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De l’histoire intellectuelle et de ses limites

a) HISTOIRE DE LA PENSEE ECONOMIQUE ET HISTOIRE INTELLECTUELLE

J’ai rédigé ma thèse au Centre Auguste et Léon Walras de Lyon, qui était alors la seule unité mixte de recherche du CNRS spécialisée en histoire de la pensée économique en France. Le Centre Walras, créé en 1984, avait déjà acquis une solide réputation nationale et internationale en publiant une édition critique des œuvres complètes de Léon Walras et de son père Auguste, en partie grâce au fond de lettres et de manuscrits dont il était dépositaire. Bien qu’ayant choisi de travailler sur le dix-huitième siècle, et sur le phénomène d’émergence du discours économique, mes travaux ont été fortement influencés par les positions méthodologiques et les pratiques de recherche, centrées sur le travail d’archive, défendues par ce centre. Le centre Walras était alors le plus ardent défenseur d’une histoire de la pensée contextuelle ou intellectuelle, par opposition à l’histoire de la pensée conceptuelle ou rétrospective, de tendance plus anglo-saxonne, et dont Mark Blaug était le plus important représentant88.

Les débats méthodologiques en histoire de la pensée économique dans les années 1990 occupaient une part importante des communications et des publications et pouvaient être très clivants. En histoire des idées (et notamment des idées politiques), ce débat méthodologique avait eu lieu dans les années 1970, notamment à la suite de la publication de l’article de Quentin Skinner, Meaning and the Understanding in the History of Ideas, en

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196989. Skinner s’opposait alors à deux types d’approches du texte. La première approche, de type contextuelle, appréciée des marxistes, consistait à expliquer le texte par le contexte socio-économique de sa production, au risque d’en faire un simple produit du contexte dont l’auteur ne serait d’un vecteur. La seconde approche interprétative à laquelle Skinner s’opposait était celle représentée alors parle philosophe américain Arthur Lovejoy, fondateur du Journal of the History of Ideas, et qui consistait à s’interdire toute considération extérieure au texte pour en expliquer la signification. Skinner proposa alors une troisième approche, qui consistait, à considérer le texte comme une participation à un débat intellectuel auquel l’auteur prenait part. Les textes n’existent pas indépendamment les uns des autres, et l’étude de la production intellectuelle de l’époque est nécessaire à l’étude de tout texte. Pour comprendre le sens ultime d’un texte, il faut, selon Skinner, d’abord comprendre l’intention première de l’auteur. L’intention (politique) de l’auteur est donc centrale dans l’analyse de Skinner. Cette théorie fit de nombreux émules, notamment à Cambridge où il a enseigné jusqu’en 2008, et où s’est constitué un groupe que l’on appelle aujourd’hui l’école de Cambridge en histoire intellectuelle, et regroupant notamment J. G. A. Pocock, Peter Laslett, John Dunn, James Tully, Istvan Hont, David Runciman ou Raymond Geuss.

L’influence de cette école en histoire de la pensée économique a été très importante en France dans les années 1980, et a contribué à renouveler ce champ disciplinaire longtemps dominé par l’histoire des ‘doctrines’ économiques de Charles Gide et Charles Rist90. Cette évolution fut, dans un premier temps, très bénéfique. Tout d’abord, elle lui a permis de

89 Q. Skinner, « Meaning and the Understanding in the History of Ideas », History and Theory, Vol.

8, No. 1 (1969), pp. 3-53.

90 C. Gide et C. Rist. Histoire des doctrines économiques, depuis les Physiocrates jusqu'à nos jours, Paris : Larose et Tenin, 1909. L’ouvrage connut 6 autres rééditions jusqu’en 1947.

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renouveler la discipline face à une histoire conceptuelle saturée. Ensuite, et ainsi que j’ai tenté de l’illustrer dans mes propres travaux, l’histoire intellectuelle a donné un nouveau souffle critique à l’histoire de la pensée économique. Elle a été, tout d’abord, l’occasion de redécouvrir un corpus négligé par les économistes et propre à remettre en cause l’objectivité de leur discours.

