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L E PATERNALISME COMPORTEMENTAL

En 2003 paraît un article qui va profondément influencer mon travail de recherche, et dont l’importance théorique (mais également politique) ne se révèlera que quelques années plus tard. Il s’agit de Libertarian Paternalism Is Not an Oxymoron101 de l’économiste Richard Thaler et du juriste Cass Sunstein.

Pour bien comprendre les fondements du paternalisme comportemental, il est important de revenir brièvement sur les principales conclusions de l’économie comportementale. Les résultats des travaux des économistes comportementaux, auxquels appartient Richard Thaler, peuvent schématiquement être regroupés en deux catégories : 1) les études empiriques ou expérimentales prouvent que les actions des agents économiques ne satisfont pas aux normes de rationalité utilisées dans la théorie du choix rationnel 2) ces mêmes études tendent à montrer que certains biais comportementaux ou contextuels (tels que le framing ou l’endowment effect) contribuent à expliquer de la sous-optimalité des agents économiques. A la différence des théories standard du paternalisme, qui trouvent leurs justifications dans l’irrationalité des préférences individuelles (irrationalité de préférer ne pas porter un casque en conduisant une moto ou de ne pas épargner pour sa retraite), le paternalisme comportemental préfère voir dans l’irrationalité d’une action un effet de contexte qui n’engage pas nécessairement les facultés cognitives de l’agent. Il s’agit là d’un point fondamental puisqu’il nous autorise à penser que, placé dans une situation moins exposée aux biais comportementaux, le même individu agirait de manière plus conforme à son intérêt. L’hypothèse est certes spéculative, mais elle a un corollaire

101 C. Sunstein, R. Thaler, “Libertarian Paternalism Is Not an Oxymoron”, The University of Chicago

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important : à condition de ne pas être exposé aux mêmes biais, n’importe quel autre individu peut être capable d’identifier les effets pervers du contexte sur la rationalité de l’agent. Prenons, tout d’abord, l’exemple de l’endowment effect que Richard Thaler a personnellement contribué à identifier102. Supposons deux individus, A et B, à qui l’on propose de choisir entre deux biens, une tasse et un stylo, de même valeur. L’expérience menée par Kahneman, Knetsch & Thaler (1990) montre que l’agent A, à qui l’on a réellement donné la tasse avant de débuter l’expérience, est deux fois moins susceptible de l’échanger que l’agent B, qui raisonne simplement in abstracto103. Modifions maintenant les termes de l’expérience, et supposons que le stylo proposé en échange de la tasse a une valeur supérieure à celle-ci. A et B devraient donc logiquement préférer le stylo à la tasse. Dans l’hypothèse où A continue cependant à préférer la tasse au stylo, on peut légitimement conclure que l’endowment effect est responsable de la sous-optimalité de l’action de A. Ce défaut de rationalité est facilement identifiable par ceux qui ont la chance de ne pas être soumis aux mêmes conditions de choix que l’agent A. Placé dans un contexte différent, l’agent A lui-même agirait probablement de façon différente.

L’implication théorique de cette conclusion sur le paternalisme est immédiate. Nul besoin donc que le paternaliste soit doté de facultés cognitives supérieures pour justifier de sa fonction. Sa position seule lui offre un avantage relatif. Du point de vue de la rationalité, aucun agent n’a donc supériorité cognitive absolue sur les autres. Ce point est absolument essentiel car il justifie l’abandon de l’Etat comme acteur privilégié du paternalisme au profit

102 R. Thaler, “Toward a Positive Theory of Consumer Choice”, Journal of Economic Behavior and

Organization, 1(1), 1980, pp. 39-60.

103 D. Kahneman, J. Knetsch and R. Thaler, “Experimental Tests of the Endowment Effect and the Coase Theorem”, Journal of Political Economy, vol. 98 (6), 1990, pp.1325-48.

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de l’individu. J’aimerais insister ici sur le caractère relatif de l’avantage de l’agent paternaliste. Nous sommes tous, plus ou moins, soumis à un certain nombre de biais comportementaux dont nous ne sommes généralement pas conscients. S’il nous est aisé d’identifier les biais comportementaux des autres, ainsi que leurs effets sur leur rationalité, il nous est en revanche quasiment impossible de nous soustraire aux nôtres par notre seule volonté. Le paternalisme comportemental peut donc être considéré comme un mécanisme de coopération spontané dans lequel les agents paternalistes partagent leur avantage positionnel avec ceux qui n’en bénéficient pas, et vice-versa.

