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PARTIE 1 : Cadre de la recherche

2.3. La conception constructiviste des mathématiques

Cependant, certains mathématiciens se démarquent totalement du formalisme et de la culture bourbakiste. C’est le cas par exemple de Berge, auteur de La Théorie Générale des Jeux à n personnes (Berge, 1957) et de La Théorie des Graphes (Berge, 1958). Pour ce célèbre mathématicien, la référence algébrique n’est pas première. Un graphe se traite sous forme de figures et permet ainsi de visualiser l’objet clairement, tandis que selon les bourbakistes un graphe ne peut être qu’une fonction. Qu’ils concernent le jeu d’échecs ou bien la géométrie, les travaux et propos de Berge, traduisent un besoin de visualiser le réel. Dans un entretien avec Nimier (1989), Berge dit manifester son intérêt pour les configurations, c’est-à-dire les façons d’arranger des objets suivant des contraintes, son désir de rendre visuelles des choses très complexes. Euler (1759) a été l’initiateur de cette théorie des graphes qui lui a d’ailleurs permis d’être le premier à montrer par une résolution mathématique formelle que le célèbre Problème des sept ponts de Königsberg était insoluble45.

Étant donné que la ville est construite sur deux îles reliées au continent par six ponts, et entre elles par un pont, trouver un chemin quelconque permettant, à partir d'un point de départ au choix, de passer une et une seule fois par chaque pont, et de revenir à son point de départ, étant entendu qu'on ne peut traverser l'eau qu'en passant par les ponts.

La troisième conception référée ici, le constructivisme s’oppose aux deux précédentes, dans le sens où elle postule que seuls les résultats obtenus par une construction finie constituent des objets mathématiques : pour les constructivistes parmi lesquels on peut citer Poincaré, la preuve abstraite de l’objet mathématique étudié ne suffit pas. Des preuves dites constructives, autrement dit des démonstrations, sont indispensables pour conclure à l’existence d’un objet ; elles doivent fournir une méthode permettant d’en produire effectivement un exemplaire. Les objets mathématiques résultent de constructions mentales du mathématicien. Selon Régnier (1994), dans cette conception, le but essentiel est de fournir des algorithmes pour résoudre des problèmes idéalement concrets.

Pour les constructivistes, un problème mathématique porte sur des objets qui ne sont pas considérés comme existant par eux-mêmes mais comme étant le résultat des constructions mentales du mathématicien.

Ce courant exige qu’une démonstration qui conclut à l’existence d’un objet, fournisse une méthode permettant de produire effectivement un exemplaire de cet objet. Par exemple, la démonstration de l’existence d’une infinité de nombres premiers peut être qualifiée de constructive, puisqu’elle fournit une méthode permettant de construire l’ensemble des nombres premiers : un nombre premier p étant donné, il s’en trouvera un autre avant (p ! + 1), l’intervalle de recherche pour le nombre suivant étant ainsi borné.

2.4. Conclusion du chapitre

Ces trois conceptions ne sauraient recouvrir l’ensemble des courants traitant de l’activité mathématique.

Le type de conception à laquelle se rattache l’activité du mathématicien ne semble pas influer sur la définition que le mathématicien pourrait donner du problème mathématique, même si des divergences entre les conceptions peuvent être relevées quant à la place de la théorisation, de l’expérience, de la relation aux objets réels, lors de la résolution du problème. De par la perception que les mathématiciens interrogés par Nimier (1989) ont révélée de leur activité ou encore de par l’observation des types de problèmes qui ont été traités au fil de l’Histoire, on peut conclure que le concept de problème renvoie toujours, pour ces experts, à une question à résoudre, conformément aux définitions extraites de l’Encyclopédie46 (Diderot, 1751-1772). La solution n’est pas immédiate ; elle est parfois longuement différée dans le temps, comme en attestent par exemple les 23 problèmes de Hilbert (1900) dont cinq ne sont pas encore, à ce jour, entièrement résolus. Elle se présente souvent de façon assez inattendue.

Dès lors qu’il a résolu un problème mathématique, le mathématicien va consigner par écrit le savoir mathématique nouveau. Au fil des siècles, les supports ont évidemment varié, mais depuis les tablettes babyloniennes ou les papyrus égyptiens jusqu’aux publications actuelles dans les revues scientifiques, le principe est resté le même : celui de communiquer des résultats à un moment donné.

Le mathématicien va, pour ce faire, dépersonnaliser le savoir, le décontextualiser, le détemporaliser en faisant abstraction de tous les allers-retours qui ont balisé le parcours de recherche de la solution du problème. Il va parfois introduire un vocabulaire nouveau. Et c’est ainsi que ce savoir sera mis à disposition d’autres chercheurs qui, le cas échéant, le transformeront, voire le généraliseront. Le savoir établi par le savant prend le nom de savoir savant chez Chevallard (1985).