Elle lui a permis, ensuite, de régénérer sa fonction critique. L’histoire de la pensée économique a, depuis qu’elle est enseignée, toujours eu un rôle critique même si, à certaines périodes, elle s’est montrée plus virulente qu’à d’autres. Les circonstances mêmes de son apparition et de son développement en France dans les années 1860-70, c’est-à-dire à l’apogée du positivisme, semblent attester sa forte dimension politique91. L’édition d’un numéro spécial d’Economies et Sociétés en 2014 pour les trente ans de la série Pensée économique (PE), numéro que j’ai coordonné, a très bien mis en lumière l’importance du contexte politique dans le développement de l’histoire de la pensée économique en France au début des années 198092. Son évolution méthodologique illustre également les transformations de sa fonction critique.

L’école de Cambridge a, je l’ai dit, fait de l’histoire intellectuelle l’outil principal de l’étude de la pensée. Elle appelle donc à une historicisation, au moins partielle, de l’herméneutique. Selon Skinner, les textes et les idées se répondent les uns aux autres, et se nourrissent les uns des autres. Mais, notamment en histoire des idées politiques, ils

91 C. Salvat, “French Political Economy and Positivism (or how history of economic thought became mainstream economics)”, Iberian Journal of the History of Economic Thought, vol4., n°2, 2017. https://revistas.ucm.es/index.php/IJHE/article/view/58093

92 C. Salvat (ed.) “Trente ans d’histoire de la pensée économique, 1984-2014 », numéro spécial,

Economies et Sociétés, série PE, n°51, décembre 2014 ; C. Salvat, « Rétrospective des articles

publiés depuis 1984 », Economies et Sociétés, numéro spécial ‘Trente ans d’histoire de la pensée économique’, 51, 2014, pp. 2015-2043.

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répondent également à un contexte historique. L’histoire intellectuelle ne peut donc se limiter à l’étude d’un corpus, et doit nécessairement intégrer les faits. Elle requiert donc une certaine expertise historique. A l’université de Cambridge, les cours d’histoire des idées politiques sont enseignés au sein de la faculté d’histoire, dont Skinner occupa la prestigieuse chaire Regius de 1996 à 2008. Ils sont mutualisés avec la faculté de science politique. Les cours d’histoire de la pensée économique, en revanche, sont exclusivement enseignés dans les facultés d’économie, lorsqu’ils sont enseignés. L’historicisation de ce champ disciplinaire ou sous-disciplinaire a donc posé un certain nombre de difficultés pratiques liées à la formation et aux méthodes de travail de ses chercheurs. C’est dans ce contexte-là, que le Centre Auguste et Léon Walras a pu se distinguer en formant des doctorants aux pratiques du travail d’archive. L’histoire de la pensée économique s’est, ensuite, considérablement professionnalisée au contact des historiens.

b) LIMITES DE LHISTOIRE INTELLECTUELLE

Mais l’historicisation croissante de l’herméneutique a aussi ses revers. Son principal travers consiste à perdre de vue l’importance du texte et des idées, et de ne s’intéresser qu’au contexte, voire aux anecdotes biographiques, de l’auteur. Cette tendance historiciste, encouragée par la ligne éditoriale de certaines revues, telles que History of Political

Economy, a contribué à isoler davantage encore l’histoire de la pensée économique de la

science économique. Les historiens de la pensée économiques se sont trouvés dans une situation particulièrement inconfortable : soit ils continuaient leurs recherches en tant qu’économistes, auquel cas leurs travaux faisaient (assez justement d’ailleurs) l’objet de la critique des historiens, soit ils adoptaient une perspective réellement historique, mais

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perdaient l’attention des autres économistes, et risquaient, par conséquent, de perdre (au moins en partie) leur fonction critique à l’égard de la théorie économique. Ce fut pour cette dernière alternative qu’opta le Centre Walras. Et c’est à celle-ci que je me suis spontanément rallié lorsque je choisis m’intéresser à un économiste aussi peu connu et aussi peu théoriquement influent que l’abbé Morellet. La philosophie économique, ainsi que je le montrerais ci-dessous, a permis d’une certaine manière de réinvestir le discours critique de l’histoire de la pensée économique.