L’importance qu’a prise la théorie dite des ‘nudges’ auprès de l’opinion publique et des instances politiques atteste du fait que les auteurs ont touché un point névralgique, et que l’on assiste en ce moment à un retournement idéologique, retournement auquel j’ai consacré un colloque interdisciplinaire à Lyon en 2015104. La thématique du paternalisme m’intéressait donc du point de vue historique mais également du point de vue théorique. La théorie de Sunstein et Thaler repose sur l’articulation logique de trois affirmations : a) les actions individuelles sont fortement influencées (voire déterminées) par un certain nombre de biais comportementaux ; b) ces biais, dont l’effet est généralement défavorable aux agents, peuvent être paramétrés pour, au contraire, renforcer la rationalité des actions individuelles ; c) il est souhaitable que les individus (appelés ‘planificateurs’) qui ont la possibilité de modifier les biais comportementaux le fassent et agissent dans l’intérêt de tous. Ces différentes propriétés, ainsi que l’ont montré Philippe Mongin et Mikäel Cozic,

104 Paternalism Redeemed : Old Ideals, New Realities, 30-31 March, ENS de Lyon. Ce colloque regroupait des historiens (C. Armenteros, G. Claeys, O. Siméon), des économistes (C. Hédoin, C. Salvat) et des philosophes (D. Scoccia, L. Bovens, J. Wilson). Il a été suivi par un second colloque,

Paternalism, Liberalsim, Socialism : France and England, 19th C., organisé à Oxford les 3 et 4 juin

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sont généralement confondues dans la notion de nudge105. Il est important qu’elles soient distinguées, autant par rigueur définitionnelle, que par égard aux différentes implications normatives qu’elles peuvent avoir.

La première et la deuxième allégation relèvent de la simple théorie économique. L’existence de biais comportementaux et leurs mécanismes sont maintenant bien connus grâce aux nombreux travaux d’économie comportementale, que Thaler a lui-même contribué à développer106. C’est au niveau de la dernière allégation que peut intervenir le philosophe. Elle contient deux éléments de débat, la nature et la désirabilité de l’action correctrice. Il existe trois réponses possibles aux biais comportementaux. La première est l’action paternaliste, individuelle et volontaire. C’est celle défendue par les auteurs. La deuxième est l’action légale, coercitive et démocratique. Considérée, peut-être à tort, de paternaliste107, elle représente l’alternative traditionnelle que Sunstein et Thaler essaient de dépasser en lui opposant une forme de paternalisme dite libertarienne. L’essentiel des débats s’est concentré sur la seule question de la désirabilité de l’action paternaliste, indépendamment de celle de ses alternatives.

Une action peut être considérée comme désirable lorsqu’elle est rationnelle et/ou morale. Les auteurs considèrent que la rationalité de l’action qu’ils proposent, à savoir l’action paternaliste, est démontrée. En réalité, elle ne l’est pas ou, du moins, pas totalement.

105 P. Mongin et M. Cozic, “Rethinking nudge: not one but three concepts”, Behavioural Public

Policy, 2(1), 2018, pp. 107-124.

106G. Loewenstein, D. Prelec, “Anomalies in Intertemporal Choice: Evidence and an

Interpretation”, The Quarterly Journal of Economics, 107:2, 1992, pp. 573-597; A. Tversky, D. Kahneman, “The Framing of Decisions and the Psychology of Choice”, Science, 211: 4481, 1981, pp. 453-458; A. Tversky, P. Slovic, D. Kahneman, “The Causes of Preference Reversal”, The

American Economic Review, 80:1, 1990, pp. 204-17.

107 G. Dworkin, “Paternalism”, The Monist, 1, 1972, pp. 64-84; J. Feinberg, “Legal Paternalism”,

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L’essentiel de leur argument est destiné à défendre le caractère moral de l’action paternaliste. Mais même de ce point de vue, celui-ci n’est pas totalement convainquant.

