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L’utilisation compositionnelle de la notion mathématique de partition chez Milton Babbitt

3 Aspects compositionnels : théorie des groupes et combinatoire musicale

3.1 L’utilisation compositionnelle de la notion mathématique de partition chez Milton Babbitt

Nous avons analysé dans la première partie certains outils théoriques proposés par Milton Babbitt dans sa formalisation algébrique de la technique sérielle. Un des concepts qui pourraient aider à comprendre les correspondances « structurelles » entre les différents outils algébriques est sans doute celui de partition. Il s’agit avant tout d’une notion d’algèbre combinatoire sur laquelle le compositeur revient plusieurs fois dans ses écrits théoriques221 et qui s’est avérée particulièrement intéressante du point de vue compositionnel. En particulier, elle offre le cadre naturel pour étudier deux concepts théoriques sur lesquels nous avons beaucoup insisté dans la première partie : la combinatorialité (en particulier, au niveau des ensembles de trois, quatre et six notes) et le système des time-points. Nous analyserons l’application compositionnelle de ce concept dans deux pièces pour piano qui appartiennent à

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Certains problèmes musicaux autour du concept de partition ont un intérêt non négligeable d’un point de vue mathématique. On a déjà mentionné le théorème de l’hexacorde qui établit une propriété d’invariance, en termes de vecteurs d’intervalles, du partitionnement du total chromatique en deux hexacordes complémentaires. Ce résultat est valable en général pour toute division de l’octave en n parties égales, donc pour tout groupe cyclique Z/nZ. Deux ensembles mutuellement complémentaires ayant cardinalité n/2 ont le même contenu intervallique. Un autre problème célèbre de partition en musique concerne l’étude des matrices carrées ayant m lignes et m colonnes à valeurs dans Z/nZ et pour lesquelles la somme de toute ligne ou colonne est égale à n. Les implications compositionnelles de ce problème sont traitées dans un article paru dans le numéro spécial de la revue Perspectives of New Music consacré à Milton Babbitt [BAZELOW et BRICKLE 1976]. Pour une présentation de ce problème d’un point de vue mathématique, voir aussi [BAZELOW et BRICKLE 1980].

deux périodes différentes de la production musicale de Milton Babbitt : Partitions (1957) et

Post-Partitions (1966)222.

Les titres des deux compositions renvoient directement à la notion algébrique qui unifie tous les concepts précédents. Le principe de partition gère aussi bien l’organisation des hauteurs que celle des rythmes, mais dans le cas du rythme, la technique est appliquée dans les deux compositions de façon très différente. En ce qui concerne l’organisation des hauteurs, les deux pièces utilisent le même hexacorde « omni-combinatoire » représenté sur la figure suivante. Cet hexacorde correspond à l’ensemble de classes de hauteurs {0, 2, 3, 4, 5, 7}, ou bien au pitch-class set 6-8 dans la table de Forte.

Figure 76 : Hexacorde all-combinatorial commun aux deux pièces Partitions et Post-

Partitions

L’hexacorde complémentaire qui ajouté au précédent réalise le total chromatique, est obtenu par une transposition d’un intervalle de triton suivie par une rétrogradation. Il est toujours de type 6-8, comme le montre la figure suivante :

Figure 77 : Hexacorde complémentaire

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Andrew Mead, auteur d’un excellent ouvrage d’introduction à la musique de Milton Babbitt, propose de diviser l’activité compositionnelle de Babbitt en trois périodes. La première période, qui va des expériences initiales autour du sérialisme intégral (Three Compositions for Piano et Composition for Four Instruments de 1947-48) jusqu’à la fin des années cinquante, est caractérisée par une technique de partitionnement du total chromatique à travers des structures des trois notes (trichordal arrays). Cette technique est généralisée dans la deuxième période (1961-1980) à travers l’emploi de partitions ayant un nombre variable d’éléments (all-

partition arrays). D’autres organisations différentes des hauteurs sous la forme de tableaux (superarrays)

caractérisent la troisième période de l’activité de Babbitt, qui commence dans les années quatre-vingt et continue à ce jour, la pièce Allegro Penseroso pour piano (1999) étant la dernière dans un catalogue qui inclut désormais

