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2.1 La matière et ses possibilités

2.1.3 L’objet qui fait voir

Les dispositifs optiques, dont les miroirs, les cadres et les écrans, jouent plusieurs rôles dans la poïétique et les créations lepagiennes : ce sont des sources d’inspiration pendant le processus créatif, des ressources syntaxiques pour les transitions spatiotemporelles et même des métaphores (de la représentation ou de l’identité) qui s’inscrivent dans le récit. Ces dispositifs, reliés au théâtre de l’image –mais présents également dans le cinéma de Lepage– participent d’un questionnement des régimes visuels, des paramètres de réception et d’agencement. À cet égard, Dundjerovič met en relation la théâtralité lepagienne avec une

certaine culture contemporaine qui, tel que Nicholas Mirzoeff l’affirme, est une unification de disciplines visuelles (film, peinture, vidéos, Internet, publicité) dans une seule culture visuelle289. Les dispositifs optiques suscitent un questionnement sur la perception, tant chez

les créateurs (qui l’incorporent à leur travail) que chez les spectateurs. Il s’agit d’une pratique qui se prête bien à l’analyse depuis une perspective intermédiale dans la mesure où elle met en évidence le rôle de la matérialité et des institutions (des dispositifs visuels et conventions représentationnelles) dans la construction du sens.

Le cinéma de Lepage est truffé de stratégies qui font voir : effets optiques, métaphores de la vision, jeux de miroir. Ses films lancent ainsi des questions sur la visualité et, par conséquent, sur le point de vue et l’appréhension de la réalité. À cet égard, il faut souligner que, selon Pethô, la recherche intermédiale interroge l’inscription des images dans la narration cinématographique : leur arrêt (par exemple le tableau vivant dans Triptyque) et leur transformation ou leur incorporation au paysage filmique290. Selon Bissonnette, le film La

face cachée de la lune emploie des stratégies réflexives qui mettent en évidence l’appareil

derrière la production d’images ; ces stratégies « suggèrent que les images sont plus que des surfaces. Les effets optiques soulignent la présence de l’appareil optique, la caméra ou objectif, et rappelle aux spectateurs que ces instruments technologiques obéissent aux règles optiques291 ».

En plus de la transparence et de la réflexion, l’examen de la visualité inclut l’emploi de surfaces légèrement opaques : dans la première partie des Sept branches de la rivière Ota, le photographe étatsunien, Luke O’Connor, et la femme japonaise, Nozomi, communiquent à travers une paroi de papier. Il s’agit d’une opération d’occultation, car le spectateur ne

289 Aleksandar Dundjerovič, The Theatricality of Robert Lepage, Montréal, McGill-Queen’s University Press,

2007, p. 39. Par ailleurs, à propos de l’intermédialité théâtrale, Pavis souligne qu’elle « met souvent en crise, en question les modèles perceptifs dominants, notamment sous l’influence des médias ». Patrice Pavis,

L’analyse des spectacles (2e édition), Paris, Armand Colin, p. 50.

290 Agnes Pethô, « The Vertigo of the Single Image: From the Classic Narrative “Glitch” to the Post-Cinematic

Adaptations of Paintings », Film and Media Studies, no 6 (2013), p. 70.

291 Sylvie Bissonnette, « Cinema and the two cultures: Robert Lepage's La face cachée de la lune », New Review

of Film and Television Studies, vol. 8, no 4 (2010), p. 380. La chercheure souligne que ce n’est pas un hasard si

la tumeur de Philippe se manifeste par un problème de vision ; d’ailleurs, la séance avec le médecin incorpore, sur la scène et à l’écran, la vue subjective, laquelle rend les spectateurs conscients de leur propre regard à travers le garçon.

distingue que la silhouette de la femme, qui est de surcroît une victime de la bombe atomique d’Hiroshima, dont les blessures physiques ne sont pas montrées.

Les dispositifs optiques enrichissent l’univers diégétique des créations scéniques en permettant la multiplication des espaces et les déplacements temporels (les miroirs dans Les

sept branches de la rivière Ota et Quills), le bouleversement des référents (inversion du haut

et du bas dans La face cachée de la lune), ou la génération de métaphores et de sens nouveaux (la représentation d’un suicide dans Le polygraphe). Cet enrichissement de la diégèse provient souvent de l’expérimentation du metteur en scène avec les matériaux scéniques, les acteurs-créateurs inclus.

