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Nous avons déjà mentionné l’idée d’une combinatoire hauteurs/durées, dans le sens d’une possibilité de transférer les principes de base de l’organisation des hauteurs dans le domaine du rythme. Cette idée, qui parcoure un grand nombre d’écrits théoriques du compositeur, est formalisée pour la première fois dans un article du début des années soixante intitulé « Twelve-Tone rhyuthmic structures and the electronic medium » [BABBITT 1962].

Pour dégager les propriétés d’un phénomène, le rythme, qui n’est pas seulement « une préoccupation majeure dans la pensée compositionnelle contemporaine […] mais aussi l’un des problèmes parmi les plus réfractaires et mystérieux du point de vue de la perception »

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Le compositeur discute ce résultat dans plusieurs de ses écrits théoriques, à partire de l’écrit sur la structure d’ensemble comme déterminant compositionnel [BABBITT 1961, 80]. Dans un ouvrage plus récent, qui rassemble les leçons données par Babbitt à l’Ecole de Musique de l’Université de Wisconsin en 1983, le compositeur offre quelques éléments historiques qui nous permettent de mieux comprendre le contexte social dans lequel un tel résultat a pu émerger. C’était la période à laquelle David Lewin allait rejoindre Milton Babbitt, qui enseignait à Princeton et qui était à l’époque collègue d’Alonzo Church et Kurt Gödel, pour commencer un doctorat en mathématiques sous la direction d’Emil Artin. Cependant, la démonstration du théorème de l’hexacorde, qui semble avoir occupé les deux théoriciens pendant un certain temps, serait arrivée, selon Babbitt, d’une façon tout à fait inattendue, grâce à Ralph Fox, un mathématicien travaillant sur la théorie des nœuds. De plus, la démonstration du théorème de l’hexacorde aurait servi comme point de départ pour la résolution d’un célèbre problème de théories des nombres (problème de Waring). Malheureusement, le manque d’informations et de références précises sur cet épisode jette quelques ombres sur l’importance d’un tel résultat du point de vue mathématique. Néanmoins, en ce qui concerne la théorie de la musique, le théorème de l’hexacorde a inspiré le travail de nombreux théoriciens, comme David Lewin et Guerino Mazzola, qui ont généralisé le résultat pour d’autres structures algébriques. Cependant, l’épisode mentionné par Babbitt, si confirmé, offrirait un exemple d’une démarche qu’on peut retrouver, historiquement, dans d’autres problèmes concernant les approches

[BABBITT 1962, 150], Babbitt élabore deux concepts qui utilisent, d’une façon différente, la « nature éminemment temporelle du système dodécaphonique traditionnel [twelve-tone pitch class system] » [BABBITT 1962, 152]. Ces deux concepts expriment certaines propriétés axiomatiques61 qui sont valables, selon Babbitt, pour toute relation temporelle entre évènements musicaux : la série des durées [durational row] et le système des attaques temporelles [time-point system].

1.4.5.1 La série de durées

La technique des séries des durées est utilisée déjà dans les Trois compositions pour piano (1947). La figure suivante montre le pattern rythmique P utilisé par Babbitt dans ses trois pièces et dont on a chiffré la série de durée en choisissant comme durée minimale la double- croche :

Figure 11 : Pattern rythmique des Trois compositions pour piano

On peut maintenant appliquer au pattern rythmique les trois transformations dodécaphoniques classiques : inversion, rétrogradation et rétrogradation inverse62. Les quatre formes rythmiques du pattern P sont représentées sur la figure suivante :

algébriques en musique. Nous reviendrons sur ce point, en discutant un exemple recent de problème « mathémusical » dans le troisième chapitre de cette étude.

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Plus exactement, Babbitt énonce onze propriétés qualitatives fondées sur la relation d’ordre « < ». À la différence de la congruence modulaire, cette relation n’est pas une équivalence au sens mathématique. En fait elle n’est pas réflexive (il n’y a pas d’événement musical x pour lequel x<x) ni symétrique (car la relation x<y n’implique jamais y<x). La seule propriété en commun avec la relation d’équivalence est la propriété de

transitivité (étant donnés trois évènements musicaux x, y, et z, les deux relations x<y et y<z entraînent x<z).