Parmi les savants que sont les mathématiciens et pour lesquels le fondement même de l’activité réside dans la résolution de problèmes, se trouvent ceux qui, issus de l’École normale supérieure, sont devenus professeurs de mathématiques ; leur parcours en général exceptionnel les a conduits le plus souvent à enseigner aux élèves des Grandes Écoles. On peut dès lors se demander :

(i) si ces professeurs qui ont été parmi les plus brillants élèves en mathématiques se retrouvent dans les propos de Bachelard (1938, p. 18) destinés aux professeurs de sciences :

Dans l’éducation, la notion d’obstacle pédagogique est également méconnue. J’ai souvent été frappé du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres si c’est possible, ne comprennent pas qu’on ne comprenne pas (Bachelard, 1938).

Avec Bachelard, est effectivement posée ici toute la question de l’apprentissage à laquelle se mêle étroitement celle de l’enseignement par l’intermédiaire de la notion d’obstacle pédagogique. Les mathématiques en général et la résolution de problèmes à données numériques en particulier ne sauraient être épargnées par ce type de questionnement

car il va de soi que ces domaines ne sauraient être réservés aux seuls mathématiciens. Ce sont donc ces deux paradigmes d’enseignement et d’apprentissage de la résolution de problèmes qui vont faire l’objet des deux chapitres suivants destinés à convoquer les cadres théoriques correspondants : l’un emprunté à la didactique des mathématiques, l’autre à la psychologie en prenant en compte les domaines de l’apprentissage, du développement et de l’éducation.

(ii) ou encore si Adeline, cette élève de 10 ans dont une réplique extraite d’un entretien avec Sarrazy (2002) est rapportée ici, pourrait compter parmi leurs élèves.

- Quand, en classe, tu n’as pas compris ce qu’a expliqué ton maître, que fais-tu ? - Je le demande à Sandrine parce qu’elle comprend pas elle aussi (Sarrazy, 2002). Toutefois, il est possible de faire établir des liens étroits entre certaines notions enseignées et la réalité. Par exemple, des professeurs italiens se sont employés à replacer leurs élèves de l’école moyenne47 dans le même esprit que celui qui avait conduit le créateur

mathématique à la découverte (Castelnuovo, Barra, 1980). La figure 15 présente48 la

réalisation d’élèves placés en situation de recherche en vue de la construction d’un mobile destiné à les faire accéder au concept de barycentre.

Figure 15 : L’idée du triangle de Möbius (Castelnuovo, Barra, 1980, p. 210)

Mais avant d’être transformé en savoir destiné à être enseigné dans les classes, le savoir savant produit par les mathématiciens va subir un ensemble de transformations adaptatives qui vont le rendre apte à prendre place parmi les objets d’enseignement (Chevallard, 1985, p. 39).

Comment passer du savoir savant au savoir enseigné ? Quel sera le travail du professeur ? Telles sont les questions que nous nous proposons de traiter dans le chapitre suivant à travers les travaux issus des recherches en didactique des mathématiques.

47 Trois premières années de collège.

Chapitre 3 : Du point de vue des didacticiens des mathématiques :

Qu’est-ce qu’un problème ? Comment en enseigner la résolution ?

Le second chapitre a permis de cerner les conceptions de quelques mathématiciens sur le savoir savant.

Le premier chapitre, à travers le contenu des programmes d’enseignement, avait mis en avant le savoir à enseigner. Les contenus de ce savoir à enseigner sont fixés par les programmes d’enseignement qui prennent en compte l’évolution de la science. L’introduction des mathématiques modernes dans les programmes de 1970, inspirée du mouvement structuraliste, en constitue une illustration. Prenant cette conception comme modèle, nombreux ont été les professeurs qui, à tous les niveaux, du primaire au supérieur, ont basé leurs cours sur des théories abstraites, dénuées de signification pour leurs élèves. Plusieurs voix se sont d’ailleurs élevées contre la présence de ce formalisme dans les cours dispensés. Selon Rouche (in Bouvier, 1981), Le malheur veut que si, dans les écoles, on enseigne avant tout les structures, les élèves eux n’ont pas ce souvenir des problèmes et des théories particulières d’où elles sont issues. On enseigne des mathématiques toutes faites qu’on illustre d’exemples naïfs. Quant à Chevallard (in Bouvier, 1981), il dénonce ces structures qui tombent du ciel sur la tête des élèves.

Ainsi, l’Institution scolaire fait des choix49 qui sont fixés dans les programmes d’enseignement et qui se traduiront par un savoir à enseigner, lequel deviendra objet d’enseignement et sera destiné à devenir le savoir enseigné par le professeur. Par conséquent, tous les objets mathématiques qui émanent du travail des mathématiciens n’ont pas pour finalité de devenir des objets d’enseignement.