Le paternalisme peut être soumis à trois objections morales : son caractère liberticide, sa nature anti-égalitariste et sa légitimité. La première critique est la plus commune, et c’est à celle-ci que Sunstein et Thaler se proposent de répondre sans parvenir toutefois à prendre toute la dimension du problème. Je reviens sur ce point un peu plus bas. Les deux dernières objections ne sont pas abordées par les auteurs. Elles sont néanmoins fondamentales. Considérons, tout d’abord, la dernière. La question de la légitimité de l’action ne se pose pas dans le cas du self-control : l’agent a le droit moral de se contraindre lui-même. Elle ne se pose plus véritablement non plus dans le cas d’une constitution démocratique, où les citoyens se sont volontairement soumis à la règle de la majorité. En revanche, elle se pose dans le cas de l’action paternaliste, dans laquelle une personne prend l’initiative de contraindre les choix d’une autre personne. Le caractère bienveillant de cette initiative l’exempte-t-elle du principe de respect de l’autonomie individuelle ? Les auteurs semblent penser que c’est le cas mais ne justifient pas leur point de vue. La seconde objection morale au paternalisme a été développée notamment par Elisabeth Anderson, qui voit dans cette pratique une atteinte au principe de l’égalité de respect que l’on doit aux personnes108. Se permettre d’intervenir pour le bien d’une tierce personne, c’est considérer – selon elle – qu’elle n’est pas à-même de décider pour elle-même, ou qu’elle l’est dans une moindre mesure que vous. L’argument est difficilement contestable. Néanmoins, il est plus adapté aux formes traditionnelles de paternalisme qu’au

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paternalisme comportemental, ainsi que j’ai essayé de le montrer109. Une approche plus approfondie des aspects philosophiques de leur théorie aurait permis aux auteurs de répondre à cette objection. La seule objection dont ils ont tenu compte, ainsi que je l’ai dit, c’est celle relative au caractère coercitif du paternalisme.

Y ont-ils répondu de façon appropriée ? L’argument qu’ils défendent est que le paternalisme comportemental, autrement dit celui qui a pour objet de débiaiser le comportement des individus, n’est pas réellement contraignant dans la mesure où les agents ont toujours la possibilité, s’ils le souhaitent vraiment, de ne pas s’y conformer. Il s’agit simplement, pour reprendre leur expression, d’un ‘coup de pouce’110. De fait, et bien qu’ils n’approfondissent pas cette question, ils introduisent l’idée de gradation dans la volonté de l’agent, aussi appelée voluntariness111. Cette notion permet de distinguer, au moins sur le plan théorique, les préférences individuelles autonomes, dont on peut légitimement tenir compte, des préférences hétéronomes que l’on peut légitimement ignorer. Ce concept d’inspiration kantienne a notamment été utilisé pour défendre une lecture pro-paternaliste de John Stuart Mill112. Il est cependant incompatible avec le principe de base de l’économie comportementale, principe selon lequel nos préférences sont le produit de notre environnement113. L’introduction de cette notion réduit, par ailleurs, à néant la distinction entre un paternalisme légal coercitif et un paternalisme

109 C. Salvat, “Behavioral Paternalism”, Revue de Philosophie Economique, vol.15, n°2, 2014, pp.109-30.

110 R.H. Thaler, C.R Sunstein, Nudge. Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness, New Haven & London: Yale University Press, 2008.

111 Cette notion est centrale dans les travaux de Feinberg notamment, J. Feinberg, Harm to Self:

The Moral Limits of the Criminal Law, New York: Oxford University Press, 1986.

112 J’ai néanmoins tenté de montrer, que si on pouvait effectivement penser que Mill n’était pas opposé à une certaine pratique du paternalisme, on ne pouvait pas lui appliquer un raisonnement de type kantien. Voir..

113 S. Lichtenstein, P. Slovic, The Construction of Preference, Cambridge: Cambridge University Press, 2006.

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comportemental qui ne le serait pas, dans la mesure où – chez Kant comme chez Rousseau – une action destinée à rétablir l’autonomie de l’individu est par nature libératrice.

L’absence de fondements moraux est donc la première critique que l’on peut adresser à la théorie de Sunstein et Thaler. Plus surprenant, pour un économiste, est cependant le manque de justification économique dont fait l’objet le paternalisme comportemental. Le fait que la rationalité des agents soit compromise par un certain nombre de biais cognitifs ne justifie pas en soi une justification le paternalisme comportemental. Encore faut-il prouver que cette mesure est plus efficiente que ses alternatives, à savoir le paternalisme légal et le self-control ou plus généralement les stratégies visant à améliorer le contrôle de soi. Ces stratégies, déjà étudiées par Thomas Schelling114, sont aujourd’hui l’objet de la picoéconomie115. Une appréciation correcte de la pertinence de chacune de ces solutions implique donc une analyse comparative de leur désirabilité. Or, cette analyse fait défaut dans les travaux de Sunstein et Thaler. Elle est pourtant essentielle. Les résultats de l’étude comparative que j’ai proposée116 prouvent, en effet, qu’aucune de ces trois solutions n’est absolument meilleure que les autres, mais que leur efficacité relative dépend conjointement de la force de volonté et du degré de confiance en soi des agents.