L’axiomatique proposée par Babbitt, qui semble refléter une préoccupation majeure chez plusieurs théoriciens de la musique de l’époque (en particulier Michael Kassler [KASSLER 1967] et Benjamin Boretz [BORETZ 1969/1995]), n’est pas, à notre avis, un exemple particulièrement remarquable de pédagogie musicale. En outre, des onze axiomes, les quatre derniers sont une conséquence immédiate des quatre premiers. Cependant, au-delà d’un choix de notation qui finit par alourdir la présentation, il est significatif que Babbitt ait abandonné la notion d’équivalence mathématique pour introduire une relation d’ordre. Comme on verra dans ce chapitre, on retrouve la même idée chez Xenakis dans une axiomatique inspirée par celle de Peano sur les nombres naturels, qui conduit directement à la théorie des cribles. Pour une utilisation différente de la relation d’ordre en théorie de la musique, voir l’article de John Rahn intitulé « Logic, Set Theory, Music Theory » [RAHN 1979/2001].

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L’inversion rythmique de la série des durées est définie d’une façon analogue à l’inversion d’une série de hauteurs, avec la seule différence que, dans le cas du rythme, on considère le complément modulo 5 (au lieu du complément modulo 12). La série P=(1, 4, 3, 2) est donc transformée en la structure (n-1, n-4, n-3, n-2) avec

n=5, soit la « forme inverse » I(P) = (4, 1, 2, 3). Comme dans le cas du « groupe dodécaphonique », P a fonction

d’élément identité et l’on pourra donc écrire simplement I au lieu de I(P). De même, la rétrogradation R de la série de départ revient à renverser l’ordre de ses éléments. On aura donc R(P)=(2, 3, 4, 1), d’où la rétrogradation

Figure 12 : Les quatre formes « dodécaphoniques » d’un pattern rythmique

Le groupe de Klein opère, comme dans le cas des hauteurs, en permutant les éléments du pattern d’origine. Il s’agit donc d’un mécanisme algébrique dont la portée structurale, par rapport à des techniques combinatoires que d’autres compositeurs étaient en train d’élaborer à la même époque, représente une avancée non négligeable dans la pensée théorique sur la musique63.

Cependant, la technique des séries des durées n’est pas une réponse satisfaisante au problème d’une combinatoire hauteurs-durées. Les opérations dodécaphoniques traditionnelles (inversion, rétrogradation et rétrogradation inverse), ainsi que la simple transposition, permutent les durées et le résultat est un « brouillage [scrambling] d’intervalles

temporels perçus » [MEAD 1994, 43]. Une telle considération suffit à justifier l’élaboration,

de la part du théoricien, d’un concept qui restera sa méthode de référence pour le travail compositionnel sur le rythme : le time-point system.

1.4.5.2 Le système des time-points

Ce concept relève d’une interprétation des distances intervalliques entre hauteurs d’une série en termes de durées. Dans l’explication donnée par Babbitt, « un entier de classe de

hauteurs [pitch number] est interprété comme l’attaque [point of initiation] d’un événement temporel » [BABBITT 1962, 162]. Pour « projeter » une série de hauteurs au domaine

rythmique, Babbitt utilise le concept de modulus, un laps de temps divisé en 12 unités minimales représentant les douze classes d’attaques temporelles. Une juxtaposition de

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Nous partageons pleinement la lecture « structurale » que Lawrence Fritts propose de cette technique permutationnelle chez Babbitt [FRITTS 1997]. Cependant, nous n’irons pas jusqu’à affirmer qu’une perspective purement combinatoire, comme celle adoptée par Andrew Mead dans son introduction à la musique de Milton Babbitt [MEAD 1994], laisse le lecteur « mal équipé pour pénétrer certaines parmi les plus intéressantes

structures musicales de Babbitt » [FRITT 1997, 94]. Une présentation de la pensée de Babbitt en termes

combinatoires reste, probablement, une étape nécessaire pour tout lecteur qui n’a pas acquis les outils pour naviguer entre cosets, actions de groupes et produits semi-directs.

plusieurs moduli représente la grille temporelle sur laquelle les douze classes de hauteurs vont se projeter. Une série dodécaphonique peut se réaliser rythmiquement de plusieurs façons, car un entier de classe de hauteurs peut être projeté différemment à l’intérieur de la grille temporelle64. La figure suivante montre un exemple de réalisation rythmique d’une série décrite précédemment par rapport à un modulus ayant comme unité minimale la triple-croche.

Figure 13 : Une réalisation rythmique d’une série dodécaphonique à travers la technique des time-points

Le time-point system permet selon le compositeur d’établir une correspondance plus naturelle, tout d’abord d’un point de vue perceptif, entre les opérations dodécaphoniques sur les hauteurs et sur les rythmes. À ces considérations, Babbitt ajoute une remarque concernant la combinatorialité qui, interprétée à l’intérieur du time-point system, permet de construire des agrégats temporels parfois extrêmement complexes, tels que les « canons rythmiques par inversion » [BABBITT 1962, 170]65.

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