La chaîne suivante (Figure 16) peut résumer le passage entre le savoir savant et le savoir enseigné.

Savoir savant

(savoir du mathématicien)

Savoir à enseigner

(fixé par les programmes d’enseignement)

Savoir enseigné

(par le professeur)

Figure 16 : Transposition du savoir savant au savoir enseigné

Chevallard (1985) nomme transposition didactique ce passage d’un contenu de savoir précis à une version didactique de cet objet de savoir.

Dès lors se pose la question du contenu du savoir effectivement enseigné. En effet, si on considère qu’acquérir des savoirs en mathématiques, c’est avant tout se poser des questions et résoudre des problèmes, alors on comprend aisément que le rôle du professeur ne doit pas se borner à faire apprendre des théorèmes et à les appliquer à des situations ou, pour rejoindre Dieudonné, cité par Glaeser (1995) à rédiger un exposé clair et précis et à égrener un discours devant un amphithéâtre qui regarde passer le cours, comme une vache regarde

49 Sous le terme noosphère, Chevallard (1997) désigne ceux qui pensent les problèmes d’enseignement d’une discipline.

passer un train… Selon la même perspective, Chevallard (2003) considère que la didactique

s’occupe de la diffusion (et de la rétention, de la non-diffusion) des praxéologies50.

En filigrane de ces propos on peut citer les réflexions de Brousseau (1983, p. 167) relatives à la fois au contenu de l’enseignement et aux rôles des différents acteurs de cet enseignement : Un élève ne fait pas de mathématiques s'il ne se pose et ne résout pas de problèmes. Tout le monde est d'accord là-dessus. Les difficultés commencent lorsqu'il s'agit de savoir quels problèmes il doit se poser, qui les pose, et comment.

Ainsi, c’est sur la base d’interrogations sur les pratiques de l’enseignant dans la conduite de sa classe et sur les types de tâches à mettre en place pour faire parvenir ses élèves à une ou plusieurs solutions d’un problème posé en vue de faire émerger de nouveaux savoirs, que Brousseau a fondé la didactique des mathématiques. L’objet de cette science réside donc dans la compréhension des phénomènes d’enseignement des mathématiques. C’est d’ailleurs à partir de ses recherches sur l’échec scolaire51 spécifique aux mathématiques que Brousseau développera sa théorie des situations didactiques.

Dans L’échec et le contrat, à travers une analogie, Brousseau invite à dépasser les seules investigations sociales ou psychologiques centrées exclusivement sur le sujet-élève et à s’intéresser aux rapports de l’élève au savoir : Mettre en cause l’élève me paraît une attitude analogue (aussi vaine) que celle qui chercherait à expliquer pourquoi l’eau fuit d’un seau percé en analysant les différences de qualité de l’eau qui est sortie et celle qui est restée, comme si les raisons de la fuite résidaient dans les qualités propres à l’eau (Brousseau, 1980b)

Il considère que les causes de l’échec sont à chercher dans le processus même d’enseignement, dans le rapport de l’élève au savoir et aux situations didactiques et non dans ses aptitudes ou dans ses caractéristiques permanentes générales (Brousseau, 1980a, p.128). Sa définition de l’enseignement comme le projet et l’action sociale de faire approprier par un élève un savoir constitué ou en voie de constitution le conduit à définir la didactique des mathématiques comme science des conditions de diffusion et d’appropriation des connaissances mathématiques utiles aux hommes et à leurs institutions (Brousseau, 1997).

C’est donc avec la double perspective de praxis et de logos inhérentes à la didactique des mathématiques que nous nous interrogeons sur l’enseignement et l’apprentissage de la résolution des problèmes mathématiques, les deux processus étant intimement liés si l’on s’en réfère à la définition de l’enseignement donné par Conne (1992) :

Qu’est-ce que l’enseignement si ce n’est d’abord une interaction des connaissances d’un enseignant avec celles de un (ou plusieurs) élève(s). (Rouchier, 1991, in Conne, 1992)

50 Au sens de Chevallard (2003) : Le mot de praxéologie, qui désigne dans un même souffle la praxis, le savoir-faire, et le logos, le savoir, qui l’accompagne est le premier objet de la didactique.

51 Nous y reviendrons ultérieurement avec le cas de Gaël et le concept de contrat didactique (Brousseau, Warfield, 1999).

Ceci va nous conduire à examiner les principaux travaux qui émanent de la didactique des mathématiques qui reposent sur l’étude des phénomènes d’enseignement/apprentissage spécifiques aux mathématiques dans le cadre des situations scolaires (Sarrazy, 1995).

Pour ce faire, nous nous tournerons principalement vers les travaux de Brousseau52 et de Glaeser53, principaux fondateurs de ce courant théorique qui s’est développé en France dans les années soixante-dix : la didactique des mathématiques.