finalement permis de plonger et de comprendre la logique de la société sãotoméenne.

Les questions de genre, très importantes pour les relations interpersonnelles dans une société où encore aujourd’hui la condition des femmes n’a pas atteint l’égalité avec les hommes, étaient, a priori, un handicap pour certaines entrevues. Le rôle des informateurs clés, qui nous ont accompagné et mené avec nous les enquêtes, et l’empathie qu’ils avaient avec les interviewés, nous ont beaucoup aidé, nous allons le voir un peu plus tard dans le présent chapitre.

Du même, notre origine ethnique pouvait représenter une barrière au transfert d’information. Mais, les longs séjours, les informateurs clés et les entrevues successives avec les acteurs ont minimisé ce possible biais d’information.

Dans ce sens, il est important de réfléchir sur les rôles et statuts particuliers que prend le chercheur au fait d’un objet d’enquête dont il fait partie. Inscrit dans son objet empirique, co-participant pour ainsi dire des dynamiques qu’il repère, le chercheur est présent à des situations sociales qui le situent, du point de vue des acteurs, dans une position spécifique (Shinz, 2002). À ce titre, il faut voir que les contenus empiriques des matériaux ne sont pas seulement construits par le chercheur, mais co-construits du fait des relations liant le chercheur à d’autres personnes.

Nous sommes d’accord avec N. Ramognino (1992) quand il affirme que :

« […] l’enregistrement des données transforme et déforme la « réalité » sans que l’observateur ne puisse contrôler et maîtriser, sinon dans un déplacement de ses propres questions. » (Ramognino, 1992: 60).

Le travail de construction des données n’est jamais neutre, mais est toujours objet de contraintes situationnelles qui orientent ce travail suivant des préoccupations et des possibilités de lecture qui habitent l’observateur ou qui font pression sur lui. Ces déformations du réel, comme le réel lui-même, ne sont que diverses expressions d’une réalité qui est toujours relationnelle, c’est-à-dire que d’un point de vue méthodologique, il n’y a pas de vraie réalité, sauf si nous retombons dans l’essentialisme (Ramognino, 1992). Cependant, il y a des vraies relations sociales, soit des expériences sociales produisant du sens socialement localisé et localisable (Todorov, 1982). Dit autrement, les « vérités » sont toujours relationnelles, c’est-à-dire relatives à un cadre d’énonciation, ce qui nous amène à qualifier le retour sur les matériaux construits comme le moment clé dans la construction de l’objet opératoire (Turcotte, 2006).

Le chercheur doit prendre du recul, réfléchir sur les observations quotidiennes, afin de guider les prochains pas à suivre, entrevues, déplacements ou pour simplement faire le point sur les matériaux obtenus. Le chercheur veut être à l’intérieur et à l’extérieur des situations, une dualité qui permet de comprendre que les données ne peuvent jamais être collectées, mais bien qu’il s’agit de matériaux co-construits, qui seront convertis en données suivant un travail de déconstruction des matériaux (Houle, 1987).

Du point de vue de la théorie d’Halbwachs (1968), les entretiens réalisés sont à situer comme des moments d’exploration des mémoires individuelles et collectives telles qu’il est possible de les solliciter à travers des histoires de vie, des récits de pratiques ou des entretiens thématiques.

Le langage, principal médiateur de la connaissance, est porteur de l’expérience du vivre collectif. Connaissance et expérience sont liées à travers la mémoire individuelle et collective, et ce sont les configurations empiriques de ces relations sociales qui témoignent au mieux de l’organisation du sociosymbolique. Lier l’expérience au langage renvoie ainsi à une appréciation sociologique du savoir du sens commun, des modèles concrets de connaissance qui appartiennent au vécu (Houle, 1987: 17).

Nous pouvons ainsi faire l’hypothèse qu’à travers les récits se donne à voir la structuration du vécu individuel, en même temps que les limites morphologiques des expériences vécues: les espaces-temps sociaux, les difficultés relationnelles, les valeurs, les normes, les règles, etc. qui sont opératoires et qui régissent ces relations avec les autres.