Lepage exploite aussi les différentes possibilités du cadre : portes, fenêtres, miroirs, moniteurs ou écrans, même le cube dans Les aiguilles et l’opium. Ceci contribue souvent à l’instauration d’un processus de mise en abyme. La télévision fonctionne comme une fenêtre sur le contexte sociopolitique (Les sept branches de la rivière Ota, Nô). La vidéo sur scène introduit des images d’époque en grand format : des films d’archives du programme spatial russe dans La face cachée de la lune, des extraits de films (Ascenseur pour l’échafaud, un documentaire sur Juliette Gréco) dans Les aiguilles et l’opium. Dans la version scénique de

La face cachée de la lune, l’écran « démultiplie surtout l’image scénique et révèle son invu.

Il ne s’agit pas d’un simple découpage de l’espace en volets, jouant d’actions simultanées, mais plutôt d’une division de l’espace292 ». Ces cadres réapparaissent dans les films de Lepage : la télévision ou le cinéma (Le confessionnal, La face cachée de la lune), la salle de montage (Le polygraphe), la scène (Nô), le moniteur (Mondes possibles) ou les tableaux (Triptyque).

Le langage scénique est rempli de cinématicité, il s’inspire de la télévision et du cinéma pour ce qui concerne le cadrage, ce qui montre l’intermédialité du processus créatif : à travers les cadres et les écrans, Lepage développe l’échelle de plans cinématographiques (gros plans, plans américains ou même plans généraux) ; de plus, il incorpore des profondeurs de champ, des angles de vue, des mouvements du cadre grâce à l’éclairage ou au glissement du dispositif. La vidéoscène lepagienne inclut des gros plans, dont les images prises par le

photomaton dans « Les mots » ou les interviews dans « Une interview » (boîtes des Sept

branches de la rivière Ota), l’interview de Mary Harris dans « Thomas » (Lipsynch). Cet emploi de l’univers cinématographique sert « à amener la représentation théâtrale plus loin, à repousser les limites du représentable, à ouvrir le réalisme de la scène à une certaine abstraction et à rendre étrange la familiarité des mondes qui surgissent sur la scène293 ».

Comme la marionnette, le miroir est agent et patient : il est vu, et il fait voir ; comme le cadre, il est un élément de l’entre-deux, un intermédiaire, pour les créateurs, entre le processus perceptif et les stratégies de symbolisation présentées aux spectateurs. Lepage l’utilise fréquemment, notamment dans ses solos (Vinci, Les aiguilles et l’opium, La face cachée de

la lune), dans lesquels l’identité physique et psychique des personnages (souvent joués par

Lepage) se fragmente et révèle un individu plein de contradictions et de paradoxes.

Les miroirs servent également à tromper le spectateur, ils le rendent conscient de la faillibilité du regard et de la perception. Dans le film Nô −pendant une scène qui n’existe pas dans « Les mots », le chapitre des Sept branches de la rivière Ota−, Sophie croise deux filles dans les toilettes, celles-ci sont assises, l’une à côté de l’autre, dans un coin de la pièce tout couvert de miroirs : le jeu de reflets incite le spectateur à se demander : s’agit-il d’une ou de deux filles ? Nous avons la réponse quand l’une donne un joint à l’autre. La séquence au sauna L’Hippocampe, dans Le confessionnal, s’ouvre sur un effet semblable. Pierre y arrive, cherchant Marc ; il apparaît d’abord défiguré parce que son corps est montré à travers un bocal rempli d’eau. Ensuite, nous voyons Pierre se promener dans la salle ; un autre Pierre émerge d’en-bas et rencontre le premier. Celui que nous avons d’abord vu marcher était un reflet dans le miroir, c’est-à-dire une équivoque. Les surfaces réfléchissantes et transparentes trompent aussi les personnages. Dans Le confessionnal, Marc, fuyant des policiers, se frappe contre une vitre qu’il n’a pas aperçue ; la vitre, d’abord transparente, devient opaque à cause du sang de la bouche de Marc. Ce genre de jeux visuels à l’intérieur de la mise en scène filmique correspond bien aux enjeux visuels des créations scéniques de Lepage.

