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Chapitre 1. 2 : Les cognitions

2. La cognition distribuée.

L’approche distribuée de la cognition étudie la cognition humaine en accordant une place centrale à la composante sociale des individus. Les bases théoriques et méthodologiques de cette approche émanent des sciences cognitives, de l’anthropologie cognitive et des sciences sociales. La cognition distribuée postule que pour comprendre la cognition humaine, il faut la considérer comme un phénomène social et culturel. En d'autres termes les composants de l’activité cognitive ne peuvent pas se limiter aux représentations mentales et doivent inclure les structures sociales, la culture, les individus et les outils. En effet, l’activité humaine ne se réduit pas à l’activité du cerveau, elle est au contraire distribuée entre les membres d’un groupe, entre les individus et les structures environnementales et matérielles. Elle est aussi traversée par le temps.

Certains auteurs examinent la question de la nature « distribuée » de la cognition. Ce concept déjà présent chez Lave (1993) se réfère au fait que les savoirs ne sont pas seulement logés chez « l’individu solo » mais sont répartis entre les différents individus et outils (matériels ou symboliques) qui nous entourent et auxquels nous recourons en activité solitaire ou collective. Il s’est alors ouvert un nouveau champ d’étude autour des artefacts et de l’impact de leur utilisation sur l’activité cognitive. On peut citer comme exemple d’artefact en éducation physique l’utilisation du trampoline qui permet à l’individu d’explorer une autre dimension de son corps dans l’espace. Un artefact est donc un outil cognitif qui façonne l’activité du sujet : or la prise de conscience des potentialités d’un outil pour l’accomplissement d’une tâche, comme par exemple des propriétés d’un ballon de hand ball lors d’un dribble ou d’un tir, ne va pas de soi. L’utilisation d’un outil s’apprend et le contexte détermine l’usage de l’objet.

La théorie de l’action distribuée ménage une part importante au langage (Vanderkeven 1988) ; il s’agit d’appréhender le jeu des productions/interprétations, des énoncés formant la trame de l’événement temporel que constitue l’échange langagier (Roulet et al. 1985 ; Bange 1992). La cognition est souvent étudiée du point de vue de l’individu « connaissant » et de ses processus mentaux : raisonnement, mécanismes attentionnels, usage du langage, mémoire, etc. Le cerveau est alors considéré comme le siège des processus cognitifs, permettant d’appréhender les invariants du sujet cognitif, en accord avec la position de Schütz (1987). Pour lui, la compréhension partagée des situations est due, en grande partie, à l'efficacité du langage qui est le moyen de contextualisation par excellence, tandis que Suchman recherche dans la communication verbale le prototype d'une approche contextuelle de l'action. Reste que la dynamique des interactions est essentiellement langagière. C'est l'énonciation qui permet l'ancrage dans la situation, c'est également l'énonciation qui définit le cadre de l'action. Si parler contextualise et situe l'action dans la situation, il reste à savoir où les théories situées placent l'organisation de l'action lorsque les interactions verbales jouent un rôle mineur dans sa mise en oeuvre effective.

L’activité est la composante sociale fondée sur un motif (Léontiev, 1984 ; Talyzina (1980)) qui la stimule et l’oriente, le point de départ étant un besoin dit supérieur au sens d’un sujet social appartenant à une collectivité. S'il n'y a pas d'activité sans pré-organisation, il n'y a pas non plus d'échanges sans signification d'abord partagée. Dans le cadre de notre étude, l’activité est porteuse de significations partagées par le groupe de joueurs constituant l’équipe et les éléments partagés sont ici les objectifs de victoire et d’efficacité, un projet de jeu qui détermine les priorités dans le mode de production du jeu, un référentiel commun d’analyse des états du rapport de forces.

De ce point de vue, nous pourrions reprendre l’idée développée par Schütz (1987), selon laquelle des significations partagées, préalablement données pour chacun, sont requises pour communiquer mais à la condition de regarder la communication comme la transformation et le développement réel des significations requises. Comme l’indique Clot (1999) citant Leontiev (1984), les hommes ne communiquent les uns avec les autres par les significations qu'à proportion du développement des significations. On comprend mieux dans un article de Bender (1998, p. 193) que « le dialogue est non seulement possible mais nécessaire justement quand les hommes ne partagent pas les mêmes significations. Ce que nous partageons n'est pas aussi intéressant que ce que nous ne partageons pas ».

