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vers une approche transformationnelle en musique

1.7.1 Du côté des mathématiques

Dans ce processus d’« algébrisation », la « théorie de la musique » a été influencée par certains développements récents des mathématiques. Nous avons mentionné, parmi les grandes étapes de la pensée algébrique en mathématiques, la naissance autour des années quarante d’une approche qui prolonge, par certains aspects, le Programme d’Erlangen de Felix Klein. Nous rappelons qu’un des buts de ce programme était de caractériser les espaces géométriques par des groupes associés de transformations. Il y a donc, dans l’approche de Klein, un lien étroit entre géométrie et algèbre. Les évolutions de la pensée géométrique au XXe siècle ont conduit d’abord à la nécessité pour les mathématiciens d’expliciter le concept général de distance dans un espace abstrait, en s’appuyant uniquement sur quelques axiomes et sur les propriétés de l’ensemble R des nombres réels. Ce concept trouve sa formulation dans la notion d’espace métrique qui signe, selon certains, l’acte de naissance de la démarche

topologique en mathématiques124.

D’une « collision » entre topologie et algèbre est née, au début des années quarante, la théorie mathématique des catégories. Saunders Mac Lane, l’un des pères fondateurs, avec Samuel Eilenberg (1913-1998), de la théorie des catégories propose d’utiliser ce concept de comme source du développement des idées mathématiques. Selon le mathématicien américain, l’idée de « collision » s’applique aussi bien à la théorie des catégories qu’à la théorie des topoï, cette dernière étant le résultat de la « collision » entre l’approche

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Jean Dieudonné a mis en évidence cet aspect dans plusieurs de ses écrits (voir, par exemple, le chapitre consacré aux « Nouveaux objets et nouvelles méthodes » de l’ouvrage Pour l’honneur de l’esprit humain [DIEUDONNÉ 1987, 152-153]). La notion d’espace métrique a été précisée en 1906 par le mathématicien français Maurice Fréchet auquel on doit aussi la définition ensembliste de fonction (ou application) f d’un ensemble A vers un ensemble B, opération notée par f : AB. Formellement, un espace métrique est un

ensemble E muni d’une application d de E×E dans R appelée « distance ». Une distance doit respecter trois

conditions. La première affirme que la distance entre deux points est toujours supérieure à 0, sauf quand les deux points coïncident (dans ce cas la distance est nulle). Le deuxième axiome exprime la propriété de « symétrie » dans le sens que la distance entre le point x et le point y est égale à la distance entre y et x. Enfin, le troisième axiome, ou « propriété triangulaire », affirme que la distance entre deux points x et z est toujours inférieure ou égale à la somme de la distance entre x et y et de la distance entre y et z pour tout point y de l’espace E. Plusieurs théoriciens ont essayé de définir un espace métrique qui soit pertinent musicalement. Cependant, la propriété triangulaire semble limiter considérablement la portée musicale d’une telle construction théorique. Un modèle d’espace topologique qui n’est pas métrique a été proposé récemment par Chantal Buteau et Guerino Mazzola dans le cas de la généralisation du concept de « motif musical » [BUTEAU 2003]. Pour une discussion sur la notion de distance dans la perspective de la tradition analytique américaine, voir les articles récents de Robert Morris [MORRIS 1998] et d’Eytan Agmon [AGMON 2002].

topologique d’Alexandre Grothendieck et une branche particulière de l’algèbre qui constitue la théorie de Galois.

Dans le cas de la théorie des catégories, il y a eu une « collision » entre l’approche topologique d’Eilenberg et l’approche algébrique de Mac Lane à partir du concept de « naturalité » des transformations entre des espaces mathématiques. En particulier, l’étude de la propriété de « naturalité » d’un isomorphisme en théorie des groupes [EILENBERG et MacLANE 1942] a été le point de départ pour établir une théorie générale de l’équivalence « naturelle » entre structures algébriques, ce qui a conduit à la définition de foncteur et à la formalisation du concept fondamental de catégorie [EILENBERG et MacLANE 1945]. La « naturalité » des transformations entre structures algébriques, en particulier des isomorphismes, concerne la possibilité de définir de telles relations indépendamment de la

présentation particulière d’une structure. Il s’agit donc d’une notion technique, de même

qu’un autre concept à partir duquel la théorie des catégories s’est constitué : le concept d’« universalité ».