293 Sylvain Duguay, « Le cinéma et les défis de la représentation : à propos de Robert Lepage, 4D Art et Alice

Dans Le polygraphe, les miroirs constituent autant une ressource de la représentation (les effets spéciaux de la version scénique), qu’une manière de symboliser la duplicité de la vie et de la vérité (dans les deux incarnations de la fabula). En tant que ressource de la représentation scénique, le jeu de miroirs permet de transformer le corps nu de François en un squelette et d’annoncer ainsi son suicide. Par ailleurs, Dundjerovič note que la mise en scène du film emploie des miroirs et des reflets pour montrer la complexité des personnages et la pluralité des perspectives294.

Les surfaces réfléchissantes possèdent plutôt une fonction syntaxique et permettent les déplacements spatiotemporels dans la cinquième partie des Sept branches de la rivière Ota, justement intitulée « Un miroir ». Celle-ci commence avec une femme, Jana, assise devant un miroir où ses souvenirs apparaissent : Jana devient une jeune fille dans le miroir, à l’époque où elle était prisonnière dans le camp de concentration de Terezin en 1943. Au niveau du dispositif, il s’agit d’un effet spécial : la surface devient transparente, elle montre en plus de refléter ; au niveau de la métaphore, le miroir est maintenant une fenêtre sur le passé, l’intermédiaire permettant la co-présence du passé et du présent. Le public assiste aux souvenirs sur l’autre face du miroir, qui devient ainsi un cadre pour les événements : la rencontre de nouveaux amis ; un acte de magie aux baraques ; les prisonniers marchant vers les fours ; le camouflage qui a permis à Jana de survivre. La souplesse de la matière (réfléchissante, puis transparente) rend ainsi possible l’élargissement de la spatiotemporalité. À la fin du chapitre, les miroirs montrent trois Jana jeunes et celle d’aujourd’hui, âgée de 50 ans, chauve, qui traverse le seuil du miroir et entre dans la boîte du magicien.

Lepage développe des opérations semblables dans Quills. La mise en scène emploie aussi des surfaces réfléchissantes, devenant transparentes selon les besoins du récit. Lorsque ces surfaces fonctionnent comme des miroirs, elles multiplient les perspectives, montrant les personnages de dos, de face ou de côté. Quand elles sont transparentes, elles montrent le passé des personnages et interviennent au même titre qu’un flashback cinématographique. Ces miroirs possèdent à la fois les propriétés d’outils d’articulation du récit et de ressources poétiques ; comme dans La face cachée de la lune, l’avant-dernière scène de l’œuvre montre

294 Aleksandar Dundjerovič, The Cinema of Robert Lepage. The Poetics of Memory, London, Wallflower Press

un miroir vertical présentant ce qui arrive au sol, caché aux spectateurs : en l’occurrence, la figure d’un Christ, crucifié, qui fait l’amour avec une femme et ensuite s’élève vers les cieux.

L’emploi de miroirs, de surfaces réfléchissantes et de cadres relève d’une exploration de la visualité qui s’intègre dans la narration audiovisuelle, un élément qui sera analysé plus loin en abordant son rapport au corps et au dispositif scénique. Il en va de même pour l’incorporation sur scène de la photographie, une forme médiatique qui devient à la fois un objet et un dispositif de transmission.

2.1.3.1 La photographie sur scène

Dans les créations lepagiennes, la photographie est mise en scène « comme art de la citation, comme œuvre indiciaire liée au souvenir, mais surtout comme métaphore de l’appareil psychique295 ». Son incorporation constitue effectivement une forme de coprésence médiatique dont la puissance se trouve dans l’entre-deux, la différence qu’elle met en lumière entre les corps et les autres formes de présence (la vidéo, le jeu d’ombres)296.

Sur scène, la photographie remplace des présences (un personnage, comme Tsiolkovski dans

La face cachée de la lune) ou reproduit des formes connues (le paysage de Berlin ou de

Québec dans Le polygraphe)297. L’opération médiatique (l’acte de photographier ou de développer) apparaît également dans les récits : les journalistes photographiant Hitchcock, ou la tante Jeanne d’Arc photographiant le baptême de Marc (Le confessionnal), la prise et le développement de photographies par les policiers (Mondes possibles), la préparation pour la photo de Nozomi (la première boîte des Sept branches de la rivière Ota), ou les personnages qui font faire leur portrait dans le photomaton (« Les mots » et Nô). Ce thème est particulièrement important dans Les sept branches de la rivière Ota, parce que le sujet l’imposait : Hiroshima « est un événement photographique – peut-être pas photographique,

295 Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 105.