En quoi une historicisation excessive de l’herméneutique peut-elle nuire à la finalité première de l’étude de la pensée ? L’historicisation de l’étude des sciences sociales, qu’il s’agisse d’économie ou de philosophie, s’est traduite par un déplacement progressif, mais inéluctable, des objets de recherche du cœur de la discipline (des principaux textes/auteurs/théories) vers sa périphérie, puis dans un second temps de sa périphérie vers sa marge. L’histoire intellectuelle a, en effet, besoin de sources textuelles ou matérielles toujours renouvelées pour avancer. Les premières générations d’historiens intellectuels disposent d’un avantage si elle a la chance de pouvoir travailler sur des inédits fondamentaux pour comprendre la pensée de l’auteur étudié. Mais ceux-ci sont inévitablement en quantité limitée. Les générations suivantes doivent se contenter de sa correspondance et de quelques morceaux de textes inédits secondaires. L’environnement social, politique voire familial peut également être scruté. Mais les sources historiques restent limitées et les nouveaux entrants sont amenés à se concentrer sur des auteurs ou des sujets de moindre importance. C’est précisément la raison pour laquelle, étudiant, j’ai choisi de travailler sur un auteur aussi méconnu que l’abbé Morellet : la Bibliothèque Municipale de Lyon possédait un immense fonds de manuscrits inédits encore largement

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inexploités. Dans ce cas-là, comme dans beaucoup d’autres, c’est l’existence de la source historique, plutôt que son intérêt théorique, qui justifie le projet de thèse.

Dans le cas de ma thèse, cependant, l’étude d’un auteur secondaire se justifiait également au regard de la finalité de ma recherche, à savoir la compréhension des conditions de production et de diffusion de la pensée économique libérale française du XVIIIe siècle. La fonction critique de l’histoire de la pensée économique a, dans le cas présent, été assurée.

Un deuxième revers possible d’une historicisation croissante de l’étude de la pensée consiste, pour le chercheur, à perdre de vue la finalité de l’enquête. Lorsque l’existence de la source justifie l’enquête, on peut être tenté de ne pas se poser de question sur la valeur de la source et donc sur la finalité ultime de l’enquête. Tout écrit, ou tout sujet de thèse, ne se justifie pas nécessairement par son caractère inédit ou original. Le travail d’archive, que j’estime par ailleurs beaucoup, a parfois tendance à nous le faire oublier. Lors de ma thèse sur Morellet, j’ai été immergé pendant plusieurs années dans un fonds de plus de deux mille manuscrits inédits. Son catalogage a nécessité, à lui seul, près de six mois de travail. J’avais la possibilité, et les invitations à le faire ne manquaient pas, de passer le reste de ma vie de chercheur à les commenter et à les publier. Mais dans quel but ? Ma thèse, aussi imparfaite qu’elle était, défendait une thèse, celle de l’organisation institutionnelle de la production et de la diffusion de textes économiques destinés à légitimer la liberté de commerce au XVIIIe siècle. La publication de la totalité des manuscrits n’y aurait rien apporté de plus. Nombreux étaient d’ailleurs les manuscrits qui ne s’y rapportaient pas. J’ai, cependant, pris soin, dans le second volume de ma thèse, de publier l’inventaire complet des manuscrits à l’intention de ceux qui pourraient y trouver des éléments pertinents pour leur propre recherche. Cet inventaire est aujourd’hui en ligne et accessible

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à tous. Mon rôle s’arrêtait là. Poursuivre l’étude de ces milliers de manuscrits, et publier des dizaines d’articles sur le sujet, n’aurait en revanche rien apporté de mieux. La tentation de publier pour publier, simplement parce qu’on dispose de la matière, doit être contenue. C’est la raison pour laquelle, en dépit de l’avantage comparatif que me procurait ce fond d’inédits, et de ma connaissance unique de celui-ci, j’ai préféré réorienter mes thématiques.

