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Introduction de la deuxième partie

Chapitre 3 : Objectivation du partenariat entre artiste et structure

III. La « mise à l’écriture » des artistes

2. Analyse des documents prospectifs

2.3. Les degrés d’anticipation des documents

Le corpus se structure sur une opposition franche entre les appels reposant sur une lettre

de motivation et ceux reposant sur un projet. En effet, lorsque le document requis est

désigné par le mot « projet » un cas sur douze seulement place le mot « motivation » dans

son cotexte (A9 : « projet (description, photos, dessins…) - durée - dates – motivations »). À

variantes) que contient notre corpus, dix d’entre elles n’admettent pas dans leur cotexte le mot « projet ». Les trois exceptions méritent d’être mentionnées car elles confirment le rapport d’extériorité de ces deux mots :

A6 : « lettre de motivation (il n’est pas nécessaire de détailler un projet en particulier) » A23 : « une lettre de motivation (…) (la présentation éventuelle d’un projet) »

A29 : « lettre de motivation (…) L’artiste n’est pas obligé de proposer un projet lors de sa demande de candidature. »

Ces trois extraits présentent une régularité remarquable, en ce qu’ils confirment explicitement l’exclusion mutuelle des deux documents, chacun étant porteur d’un type d’expertise spécifique. Nous pouvons ainsi rapprocher de ces exemples un dernier énoncé :

A20 : « Acte de candidature manuscrit qui précise les motivations et, éventuellement, un axe de travail possible »

Cet extrait souligne le fait que l’artiste ne doit pas interpréter la mention d’une lettre de motivation comme l’équivalent d’une anticipation de l’œuvre à venir. C’est sur ce point qu’elle se distingue clairement du projet. Alors que la lettre de motivation renvoie aux raisons expliquant la candidature, les projets renvoient plus directement au travail de l’artiste, à la planification de son activité de création pendant le temps de résidence. Si la codification du document « lettre de motivation » est plus aboutie que celle du document « projet » (comme le montrent les reformulations), en revanche, le degré d’anticipation du travail de l’artiste est plus élevé dans le cas du second.

La note d’intention semble marquer un palier intermédiaire entre la lettre de motivation

et le projet. Cependant, ce type de document a un statut particulier. En effet, à une

exception près où le mot décrit un document à part entière (A28 : « note d’intention pour

l’atelier »), il est systématiquement employé pour introduire le mot « projet » qui

caractérise plus fondamentalement le processus d’anticipation (par exemple A15 : « une

note d’intention présentant le projet de l’artiste pour cette résidence »). Parmi les six occurrences de

« note » ou « lettre d’intention », toutes comportent le mot « projet » dans leur cotexte. Si deux cas de co-occurrences décrivent en fait deux documents distincts (A22 et A28), les quatre autres énoncés définissent le projet comme étant l’objet même de la note d’intention :

A3 : « note d’intention présentant sommairement le projet de recherche envisagé pour la résidence » A15 : « Une note d’intention présentant le projet de l’artiste pour cette résidence »

A16 : « note d’intention : descriptif du projet et des motivations »

Dans ces quatre cas, la note ou lettre d’intention n’est pas reformulée à partir des éléments qui seraient censés la composer (descriptif ou image par exemple), mais par une référence au projet. Dans les cas A15 et A16, la note d’intention peut se définir directement par le projet, selon un lien de coréférence. Mais, dans les exemples A1 et A3, le lien avec le projet est plus opaque. En A1, l’objectivité de la lettre d’intention est

altérée par sa mise en équivalence avec la reformulation floue « ou toutes autres formes »

dont la fonction est en outre non d’énoncer un projet mais « un pré-projet ». Cette

préfixation pourrait être vue comme une segmentation plus poussée des documents préparatoires, sur le modèle de l’avant-projet en architecture. Mais il semble plutôt en l’occurrence que ce préfixe est à interpréter comme l’affaiblissement du degré de

d’anticipation attendu. Ainsi, en A3, la note d’intention n’est censée présenter « le projet de

recherche » que « sommairement », tandis que ce dernier doit être seulement « envisagé pour la

résidence ». Ici, le contenu attendu du document prend l’allure d’une première hypothèse

plus que d’une anticipation sur une œuvre à venir. Le mot « intention » semble donc

signaler à l’artiste lecteur, en A1 comme en A3, l’affaiblissement de la prescription consistant à fournir une anticipation précise d’un projet ayant vocation à être réalisé. Les différents jeux d’opposition ou de rapprochement entre la note d’intention et le projet sont donc autant de ressources discrètes auxquelles les différents scripteurs ont recours pour affaiblir le poids des contraintes d’écriture requises auprès de l’artiste, donnant à reconnaître ce document comme l’ébauche du projet en quelque sorte. C’est du même coup le document « projet » qui se stabilise et révèle une rigidité conventionnellement partagée par l’ensemble des acteurs.