L’action est la composante individuelle qui constitue l’un des processus organisationnels du système et permet de réaliser l’activité à travers l’élaboration de la conscience nécessaire et indispensable d’un but conçu comme représentation du résultat à atteindre. « L’activité est impossible sans action » et l’action repose sur ce qui est nécessairement conscient. Ensuite, il convient d’intégrer dans cette construction personnelle et subjective du monde les autres individus qui ont donc leur propre construction du monde. Il s’agit plus particulièrement en ce qui nous concerne des adversaires mais surtout des partenaires. Nous pouvons en effet nous demander dans quelle mesure le porteur de ballon intègre le monde des autres joueurs dans son propre monde et comment il interagit avec le monde des autres. Autrement dit il convient

d’examiner l’articulation possible des mondes individuels à travers la construction d’un monde en partie commun et co-construit.

La connaissance ne peut être comprise que lorsqu’elle est partagée par une communauté d’individus. Les travaux menés dans les classes considérées comme des « systèmes cognitifs globaux » (Hutchins, 1995) où la cognition est distribuée entre les acteurs et les objets qui mettent en évidence l’émergence de modes d’organisation typiques dans les interactions avec les élèves et constituent des configurations. La pensée de l’acteur est couplée à l’action et procède par attribution de significations en contexte. « L’action est un processus continu, se construisant pas à pas dans l’interaction entre les intentions de l’acteur et les opportunités de coopération offertes par l’environnement spatial, technique et social... La signification de l’action en train de s’accomplir, se transforme continuellement au cours de l’interaction » (Gal-Petifaux & Durand, 2001, p. 96).

De ce fait l'action suppose la conscience partagée non seulement d'une communauté de significations mais aussi de la différence de sens dont chacun investit ces significations. La conscience de cette différence est aussi requise pour la communication. On peut penser alors que la diversité des positions au sein de groupes hétérogènes d'acteurs constitue un moteur ou un frein du développement de leurs activités. On apprend de ce qui est différent non de ce qui est partagé. Le sujet - certes à l'aide du donné partagé - participe aux événements dans une position particulière qui est la sienne, la mienne ou la tienne et qui ne peut être remplacée par personne d'autre. L'incompréhension est donc vue comme la source réelle et le conflit moteur du développement de la communication, la source réelle aussi de la compréhension elle-même. Il est vrai alors qu'il faut prendre au sérieux la différence entre intersubjectivité et subjectivité, entre interaction et action, entre activité et interactivité. Leontiev (1984), l'un des fondateurs de la théorie de l'action, distingue trois niveaux d'activité: les activités proprement dites, les actions et les opérations.

- Les activités sont en relation étroite avec un but conscient, une motivation et peuvent donner lieu à une multiplicité d'actions.

- Les actions s'effectuent par des opérations qui sont des procédures compilées et inconscientes. Une action peut servir plusieurs activités.

En utilisant ces données en l’éducation physique, les actes de langage correspondent, ainsi, aux différentes actions sur la monde que l’on peut accomplir par des moyens langagiers. Les énoncés langagiers informent sur le système d’organisation conversationnelle dans lequel sont engagés les interlocuteurs, mais aussi plus discrètement sur leur état cognitif leurs dispositions attentionnelles ou affectives ou bien encore sur la nature de la relation interpersonnelle. Pour accéder à la pensée de l’élève, l’éducation physique tente de faire sens du discours énoncé à propos de l’action. Ce discours est produit dans un contexte particulier, la situation d’apprentissage, et véhicule une stratégie énonciative et logique spécifique. Ce phénomène de compréhension demande chez l’élève un processus dynamique d’attribution de sens, qui présente des déterminismes sociaux et culturels. De plus, les savoirs émergent d’une situation d’interaction sociale dans laquelle les échanges entre pairs prennent toute leur importance. On peut dire alors que la production langagière est une dynamique interactive au cours de laquelle naissent des intentions et des effets. Si l’on transpose cette situation didactique dans le cadre de l’EPS, on peut ainsi énoncer que les situations de production langagière diffèrent selon les modalités suivantes: la description des actions, l’énoncé de relations de nature hypothético- déductive, la formulation des règles d’action et la généralisation de ces principes à des situations similaires de jeu (Astolfi & Develay, 1989).