Il existe, enfin, un troisième revers possible à une historicisation excessive de l’étude de la pensée, celui du constructivisme. Le constructivisme est très répandu dans les sciences sociales, notamment en France. Son succès doit beaucoup aux thèses de Michel Foucault notamment qui a très bien mis en lumière la dimension sociale et politique des mentalités et des savoirs. Le travail de thèse que j’ai réalisé sur les conditions de production et de diffusion du discours économique libéral français s’inscrit d’ailleurs dans cette perspective. Les discours en sciences sociales sont, naturellement le produit d’un contexte intellectuel, social et politique donné. Cela ne signifie, cependant, pas qu’ils ne sont qu’un instrument de pouvoir, ou qu’ils n’ont pas de valeur épistémique ou aléthique. Le fait que les conditions culturelles, sociales et politiques aient été favorables à l’émergence d’un discours scientifique n’est pas synonyme du fait que ces mêmes conditions aient déterminé le contenu de ce discours. Il est naturellement possible que cela ait parfois été le cas, mais la généralisation est abusive. Ainsi le fait d’avoir été payé par une institution pour produire une œuvre (littéraire, artistique ou scientifique) ne suffit pas à remettre en cause la valeur de cette œuvre. L’appréciation de la qualité d’une œuvre ou d’un discours doit rester indépendante de notre connaissance de ses conditions de productions.

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Le principal danger du constructivisme, c’est le relativisme, c’est-à-dire l’idée que lorsque les discours émanent de structures socio-culturelles différentes, ils ne sont pas comparables. Le relativisme est dit scientifique lorsqu’il s’applique aux théories scientifiques, y compris aux sciences dites ‘dures’, ou moral lorsqu’il s’applique aux théories éthiques. Le relativisme scientifique est, malheureusement, de plus en en répandu en France comme aux Etats-Unis. En France, on peut l’observer dans l’opposition d’une partie de la population à la médecine allopathique ou à la vaccination. Un tiers des français ont régulièrement recours à l’homéopathie, faisant de la France le leader de l’industrie homéopathique dans le monde. A part la France, seule l’Inde a massivement recours à ce type de médecine. Une étude américaine menée en 2018 portant sur 140.000 personnes de plus de 15 ans originaires de 144 pays différents a montré que, de tous ces pays, la France était le pays dans lequel ses habitants faisaient le moins confiance à la vaccination (1 français sur 3 remet en cause leur efficacité)93. Selon ces derniers, les médecines dites alternatives (l’acupuncture, la phytothérapie, la naturopathie, l’homéopathie, l’ostéopathie, la réflexothérapie, la sophrologie, l’aromathérapie, l’hypnothérapie etc.) ont une légitimité scientifique comparable à celle de la médecine dite conventionnelle. Ces derniers auraient, cependant, l’avantage de ne pas promouvoir les intérêts économiques des compagnies pharmaceutiques.

Aux Etats-Unis, le relativisme scientifique prend une dimension plus religieuse qu’institutionnelle. Son principal adversaire est la théorie évolutionniste darwinienne. Les Américains sont, dans leur grande majorité, favorables à l’enseignement du dessein

93 https://www.sciencesetavenir.fr/sante/la-france-premier-pays-anti-vaccins-selon-une-etude_134629

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intelligent, autrement dit du créationnisme, en complément de la théorie évolutionniste. Une minorité demande que seule le dessein intelligent soit enseigné dans les écoles publiques. Au-delà des croyances religieuses, l’argument des créationnistes est qu’une théorie (le dessein intelligent) en vaut bien une autre (l’évolution) et que l’éducation nationale n’a pas à exprimer de préférence pour l’une ou pour l’autre. Ce mouvement n’est pas propre aux Etats-Unis et s’installe également progressivement en Europe. En 2004, le gouvernement Berlusconi a déposé une proposition de décret visant à abolir l'enseignement de l'évolutionnisme dans les écoles et collèges. Grâce à la prompte réaction des scientifiques, le projet a été abandonné. En 2006, le parlementaire britannique Andrew McIntosh rédige un projet de résolution du Conseil de l’Europe intitulé Les dangers du

créationnisme dans l’éducation, rapporté par le parlementaire socialiste français Guy

Lengagne. La proposition est refusée en première lecture (64 voix contre 46) le 26 juin 2007 au nom de la liberté d’expression. Une seconde mouture, beaucoup plus conciliante avec les croyances religieuses, sera finalement adoptée en octobre de la même année. Cette remise en cause, non de la théorie évolutionniste en elle-même, mais de sa supériorité scientifique par rapport à d’autres modes d’explication du monde est caractéristique du relativisme scientifique. On le retrouve également dans la remise en cause du phénomène du réchauffement climatique aux Etats-Unis.