Nous pouvons enfin compléter ce résultat en rassemblant les observations menées à propos du rapport d’extériorité entre les lettres de motivation et les projets, et le rapport de porosité entre note d’intention et projet. C’est en fait un même statut problématique

qui apparaît autour du document « projet », que l’on peut voir comme une « formule »,

selon les deux dimensions relevées par A. Krieg Planque, « à la fois comme évidence de

l’époque et comme objet questionné » (Krieg-Planque, 2000 : 97). Considérons ainsi les

A1 : « pré-projet », A2 : « pas de caractère obligatoire », A3 : « présentant sommairement », « projet de recherche envisagé », A13 : « note brève », A20 : « éventuellement, un axe de travail possible », A23 : « présentation éventuelle d’un projet », A25 : « grandes lignes de votre projet », A29 : « l’artiste n’est pas obligé de proposer un projet ».

Nous voyons que même lorsque le projet n’est pas nécessaire, les scripteurs semblent obligés de se positionner par rapport à lui, de prendre position. On pourrait faire l’hypothèse d’une distinction majeure entre les structures demandant un projet, et celles qui préfèrent une lettre de motivation. Nous verrons dans la troisième partie de la thèse que cette distinction est pertinente. Mais à ce stade de la réflexion, il s’agit de souligner la sophistication des jeux de gradation qui sont mis en œuvre par les structures, pour moduler leurs anticipations du travail à venir des artistes.

***

Cette analyse nous a permis de montrer, à partir de la façon dont les différents scripteurs définissent les documents prospectifs de candidature, l’appui sur un nombre limité et récurrent de documents, qui ne sont pas utilisés de façon aléatoire d’un énoncé à l’autre. L’entrée à partir des termes pivots permet de mettre en évidence la désignation d’un nombre limité de formats conventionnels, plus ou moins stabilisés, qui circulent d’un énoncé à l’autre. La lettre de motivation se distingue ainsi par son caractère très stable, considéré comme suffisamment routinisée et pertinente pour ne pas nécessiter de reformulation ou de spécification propre à chaque procédure de sélection. Le projet, à l’inverse, s’il est considéré par de nombreux scripteurs comme un support d’expertise opératoire, est majoritairement défini en fonction de particularismes, avec des spécifications fréquentes concernant les informations qu’il doit contenir. La lettre d’intention quant à elle, peut se définir comme un entre-deux, tendant vers la formulation d’un projet mais sans y correspondre complètement, et se caractérisant par un lien affaibli avec l’œuvre que l’artiste serait censé planifier.

Les reformulations indiquent donc le degré de reconnaissance d’un signifié et, dans le cas présent, l’objectivation d’un document. Mais, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, il faut se garder de faire correspondre à ce degré d’objectivation un degré de planification ou de programmation du travail à venir : les documents les plus objectivés ne sont pas ceux qui anticipent le plus le travail à venir.

Dès lors, c’est sur les séquences des appels mentionnant ou décrivant l’activité future de l’artiste résident, qu’il faut centrer notre attention pour espérer préciser les logiques de

planification des appels à résidence. C’est ce que nous nous proposons de faire dans le chapitre quatre, en appliquant l’analyse des termes pivots aux énoncés portant sur le travail attendu de l’artiste.

Dans quelle mesure les mises en forme de l’appel à résidence observées dans ce chapitre prédéterminent-elles la façon dont l’artiste pourra ou non utiliser des ressources, l’orientation qu’il pourra donner à ses recherches, la date à laquelle il sera sommé de « présenter son travail » ? Dans quelle mesure ces petites fabriques de grammaires communes, si efficaces pour ordonner une séquence de sélection, ne sont-elles pas aussi efficaces pour fixer par avance les clauses communes autour desquelles l’activité de

l’artiste dans la structure va s’organiser ? Comment les technologies du faire dire

pourraient-elles ne pas être utilisées pour un faire faire ? Ce support de médiation, qui

peut être considéré comme la forme la plus aboutie, la plus « transparente », de construction d’une relation de partenariat, ne contient-il pas la promesse de « maîtriser

toute chose par la prévision », et dès lors de « désenchanter » sinon le monde (Weber,

Chapitre 4: