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II. Le travail artistique et le principe d’incertitude

3. L’organisation du travail artistique : le rôle des conventions

Si le principe d’incertitude régit l’activité créatrice, cette incertitude n’est pas totale. Le travail artistique prend, en effet, appui sur une série de pratiques routinières, de « conventions », sans lesquelles les collaborations et les partenariats seraient impossibles. Or, ces collaborations ne sont pas occasionnelles : elles sont l’une des dimensions constitutives de la pratique artistique, comme l’a bien montré H. Becker. Ce sociologue américain a, en effet, clairement remis en cause la vision romantique (et mythique) du créateur isolé dans son atelier. L’œuvre d’art naît de la coopération d’une pluralité d’acteurs et continue à exister grâce à cette coopération. Le nombre, la nature et le degré d’intervention des collaborateurs de l’artiste, varient, certes en fonction du domaine artistique, mais aussi de l’étape de réalisation de l’œuvre (conception de l’idée, fourniture et financement du matériel, exécution, appréciation du travail, diffusion, etc.) Les arts de la scène illustrent plus facilement cette nécessaire activité collaborative que le travail d’écriture par exemple. Pourtant, si les coopérations sont parfois plus discrètes, elles n’en sont pas moins déterminantes et nécessaires. H. Becker nomme « monde de l’art » l’ensemble des participants à ces « chaînes de coopération » :

« Un monde de l’art se compose de toutes les personnes dont les activités sont nécessaires à la production des œuvres bien particulières que ce monde-là (et d’autres éventuellement) définit comme de l’art. Des membres d’un monde de l’art coordonnent des activités axées sur la production de l’œuvre en s’en rapportant à un ensemble de schémas conventionnels incorporés à la pratique courante et aux objets les plus usuels. Les mêmes personnes coopèrent souvent de manière régulière, voire routinière, de sorte qu’un monde de l’art se

présente comme un réseau de chaînes de coopérations qui relient les participants selon un ordre établi » (Becker, 1988 : 58-59).

Mais si l’art est une activité collective, l’artiste ne se confond pas avec la diversité des acteurs qui coopèrent à la production de l’œuvre. En effet,

« les artistes forment dans un monde de l’art un sous-groupe de participants qui, de l’avis général, possèdent un don particulier, apportent par conséquent une contribution indispensable et irremplaçable et, par là, font de l’œuvre commune une œuvre d’art » (Becker, 1988 : 59).

H. Becker distingue ainsi les « activités cardinales », qui exigent des dons ou une sensibilité propre aux artistes, des « activités de renfort », qui exigent des aptitudes moins rares, moins caractéristiques de l’art et, par là même, moins dignes de respect aux yeux de certains. L’activité de l’artiste n’est donc pas assimilable à celle du « personnel de renfort ».

« Les artistes (…) prennent la plupart des décisions importantes, mais pas toutes. D’autres personnes exercent une influence sur l’œuvre en participant au dialogue intérieur de l’artiste ou en intervenant directement (parfois même après la mort de l’artiste) » (Becker, 1988 : 235).

Ainsi, une décision aussi fondamentale que celle de l’achèvement d’une œuvre, qui pourrait sembler ressortir directement de la volonté de l’artiste, résulte bien souvent d’une obligation imposée par le monde de l’art : soit que l’artiste anticipe les réactions du public, soit qu’un impératif de calendrier se manifeste (date de vernissage ou de représentation, par exemple). Les logiques de coopération entre les artistes et les autres membres du monde de l’art révèlent donc une forme d’organisation, de segmentation des tâches. H. Becker prend l’exemple du générique de film, qui reflète bien l’ampleur de la division du travail dans ce secteur artistique. Ces formes d’organisation sont rendues possibles par l’existence de conventions partagées par les acteurs, qui portent sur toutes les décisions à prendre pour produire une œuvre.

Les conventions jouent un rôle central pour faciliter le travail de l’artiste. Elles lui permettent de s’entendre avec le « personnel de renfort », avec une certaine économie de moyens, sur les modalités de production. Elles permettent de coordonner plus facilement et plus rapidement les activités de chacun et donc, d’organiser le travail.

On retrouve cette notion de convention chez P. M. Menger, pour expliquer les coopérations entre acteurs :

« Nul ne pourrait travailler à réinventer sans cesse tous les aspects essentiels de son activité. Car sans conventions, sans règles d’interaction, sans procédures plus ou moins stabilisées de division des tâches et d’ajustement mutuel des attentes, sans routine, nulle coopération n’est possible entre tous ceux qui doivent concourir à la production, à la diffusion à la consommation, à l’évaluation et à la conservation des œuvres » (Menger, 2009 : 11).

Les conventions peuvent également être envisagées comme des contraintes pour l’artiste. En premier lieu, parce qu’elles sont astreignantes et qu’elles participent souvent de systèmes inextricablement liés, dans lesquels un changement mineur peut entraîner une modification de l’ensemble du système. Tout écart de la convention, toute transgression, entraîne nécessairement un coût (en termes de travail) pour l’artiste.