Grâce à la propriété d’« omni-combinatorialité » de l’hexacorde de départ, la série dodécaphonique obtenue par juxtaposition des deux hexacordes est une série qui contient tous les intervalles (série tous-intervalles)223. La série est donnée dans la figure suivante :

Figure 78 : Série tous-intervalles établie à partir d’un hexacorde all-combinatorial

Dans la première pièce que nous allons analyser, le processus compositionnel de partition commence par le clavier du piano qui est divisé en sept tessitures, comme le montre la figure suivante :

Figure 79: Les sept tessitures employées dans Partitions

La pièce peut ainsi être segmentée en sept parties de huit mesures, chaque partie n’utilisant que quatre tessitures à la fois224. Par exemple, la première partie utilise les tessitures impaires 1 3 5 7.

L’hexacorde est donné dans les trois premières mesures de la pièce, les notes étant choisies dans le registre moyennement grave (numéro 3). La figure suivante montre les trois premières mesures de la pièce et les quatre tessitures employées :

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Nous avons analysé une telle structure, aussi bien d’un point de vue théorique qu’historique, dans l’Interludium à la fin de la première partie.

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Cette segmentation est proposée par Andrew Mead dans son ouvrage d’introduction à la musique de Milton Babbitt [MEAD 1994]. Voir l’analyse de Partitions par Jerome Kuderna [KUDERNA 1982] pour une stratégie analytique différente qui ne tient pas compte de façon systématique de la présence des sept tessitures utilisées par le compositeur.

Figure 80 : Les quatre tessitures employées dans les trois premières mesures de la pièce

La pièce peut s’analyser en utilisant des tableaux d’accords de trois notes [trichordal

arrays], une façon de segmenter la série dodécaphonique que Babbitt a héritée de Webern et

qui est utilisée ici dans son aspect éminemment combinatoire. Quatre types différents d’accords de trois notes sont les éléments sur lesquels se base l’architecture de la pièce. Ces quatre ensembles de classes de hauteurs sont donnés par la figure suivante :

Figure 81 : Quatre ensembles de classes de hauteurs dans Partitions

La figure suivante montre un exemple de trichordal array qui met en évidence comment l’hexacorde « omni-combinatoire » peut être engendré, par exemple, par deux accords de type

Figure 82 : Fonction “partitionnante” des deux accords de type 3-7 et 3-2

Le total chromatique s’obtient donc en considérant les trois premières notes de chacune des quatre tessitures représentées sur la figure. Aux quatre tricordes précédents, Babbitt ajoute trois autres structures ayant la propriété d’engendrer le même hexacorde omni-combinatoire. Ces structures sont représentées sur la figure suivante :

Figure 83 : Trois accords “partitionnant” l’hexacorde all-combinatorial

Voyons maintenant comment cette organisation hors-temps des hauteurs se reflète dans un processus analogue de partition, mais cette fois au niveau rythmique. La structuration rythmique de la pièce est basée sur le premier modèle des rapports hauteurs/rythmes proposé par Babbitt : la série des durées [durational row]225.

La pièce utilise une partie des 77 partitions possibles du nombre 12. Rappelons qu’en analyse et algèbre combinatoire, une partition d’un nombre n est un ensemble d’entiers compris entre 0 et n dont la somme est égale à n. Pour représenter d’une façon compacte un tel ensemble, Babbitt utilise une notation exponentielle qui condense la répétition y fois du nombre x dans le symbole xy. En mathématiques, on préfère utiliser une représentation

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Nous avons analysé ce modèle hauteurs/rythmes dans la première partie de ce travail, car il s’agit avant tout d’un concept théorique qui formalise, comme souvent dans la pensée de Babbitt, une technique compositionnelle issue du dodécaphonisme schoenbergien.

graphique pour indiquer une partition. Il s’agit du graphe de Ferrer qui associe à chaque partition xy une disposition de points dans un réseau de y lignes et x colonnes. Un tel graphe permet de mettre en évidence une propriété de conjugaison entre partitions. Par exemple, la partition xy est la conjuguée de la partition yx. En général, pour obtenir la conjuguée d’une

partition donnée, il suffit de changer le rôle des lignes et des colonnes du graphe de Ferrer correspondant226. La figure suivante montre un exemple de partition du nombre 12 en six parties, dans ses représentations ensembliste, condensée et graphique :