De même Endsley définit la compréhension d'une situation comme « la perception des éléments de l’environnement dans un volume de temps et d’espace, la compréhension de leurs significations et une anticipation de leur évolution future » (Endsley, 1994, p. 316). Avoir conscience de la situation c’est donc être capable de donner aux faits observés une interprétation cohérente d’une part et anticiper les futurs états plausibles de ces éléments d’autre part. En effet,

pour la situation d’un problème à résoudre sur le plan moteur, l’élève dispose d’une représentation particulière. Il ne suffit pas de sélectionner et de traiter l’information pertinente pour la compréhension de processus mais le sujet doit aussi attribuer lui-même une signification aux éléments contextuels en fonction de son propre projet d’action. C’est au terme d’un dialogue que ses représentations vont se co-construire et se structurer. A cet instant, l’activité d’apprentissage peut être définie comme une activité de construction de sens dans laquelle le sujet réorganise ses connaissances. La théorie constructiviste des apprentissages (Piaget, 1930 ; Vygotski,1985) considère que c’est dans l’interaction avec l’environnement que le sujet élabore les stratégies adaptatives. Le savoir est donc déconstruit/reconstruit sur la base des confrontations avec les significations extraites de l’action et les échanges avec autrui (partenaires, adversaires, environnement…). Dans ce contexte, la verbalisation doit donner lieu à un engagement actif de chacun des partenaires dans la confrontation des arguments et leur coordination en une réponse unique. Ceci implique une négociation sous forme d’échanges contradictoires sociocognitifs permettant une collaboration de la réponse finale. Nous pouvons dire alors que l’opposition des interprétations et l’argumentation des actions en projet sont des conditions favorables à la naissance d’un conflit sociocognitif.

Avec ce cadre conceptuel, nous observons que l’apprentissage n’est pas considéré comme résultant de l’application de planifications préalables mais plutôt comme étant construit in situ en fonction des interactions locales entre le contexte et les actions du sujet. Il est lié à une co- définition entre l’acteur et un contexte. Il est inhérent à la situation en cours construite par le sujet et n’a pas d’existence indépendante de ses actions. De plus, la verbalisation est un bon moyen de restituer l’apprentissage car le langage véhicule des significations supérieures au contenu lui-même. Nous voyons ici une raison particulière de mobiliser la verbalisation pour accéder à la partie privée de l’action et dont à une part intime de l’activité du sujet.

En conclusion de cette partie, nous dirons que la conception de la cognition qui pose le principe de la relation fondamentale à l’environnement physique et social est également présente dans le

domaine de l’éducation et de l’enseignement. Avec Resnick, (1987), nous ne pouvons pas définir exactement les habiletés cognitives de haut niveau mais nous pouvons les reconnaître quand elles surviennent. Quelques caractéristiques des habiletés cognitives de haut niveau peuvent être énoncées :

- elles sont non algorithmiques. Ceci signifie que le passage à l'action n'est pas totalement spécifié à l'avance ;

- elles tendent à être complexes. La totalité du raisonnement n'est pas visible (mentalement parlant) de n'importe quel point de vue simple ;

- elles produisent souvent de multiples solutions, chacune avec des coûts et des bénéfices, plutôt qu'une solution unique ;

- elles impliquent des jugements nuancés et des interprétations ;

- elles impliquent l'application de multiples critères qui parfois entrent en conflit les uns avec les autres ;

- elles impliquent souvent l'incertitude. L'ensemble des choses qui se rapportent à la tâche n'est pas connu ;

- elles impliquent une autorégulation du processus de pensée ;

- elles impliquent des significations imposées qui se structurent dans un désordre apparent ; - elles demandent un effort important. Il y a un travail mental considérable quand on a recours à cette sorte d'activité cognitive.

Nous retiendrons l’essentiel de ces éléments dans l’étude des dialogues et des débats entre les joueuses. Resnick (1989) met aussi en avant un apprentissage situé, où l’accent est mis sur l’importance du contexte social de tout apprentissage, en opposant notamment l’apprentissage dans et hors du système scolaire. Elle insiste sur la nécessaire implication de l’élève dans une communauté de pratiques et aussi sur le fait que toute connaissance devrait pouvoir être acquise dans des situations réalistes. Il reste néanmoins à définir ce qu’est une « situation réaliste » dans une culture donnée. Pour conclure, Tochon (1996) souligne que cette perspective se développe

dans les recherches sur la formation car on est revenu du mythe selon lequel l’ensemble du savoir-faire serait hiérarchisable en chaînes de conditions simples associées à la réalisation de chaque action. Trois indications ont contribué à détruire ce mythe : la connaissance est distribuée dans l’environnement, la connaissance est située et fortement dépendante du contexte et enfin la connaissance ne peut être comprise que lorsqu’elle est partagée par une communauté d’individus.