« La production de l’œuvre demeure à la fois sous le contrôle du créateur, à partir de la représentation évolutive qu’il se fait d’une certaine organisation interne, et sous le contrôle des contraintes de différente nature dont le créateur doit tenir compte – contrainte d’intelligibilité, d’exposabilité, de stabilité matérielle, de mise en reproduction pour les arts allographiques, autant de limites conventionnelles qui sont toujours aménageables et révisables, mais au prix de coûts à supporter » (Menger, 2009 : 461).

En second lieu, les conventions limitent la liberté de l’artiste, et sa capacité d’innovation. En anticipant les réactions du public, l’artiste peut être tenté de faire des choix « conventionnels » qui seront plus facilement ou plus largement appréciés du public, mais qui le priveront ou limiteront sa capacité d’invention ou d’imagination. Car, s’il s’éloigne trop des conventions, l’artiste prend le risque de n’être pas compris par son public et ainsi, d’être disqualifié (ou pire, ignoré).

Les conventions constituent donc à la fois une condition nécessaire et un obstacle à la liberté de l’artiste et de ses choix. Elles semblent en effet engager une remise en cause du principe d’incertitude. Le travail des deux sociologues permet en effet d’identifier une contradiction fondamentale dans le domaine du travail artistique : d’un côté, le travail artistique est fondé sur un principe d’imprédictibilité et, de l’autre, il est organisé par des conventions, des routines qui sont nécessaires à la coopération des acteurs. Dans quelle mesure ces deux logiques sont-elles conciliables ? Comment peut-on organiser de façon stable et routinière une pratique basée sur l’incertitude ?

Selon P.M. Menger, un certain équilibre s’opère lors de l’activité créatrice, entre le respect des conventions et l’innovation :

« D’où le caractère composite du travail artistique, qui est fait de défis et d’inventions, mais aussi d’appuis sur des solutions déjà mises à l’épreuve antérieurement, et d’où aussi la diversité des comportements qui peut en résulter selon le dosage qui est fait, délibérément ou non, entre les éléments éprouvés et les recherches nouvelles. La multiplicité des manières d’un artiste ou la variété des phases de son travail, qui le conduisent à alterner des œuvres exploratoires et des œuvres plus attendues et plus conformes à son image publique, ou le changement brusque et durable, ou même le dédoublement de l’artiste entre plusieurs identités, constituent autant de formes d’individualisation situées au long d’un axe dont les deux extrémités seraient la pure exploitation d’une formule de création entièrement analysable et reproductible d’une œuvre à l’autre, et, à l’autre pôle, le changement constant, rebelle à toute stabilisation reconnaissable d’une manière personnelle, et donc à toute identification d’un style individuel » (Menger, 2009 : 11). Chez H. Becker également, l’innovation suppose une transgression des conventions qui peut s’opérer selon deux modes. La négociation, en premier lieu, qui permet le changement :

« Si elles sont uniformisées, les conventions sont rarement rigides et immuables. Elles ne constituent pas un ensemble de règles intangibles que chacun doit observer pour prendre ses décisions. Même quand elles semblent donner des indications très précises, elles laissent une part d’indétermination qui sera dissipée par le recours aux modes d’interprétations habituels, ou par la négociation » (Becker, 1988 : 55-56).

Et en second lieu, une rupture plus franche avec les conventions :

« En règle générale, la rupture avec les conventions, et avec toutes leurs manifestations dans les structures sociales et dans la production matérielle, accroît les difficultés de l’artiste et réduit la diffusion de ses œuvres. Mais en même temps, elle augmente sa liberté d’opter pour des solutions originales à l’écart des sentiers battus. Dès lors, nous pouvons envisager toute œuvre d’art comme le fruit d’un choix entre la facilité des conventions et la difficulté de l’anticonformisme, entre la réussite et l’obscurité » (Becker, 1988 : 58).

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La particularité du travail artistique réside donc dans l’incertitude sur son cours et son issue. Mais en définissant le travail artistique comme une activité collective, H. Becker et P.M. Menger suggèrent que des formes d’organisation de cette activité sont nécessaires.

En effet, sans une organisation minimum, des règles communes de travail (les conventions) le processus créatif serait chaotique, et les coopérations impossibles. Pourtant, les deux auteurs soulignent également l’oscillation constante entre le respect de ces conventions et leur transgression, sans laquelle aucune innovation n’est possible. Comment une structure culturelle peut-elle aider ou accompagner le travail de l’artiste, tout en préservant cette liberté de transgression des conventions ? Et quels sont les risques inhérents à une institutionnalisation de l’activité créatrice ? C’est ce que nous mettrons en lumière dans la prochaine partie du chapitre, à partir de deux situations mettant en tension l’incertitude du travail artistique et son organisation.