Figure 84 : Quelques exemples de représentations différentes d’une partitions du nombre 12

Dans la pièce Partitions, Babbitt considère certaines partitions de 12 en un nombre de parties inférieur ou égal à six et il interprète une partition d’un point de vue rythmique en transformant les valeurs numériques en valeurs de durées. Pour ce faire, il choisit des unités minimales différentes selon le fait qu’il s’agit d’un mètre binaire ou d’un mètre ternaire. Dans le premier cas (c’est-à-dire dans le cas d’un mètre de 4/4 ou de 2/4), l’unité minimale est le triolet de croches (ou le sextolet de noires), tandis que dans le cas d’un mètre de 3/4, l’unité minimale est la double-croche227. La figure suivante montre une interprétation rythmique possible de la partition précédente dans un rythme ternaire228 :

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Pour une introduction mathématique aux techniques de partitions en algèbre combinatoire, on pourra se référer à l’ouvrage de John Riordan [RIORDAN 1958]. Pour une description récente des applications musicales de cette technique et d’autres techniques d’algèbre combinatoire, voir le cours avancé de théorie de la musique atonale de Robert Morris [MORRIS 2001].

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L’organisation métrique semble représenter l’un des soucis majeurs de l’application compositionnelle d’outils algébriques chez Milton Babbitt. Comme le compositeur l’affirme, « […] une métrique écrite sur la page doit,

pour moi, être projetée musicalement comme une unité auditive perceptible d’organisation d’une progression temporelle [an audible aural unit of framing the temporal progression]. […] S’il n’y a pas une telle organisation métrique, alors une grande partie de l’organisation des hauteurs est cachée, sinon complètement perdue »

[KUDERNA 1982, 77].

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Remarquons que pour Babbitt un ensemble qui définit une partition est toujours non ordonné. Cela explique le fait qu’on peut associer plusieurs patterns rythmiques à un même ensemble, en considérant une des permutations possibles de ses éléments. Par exemple l’ensemble {3, 4, 5} définit une des six permutations possibles de ses trois éléments, c’est-à-dire l’un des ensembles ordonnés possibles suivants : 345, 354, 435, 453, 534, 543. D’où la possibilité, par le compositeur, d’affecter une partition du nombre 12 en m parties à une des m! permutations possibles de ses éléments. Notons que ce problème s’intègre dans notre perspective algébrique sur le catalogue d’accords par rapport au concept d’action de groupe. En effet, les partitions du nombre 12 sont les classes d’équivalence des structures intervalliques par rapport à l’action du groupe symétrique S que nous avons

Figure 85 : Interprétation rythmique de la partition {1, 1, 2, 2, 2, 4}

Nous allons maintenant examiner quelques aspects « partitionnantes » d’une deuxième pièce qui est étroitement liée à Partitions dans le choix du matériau de base : Post-Partitions. Du point de vue de l’organisation de hauteurs, Post-Partitions est basée sur la même série tous-intervalles de la pièce précédente. Cependant, la série est traitée avec une technique qui est souvent employée à partir des années soixante : la technique des tableaux tout-

partitionnants ou all-partition arrays229.

Comme dans le cas de Partitions, la série dodécaphonique est donnée au début de la pièce à travers une projection d’un array qui est constitué de douze lignes organisées par groupes de deux, chaque groupe contenant un même hexacorde omni-combinatoire et son complémentaire obtenu par des opérations de transposition, inversion et rétrogradation230. La partition du total chromatique par des tricordes est ici généralisée à des partitions qui contiennent un nombre variable d’éléments. La figure suivante montre une des possibles partitions du nombre 12 en 6 parties de deux éléments, ce qui correspond musicalement à une organisation des hauteurs qu’on retrouve dans l’array initial de Post-Partitions :

Figure 86 : Une des partitions du total chromatique employée dans l’array initial de

Post-Partitions

La pièce a la particularité d’utiliser l’intégralité des partitions de 12 en un nombre donné de parties. Compte tenu de l’importance de la structure d’hexacorde et de ses subdivisions possibles dans cette composition, on comprend la contrainte que Babbitt pose sur le nombre des parties qui forment l’array « partitionnant ». Cet array contient la totalité des 58

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Nous garderons tout au long de ce travail le terme anglais « array » au lieu de la traduction française.