L’article ‘Economics of paternalism : the hidden costs of self-commanding strategies’ part du constat qu’il existe un certain nombre d’actions objectivement irrationnelles, qui sont à la fois désapprouvées par le spectateur impartial et par l’agent même, qui préférerait ne pas les avoir menées. C’est le cas, par exemple, des actions associées à une actualisation

114 T.C. Schelling, “Self-Command in Practice, in Policy, and in a Theory of Rational Choice”, The

American Economic Review, 74:2, 1984, pp.1-11.

115 G. Ainslie, Picoeconomics: The Strategic Interaction of Successive Motivational States Within

the Person, Cambridge: Cambridge University Press, 1992.

116 C. Salvat, “Economics of paternalism: The hidden costs of self-commanding strategies”, The

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hyperbolique. A la différence de l’actualisation exponentielle qui est à taux constant, et qui est communément utilisée par les économistes, l’actualisation hyperbolique est une actualisation à taux décroissant117.

En d’autres termes, l’actualisation hyperbolique est une forme de l’impatience. Plus l’évènement attendu est proche dans le temps, plus on actualise l’utilité à venir. A un certain moment, cela nous conduit logiquement à modifier nos préférences et à remettre en cause les choix opérés dans le passé, quitte à le regretter plus tard. L’actualisation hyperbolique est notamment à l’origine de la procrastination118 et de la dépendance119, communément considérées comme des anomalies du choix intertemporel. La fréquence de ce type de comportement ne doit pas être sous-estimée. L’actualisation hyperbolique est en fait très répandue, et George Ainslie a montré qu’on pouvait également la rencontrer chez d’autres espèces animales, en particulier le pigeon120.

Il existe, ainsi que Strotz le montre121, deux types de comportements face à l’actualisation hyperbolique : le comportement des ‘naïfs’, c’est-à-dire de ceux qui ne semblent pas même s’apercevoir de la perte d’utilité occasionnée par leurs changements de préférence, et celui

117 G. Ainslie and N. Haslam, ‘Hyperbolic Discounting’, in G. Loewenstein and J. Elster (eds.), Choice

over Time, New York: Russell Sage Foundation, 1992, pp.57-92; S. Frederick, G. Loewenstein and

T. O’Donoghue, ‘Time Discounting and Time Preference: A Critical Review’ in G. Loewenstein, D. Read and R.F. Baumeister (eds.), Time and Decision: Economic and Psychological Perspectives on

Intertemporal Choice, New York: Russell Sage Foundation, 2003, pp.13-86.

118 G. Akerlof, ‘Procrastination and Obedience’, The American Economic Review, 81(2), 1991, pp.1-19; T. O’Donoghue and M. Rabin, ‘Doing It Now or Later’, The American Economic Review, 89(1), 1999, pp.103-24.

119 R.J. Herrstein and D. Prelec, ‘A Theory of Addiction’, in G. Loewenstein and J. Elster (eds.),

Choice over Time, New York: Russell Sage Foundation, 1992, pp.331-60; F. Gul and W. Pensendorf,

‘Harmful Addiction’, The Review of Economic Studies, 74(1), 2007, pp.147-72.

120 G. Ainslie, Picoeconomics: The Strategic Interaction of Successive Motivational States Within

the Person, Cambridge: Cambridge University Press, 1992.