Il ne faudrait pas oublier que le chercheur est étranger aux différents groupes qu’il étudie, mais par l’observation participante ou les entretiens, il peut cerner l’articulation des rapports du groupe avec l’extérieur; le chercheur peut ainsi faire ressortir les spécificités des hiérarchies existantes, dans lesquelles il s’inscrit avec ces entrevues et observations39. Dans notre terrain, par exemple, le passé colonial et les hiérarchisations sociales dérivées ou renforcées, les altérités économiques sous-tendues par les origines du chercheur, la présence de nombreuses ONG et la figure du coopérant étranger, les attitudes des touristes, entre d’autres figures, renvoient à des localisations produites par les personnes pour situer le chercheur. Il faut les comprendre comme des déterminants qui orientent les contenus mis de l’avant par les interviewés lors d’une rencontre, soit l’insistance sur les conditions de pauvreté ou les besoins d’aide, mais aussi d’autres marqueurs de spécificité, dont la qualification des différences entre le chercheur et les interviewés ou entre ces derniers et d’autres groupes sociaux. Tous ces éléments permettent au chercheur, d’une part, de situer la perception qu’on se fait de lui, et d’autre part, au travers de cette relation d’altérité, provoquent l’explicitation par les personnes de la hiérarchisation des rapports sociaux intergroupaux et intragroupaux.

Toutefois, retournant aux réflexions initiales sur la condition du chercheur, le problème de l’altérité dans la co-construction des matériaux, relative aux situations des rencontres et aux

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Nous avons plusieurs exemples tirés de nos entrevues : Lors des premiers entretiens dans des familles habitant près du parc, les questions posées aux femmes étaient répondues par les hommes. Lorsque j’ai demandé pourquoi, l’homme répondait que seule la parole de l’homme comptait (explicitation des rapports et des hiérarchies de genre). Lors des entrevues dans les communautés, les gens demandaient tout d’abord si on était des employés gouvernementaux, car ils avaient peur de trop parler et perdre la concession de terrains (explicitation des rapports à l’Administration). Lors des entretiens collectifs, les gens nous demandaient de dire au gouvernement qu’ils respectaient les lois de chasse et de coupe d’arbres (explicitation des rapports politiques et de notre localisation comme gens influents). Lors de certains entretiens, les gens ne manquaient pas de souligner comment d’autres étrangers blancs étaient venus auparavant poser aussi des questions, mais comment ils avaient par la suite offert des vêtements, de l’argent ou des boissons (explicitation des rapports économiques et d’échange avec les étrangers)…

localisations des intervenants, est indépassable. L’un des dangers principaux est qu’en fonction de la position sociale qu’il s’est vu attribuer, on ne présente au chercheur que les aspects du réel qui sont signifiants du point de vue de cette position. Cependant, cette attribution sociale reçue par le chercheur peut devenir une clé méthodologique du point de vue des rapports sociaux à étudier (Bazin, 2005: 165-83). Le positionnement attribué n’est rien d’autre qu’une distance à franchir pour savoir comment appréhender l’objet empirique de la recherche40. Dans ce sens, nous le verrons plus tard, les différents rôles que nous avons adoptés dans nos discours, nos démarches et nos interventions sur le terrain (coopérant d’une ONG, employée du Ministère, étudiant ou simplement ami curieux) nous ont amené à des situations particulières et à des relations sociales spécifiques avec les différents acteurs.

Il ne s’agit pas ici de valoriser les jeux de rôles comme stratégie dans les rencontres, mais plutôt d’en souligner une leçon de méthode (Houle, 1989). Dans ce sens, la reconstruction explicite de ce qu’était le rapport à l’autre sur le terrain, ne semble possible que dans une étape ultérieure à la construction des données elles-mêmes41. De même, le choix et le rôle assumés par les informateurs clé avec lesquels nous avons travaillé, forme part de cette méthode suivie sur le terrain. Il est aussi important d’en expliciter les règles.