Le relativisme n’est pas le produit de l’historicisation des sciences sociales mais celles-ci ont néanmoins beaucoup contribué à son développement dans la seconde moitié du vingtième siècle, notamment en France. Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss, Jean Baudrillard, Jean-François Lyotard, Bruno Latour y ont joué un rôle important, même si parfois leur discours a été un peu caricaturé et appliqué à des domaines auxquels ils ne

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s’appliquaient pas forcément (je pense notamment à l’extension du structuralisme anthropologique de Strauss au domaine épistémique et moral). Leur autorité morale reste encore très importante, et de nouvelles générations poursuivent leur travail. En dépit de leur qualité intellectuelle, ces travaux reposent sur des bases fragiles et sur une fausse évidence, celle selon laquelle la pluralité historique des discours est la manifestation de l’absence d’objectivité scientifique. Ce n’est naturellement pas toujours le cas. Mais, même lorsque l’absence d’objectivité scientifique est manifeste, cela ne peut absolument pas constituer une preuve que l’extériorité de l’objet, elle, n’existe pas. Or c’est précisément ce que concluent relativistes et constructivistes. Dans le cas des sciences sociales, le jugement sur la nature scientifique du discours, autrement dit sa scientificité, ne se fonde pas sur une évaluation du degré d’objectivité atteint (comment pourrait-on le faire ?), mais sur la qualité du processus d’objectivation.

Il est fort heureusement possible d’adopter une démarche historique sans tomber dans le piège du constructivisme ou du post-modernisme, et j’espère ne pas y être tombé moi-même, mais l’expérience que j’en ai eu, et les discussions que j’ai pu avoir avec nombre de mes collègues, m’ont également appris qu’il était facile de passer d’une approche contextuelle à une approche constructiviste, ou qu’à l’inverse le constructivisme en sciences sociales menait droit à l’histoire contextuelle. Je dois la réorientation thématique, méthodologique et disciplinaire de mes recherches à une réflexion épistémologiques plus approfondie, mais également à une prise de conscience éthique et à certaines déconvenues méthodologiques.

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c) LES RAISONS DUNE REORIENTATION

Pendant des années, j’ai été convaincu que la clé d’un texte, d’une œuvre ou d’une pensée était à chercher dans le contexte de production de l’œuvre, et que le travail d’interprétation du texte se doublait nécessairement d’un travail d’historien. Je me suis donc rapproché des historiens et de leurs méthodes jusqu’à intégrer la faculté d’histoire de l’université de Cambridge, qui constituait alors pour moi le temple sacré de l’histoire intellectuelle. J’y ai côtoyé Quentin Skinner, Itsvan Hont, John Dunn et Michael Sonenscher, ainsi que les très nombreux chercheurs et doctorants qui travaillaient dans leurs traces. Je dois, tout d’abord, dire que malgré ma prise de distance, je considère leurs travaux d’une qualité exceptionnelle et qu’ils m’ont beaucoup impressionné. Mais, en l’espace de cinq ans à leur côté, et dans ce cadre institutionnel très particulier, j’ai également réalisé que l’étude du contexte des conditions de production du texte, qu’elles soient intellectuelles ou socio-économiques, est elle-même influencée par le contexte intellectuel/socio-économique du chercheur. Or, les historiens sont très réticents à reconnaître le rôle que le contexte joue sur eux et leurs travaux, celle-ci pouvant être interprétée comme une remise en cause de l’objectivité de leur travail, et dans le cas de l’école de Cambridge, l’horizontalité de leur approche.

A la différence de celle d’un état du monde, l’étude d’un contexte historique est partielle et partiale. Sont contextuels les éléments de cet état du monde que l’historien considère comme pertinent pour expliquer l’œuvre. La sélection des éléments considérés comme pertinents, à défaut des autres, détermine de fait l’interprétation de ladite œuvre. Le fait que certains historiens de la pensée considèrent comme pertinents les seules conditions socio-économiques alors que d’autres ne considèrent, au contraire, comme pertinentes