À la différence du concept de transformation naturelle, qui est trop technique pour être discuté ici, la propriété d’« universalité » de certaines constructions mathématiques est beaucoup plus intuitive et nous allons la discuter à partir d’un problème de théorie de la musique. Mais pour cela il faut d’abord préciser que c’est qu’une catégorie dans la pensée mathématique contemporaine. Intuitivement, une catégorie est une structure comportant des

objets et des applications entre ces objets. Ces applications, également appelées morphismes

(ou, plus couramment, flèches), correspondent chacune à un objet source et à un objet but. Par exemple, l’écriture f : a b s’interprète en disant que l’objet source a est transformé par

l’application f en l’objet but b. Les flèches se composent entre elles et la combinaison, qu’on notera encore une fois par le symbole « • », est réglée par les trois axiomes suivants125 :

1 Si f : a b et g : b c alors g f : a c (quand la composition g f entre les deux morphismes f et g est bien définie).

2 Pour tout objet a de la catégorie, il existe un morphisme ia appelé « identité de a »

qui a la fonction d’élément neutre par rapport à la composition entre morphismes.

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Nous avons décidé d’utiliser cette notation peu courante dans les textes de mathématiques pour mettre en évidence une relation étroite entre la définition formelle de catégorie et les axiomes que nous avons employés dans la définition de la « multiplication d’accords » dans la théorie modale du compositeur Anatol Vieru. Nous rappelons que cette opération, que nous avions notée avec le même symbole « • », permet de définir sur l’ensemble des structures intervalliques un monoïde avec élément identité ayant les mêmes axiomes

Autrement dit ia f = f et g ia = g pour tous morphismes f et g pour lesquels

l’application de composition est définie.

3 La composition est associative, c’est-à-dire g ( f h ) = ( g f ) h. Cela permet donc d’enlever les parenthèses et d’écrire g f h sans qu’il y ait aucune ambiguïté.

Pour montrer comment la théorie des catégories permet de changer radicalement la formalisation des structures musicales, on peut considérer l’exemple de la « multiplication d’accords » telle que nous l’avons discutée dans la théorie modale. Rappelons que, si l’on note (S, • ) l’ensemble des structures intervalliques d’un un espace tempéré muni de l’opération de « composition », on obtient une structure algébrique de monoïde commutatif avec élément identité, donné par la structure intervallique « (0) » correspondant à une classe de hauteur quelconque, interprétée comme classe d’équivalence par rapport à l’opération musicale de transposition126.

Notons qu’une telle structure peut aussi s’interpréter comme une catégorie, selon la définition donnée précédemment. Il s’agit d’une catégorie particulière qui est constituée par un seul objet (l’application « • ») et dont les morphismes sont tous les éléments de S. La composition entre morphismes a et b est définie comme la composition a b et l’application identique est donc la flèche associée à l’élément (0).

Au-delà du caractère exotique d’une telle catégorie, l’exemple est intéressant car il permet de comprendre le changement de perspective que la théorie des catégories introduit dans la formalisation musicale. Ainsi, certaines notions mathématiques qui ont trouvé une application naturelle en musique peuvent se définir uniquement à l’aide des morphismes et de leurs propriétés formelles. Prenons, par exemple, le cas du produit cartésien de deux ensembles A et

B. Selon une première définition ensembliste, le produit cartésien A×B est défini comme

l’ensemble des couples ordonnés (a, b), les éléments a et b étant respectivement dans les ensembles A et B. Formellement, on peut écrire127 :

A×B = { (a, b) : a A, b B }

126

Il s’agit d’une abstraction du concept traditionnel d’intervalle, comme nous l’avons défini dans le catalogue des structures monomorphes inspiré par les travaux de Zalewski [ZALEWSKI 1972].