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Les analystes offrent diverses solutions au problème de la segmentation de la surface musicale en douze lignes simples ou bien en six lignes composées. Pour un point de vue différent de celui que nous avons adopté

partitions du nombre 12 en un nombre de parties inférieur ou égal à six, ce qui permet de segmenter la pièce en 6 blocs de 7 partitions chacun plus 2 blocs de 8 partitions231.

Comme dans le cas des arrays basés sur des trichordes, un all-partition array est une structure « hors-temps » qui est susceptible de multiples interprétations (ou projections, pour reprendre la terminologie introduite par Mead) aussi bien au niveau des hauteurs qu’au niveau rythmique. Cette propriété, qui est particulièrement significative dans tout all-partition array, permet, selon certains commentateurs de l’œuvre de Babbitt, de dégager un trait caractéristique de la démarche compositionnelle du théoricien américain. Il s’agit d’un principe de « diversité maximale » [MEAD 1994, 19] qui consiste à chercher à explorer le champ combinatoire des possibilités offertes par la technique sérielle dans plusieurs dimensions musicales (hauteurs, rythmes, intensités, …) et en variant le plus possible les paramètres musicaux. Ce processus de diversification maximale du matériel compositionnel est réalisé, dans Post-Partitions, à travers une utilisation très particulière de la technique des

time-points.

Traditionnellement, le time-points system tel que nous l’avons décrit dans la première partie de cette étude est basé sur le choix d’une grille rythmique ayant une unité minimale bien définie. Dans le cas de Post-Partitions, l’unité minimale varie en fonction de chaque ligne de l’array. En outre, chaque entier de classe de hauteurs correspondant à un time-point particulier est associé toujours à la même valeur d’intensité. L’échelle des 12 intensités varie entre ppppp, qui correspond au nombre 1, jusqu’à fffff, qui correspond avec la hauteur Do identifiée, par convention, avec le nombre 0. Cette échelle est montrée par le cercle chromatique de la figure suivante:

dans la présente étude, voir les analyses de Jerome Kuderna [KUDERNA 1982] et Peter Lieberson [LIEBERSON 1985].

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Figure 87 : Cercle chromatique des échelles d’intensités

L’unité minimale varie entre la triple croche et le triolet de croches, ce qui explique l’organisation formelle extrêmement riche du point de l’articulation entre structure rythmique et organisation des intensités. Il faut néanmoins remarquer qu’en dépit du fait qu’il s’agit d’une partition du total chromatique, l’interprétation rythmique ne préserve pas le caractère de pavage, précisément à cause du changement de l’unité minimale en fonction de chaque ligne de l’array. Paradoxalement, la technique des time-points appliquée avec des grilles rythmiques ayant des unités différentes semble contraster avec le principe de « diversification maximale » tel que nous l’avons explicité. Cependant, pour discuter pleinement cet aspect il faudrait analyser en détail plusieurs techniques transformationnelles que le compositeur utilise sur une même structure d’array. Certaines techniques, comme la multiplication de chaque entier de classe de hauteur par 5 ou par 7, s’intègrent pleinement dans un cadre algébrique, comme nous avons montré dans le chapitre precedent. Par exemple la multiplication par 7, qui transforme une succession chromatique en une succession des quintes, « préserve les agrégats

dans les partitions tout en changeant le pattern intervallique de la série de base d'une façon prédictible » [MEAD 1994, 36].

D’autres compositeurs ont appliqué des techniques transformationnelles de type algébrique en composition à partir de considérations très proches à celles de Babbitt. Un des compositeurs qui semble s’approcher le plus au principe de « diversification maximale » de Babbitt, et cela à partir d’une démarche compositionnelle qui est apparemment aux antipodes du dodécaphonisme schoenbergien, est sans doute Iannis Xenakis. La section suivante sera consacrée à l’analyse d’une application très particulière dans le cadre d’une démarche transformationnelle de type algébrique en composition musicale.

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