121 R.H. Strotz, ‘Myopia and Inconsistency in Dynamic Utility Maximization’, The Review of

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des ‘avertis’ (‘sophisticated’) qui ont la connaissance, sinon la maîtrise, de leurs travers. Les préférences initiales de l’agent complètement naïf ne peuvent être satisfaites sans intervention paternaliste. Dans le cas des agents avertis, en revanche, une seconde alternative est possible : la mise en place de règles personnelles par l’agent lui-même. Ces règles auto-imposées peuvent être plus ou moins coercitives et peuvent parfois impliquer l’intervention d’un tiers pour exécuter la sanction. Elles comprennent, notamment, le transfert d’autorité à autrui, la suppression de certaines possibilités de choix, la mise en place d’un système de sanctions et/ou de récompenses ou encore le contrat moral122 . Plus l’agent est faible de volonté (ou plus la tentation est importante), plus les règles qu’il s’impose doivent être contraignantes. Ulysse, qui sait qu’il ne pourra pas résister à l’appel des Sirènes, n’a ainsi d’autres choix que d’ordonner à ses matelots de le lier au grand mât123. En pratique, les agents ont souvent à la réprobation morale ou sociale des autres pour se contraindre à respecter leur règle. C’est sur ce schéma-là que fonctionne notamment l’association des Alcooliques Anonymes. Mais la force de volonté n’est pas le seul critère à prendre en compte. Les économistes Roland Bénabou et Jean Tirole ont ainsi mis en évidence le rôle déterminant de la confiance en soi dans le respect des règles personnelles124. Leur modèle part cependant du principe, théoriquement très discutable et empiriquement non vérifié, que plus les agents respectent leurs règles personnelles, plus ils ont intérêt à les respecter dans le futur pour protéger leur ‘capital réputationnel’. Il

122 T. Schelling, ‘Self-Command in Practice, Policy, and in a Theory of Rational Choice’, The

American Economic Review, 74(2), 184, pp.1-11; T. Schelling, ‘Self-Command: A New Discipline’, in

G. Loewenstein and J. Elster (eds.), Choice over Time, New York: Russell Sage Foundation, 1992, pp.167-76.

123 J. Elster, Ulysses and the Sirens: Studies in Rationality and Irrationality, Cambridge: Cambridge University Press, 1979.

124 R. Bénabou and J. Tirole, ‘Self-Confidence and Personal Motivation’, The Quaterly Journal of

Economics, 117(3), 2002, pp.871-915; R. Bénabou and J. Tirole, ‘Willpower and Personal Rules’, Journal of Political Economy, 112(4), 2004, pp.848-86.

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implique une parfaite transparence et honnêteté intellectuelle des agents, qui – affirment Bénabou et Tirole – révisent périodiquement leur confiance en soi en fonction de leurs résultats.

Le modèle que j’ai proposé125 reposait, au contraire, sur l’hypothèse selon laquelle les niveaux de confiance des agents sont exogènes et potentiellement déconnectés du niveau réel de leur force de volonté. Il permet de comparer les coûts respectifs du paternalisme et des règles personnelles en fonction de la force de volonté des agents et de leur niveau de confiance en soi. Agents A B C D E Confiance en soi 1 4 5 35 25 15 Volonté 2 5 25 25 25 25 Règle personnelle (sévérité)

Nulle Légère Moyenne Appropriée Excessive

Intervention extérieure (coût relatif de)

Fort Moyen Faible Nul Négatif

125 C. Salvat, “Economics of paternalism: The hidden costs of self-commanding strategies”, The

Journal of Philosophical Economics. Reflections on Economic and Social Issues, IX: 1, 2015, pp.

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Lorsque l’agent est parfaitement informé de son biais (comme c’est le cas de l’agent D), il met en place des règles personnelles dont la sévérité est suffisante pour le forcer à s’y plier, sans pour autant être excessive. En revanche, plus il surestime sa capacité à se conformer à ses choix intertemporels, moins ses règles personnelles sont efficaces et plus la nécessité d’une intervention extérieure se fait ressentir. Au contraire, un manque de confiance en soi peut le conduire à mettre en place des règles personnelles excessivement contraignantes, rendant le coût relatif d’une intervention paternaliste négatif.

Que peut-on conclure de ces travaux ? Tout d’abord, et c’est peut-être le point le plus significatif, le coût du paternalisme en termes d’opportunités de choix ou de liberté d’action doit être mesuré comparativement aux autres alternatives possibles. Or, dans certains cas, la mise en place de règles personnelles peut s’avérer également très contraignante pour l’agent. Le second point qu’il me semble important de mettre en avant est que le paternalisme et la règle personnelle ne sont pas des alternatives exclusives l’une de l’autre. Il est possible de montrer, au contraire, que la réponse optimale à l’actualisation hyperbolique repose sur une stratégie commune, dans laquelle l’intervention paternaliste viendrait aider l’agent à se conformer à ses propres règles. C’est d’ailleurs, me semble-t-il, à cette seule condition que les nudges peuvent montrer leur efficacité.