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Le symbole « ∈ », que nous avons évité jusqu’à maintenant, indique l’appartenance d’un élément à un ensemble. De même, on écrit aB pour signifier que l’élément a n’appartient pas à l’ensemble B.

La définition du « produit cartésien » indépendamment de la nature des ensembles A et B, afin de mettre en évidence son caractère d’« universalité », a été historiquement l’un des problèmes qui ont mis en évidence l’utilité d’une approche catégorielle. La notion de produit peut, en effet, être établie sans aucune référence explicite aux éléments appartenant aux ensembles mais simplement en imposant une propriété de cohérence formelle dans un diagramme de flèches. La définition « catégorielle » (ou fonctorielle)128 d’un produit cartésien est donc la suivante.

Un objet T avec deux morphismes p : TA et q : TB est le produit de A et B si pour

toutes flèches f et g ayant pour objets but respectivement A et B, il existe une et une seule flèche h ayant le même objet source que f et g mais ayant T comme objet but, et telle que

p h = f et q h = g où « • » indique la loi de composition des flèches.

La situation est résumée par le diagramme suivant, diagramme dans lequel on note Y l’objet qui est la source des flèches f, g et h. Une autre façon d’exprimer les deux conditions

p h = f et q h = g c’est de dire qu’un tel diagramme « commute » (ou est « commutatif »)129.

Figure 37 : Diagramme catégoriel pour le produit cartésien

L’interprétation musicale d’une telle démarche nous offre la possibilité de discuter une représentation géométrique alternative de l’espace tempéré à douze degrés. Il s’agit de la représentation toroïdale, qui utilise la décomposition du groupe cyclique Z/12Z dans le

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Nous utiliserons d’une façon équivalente le terme « catégorielle » et « fonctorielle » pour indiquer toute approche qui relève de la théorie mathématique des catégories. Nous réserverons l’appellation « topossique » à une démarche qui relève d’une partie bien définie de la théorie des catégories, connue comme « théorie des topoï ». Un exemple d’une telle démarche en mathématiques est la célèbre démonstration topossique de l’indépendance de l’hypothèse du continuum de l’axiome de Zermelo-Fraenkel dans la théorie des ensembles. Pour une description de cette stratégie démonstrative, voir l’ouvrage de Saunders Mac Lane et Ieke Moerdijk

Sheaves in Geometry and Logic [MacLANE et MOERDIJK 1992].

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Notons que la « commutativité » d’un diagramme n’a rien à voir avec la propriété commutative (ou « abélianité ») d’une structure algébrique. Une structure algébrique (S, •) est commutative (ou abélienne) si pour

produit du groupe Z/3Z d’ordre 3 et du groupe Z/4Z ayant quatre éléments130. La construction de la représentation toroïdale du tempérament est décrite dans la figure suivante :

Figure 38 : Représentation toroïdale de Z/12Z

Voyons comment la représentation toroïdale est décrite en termes de flèches. Si l’on note T le tore, il suffit de prendre comme morphismes p : TZ/3Z défini par p(a, b)=a et q : TZ/4Z défini par q(a, b)=b pour tout élément (a,b) du tore. En outre, l’application (unique) du

cercle Z/12Z dans le tore T est définie comme la flèche h : x(a, b) où a est la réduction de la classe de hauteur x modulo 3 et b est la réduction modulo 4 de la multiplication de la classe de hauteur x par 11. Si l’on note f=[x]3 et g=[x]4 les opérations de réduction modulo 3 et 4 d’une classe de hauteur x, on peut écrire le morphisme h de Z/12Z dans le tore comme

h : x( [x]3 , [11x]4 ) pour toute classe de hauteur x. Le diagramme est montré par la figure suivante :

Figure 39 : Le tore dans un diagramme catégoriel

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Il s’agit d’un des théorèmes d’algèbre établis par le mathématicien norvégien Ludwig Sylow, théorèmes qui garantissent pour certains diviseurs de l’ordre d’un groupe G l’existence d’un sous-groupe d’ordre correspondant.

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