296 Nous trouvons un écho de cette opération de rencontre des formes distinctes d’image technique dans

l’analyse que fait Mariniello de la puissance poétique des images vidéo et d’anciens films (en noir et blanc) à l’intérieur d’un récit qui se déroulait sur un support déjà filmique, Lightning over Water (1980), l’hommage de Wim Wenders à Nicholas Ray. « Commencements », Intermédialités, no 1, 2003, p. 52.

mais "photongraphique". Il y a une explosion, un flash énorme qui pulvérise les hommes et laisse sur les murs la trace de leur ombre298 », souligne Fouquet.

La photographie est un outil de la mémoire et s’inscrit dans les récits comme un objet qui fabrique la présence : elle montre Marc et Rachel pour la première fois, au début du

Confessionnal ; une photographie est la seule image que Jeremy conserve de sa mère, celle

qui permet de percevoir sa ressemblance avec Maria, dans la quatrième partie de Lipsynch ; Michelle parcourt son enfance et celle de sa sœur à travers de vieilles photographies dans

Triptyque. Poissant appelle « mise en scène de la trace » cet effet de présence par l’évocation

d’une personne absente à travers la photographie, un objet qui consiste en une empreinte chimique sur une surface sensible299. C’est précisément la fonction de l’objet photographique chez Lepage : convoquer la présence.

L’image fait mémoire. Elle le fait, par le biais d’une technologie qui prend en charge la représentation. L’image est une tentative, une technique, pour combler une absence, rendre présent l’absent, ce qui rejoint la définition même de la « re-présentation », présenter à nouveau300.

Selon Fouquet, l’installation d’un photomaton dans le milieu scénique pendant quatre passages des « Mots » constitue le rappel le plus intéressant de la photographie301 ; l’appareil et les passages sont repris dans Nô. Ces quatre séquences se déroulent à la gare d’Osaka ; le dispositif scénique révèle l’endroit : un écran montrant la liste des trains, des photos publicitaires et le photomaton, vu de l’extérieur. Le public entre dans l’intimité de la cabine grâce à une caméra à la place de l’appareil photographique habituel ; ce qu’elle y capte apparaît à l’écran, où était inscrite la liste de trains, et la scène est figée au moment du flash pour reproduire le rendu photographique. Dans le premier passage, Walter y entre et prend quatre photos de lui-même, les quatre sont mauvaises à cause des paroles impertinentes de Patricia, son épouse ; pour leur amusement, les spectateurs voient à l’écran ces photos ratées. Dans le récit filmique, cette séquence est encore plus intime parce que, tandis que Patricia

298 Ludovic Fouquet, « Du théâtre d’ombre aux technologies contemporaines. Entretien avec Robert Lepage »,

dans Béatrice Picon-Vallin, Les écrans sur la scène, op. cit., p. 328.

299 Louise Poissant, « Présence, effets de présence et sens de la présence », dans Louise Poissant et Renée

Bourassa [éd.], Personnage virtuel et corps performatif : effets de présence, op. cit., p. 27.

300 Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 82. 301 Ibid., p. 116.

parle, Walter rêve de se blottir dans les bras d’une jeune femme. Le plus intéressant ici est que la présence du photomaton fait appel au procédé photographique, plutôt qu’à son résultat (les photographies ratées) : la mise en scène rend les spectateurs conscients de l’activité médiatique.

Plus tard dans « Les mots », Hanako, la traductrice aveugle, et son frère Jeffrey entrent dans la cabine pour prendre quelques photos d’eux-mêmes – qu’elle ne pourra évidemment pas voir, ce qui rend son acte à la fois paradoxal et significatif − ; à l’écran, leur image est remplacée par plusieurs instantanés de deux enfants, dont l’une est Hanako, avec les yeux bandés, puis sans bandes. La présence du photomaton prend ainsi « tout son sens dans la référence à ce double aspect de temps révolu et de preuve d’une présence302 ». Cet acte photographique évoque la bombe d’Hiroshima, qui l’a privée de la vision ; se manifeste alors le lien entre le passé et le présent, entre le réel et le possible (la petite Hanako sans bandes). Dans Nô, la prise photographique est plus heureuse : Hanako est accompagnée par son copain, Harold ; le plan montre ses yeux clairs et aveugles, des yeux qui ont vu la bombe (dont la boule de feu est montrée à l’écran).

L’exploration de la matérialité et de la sensation, chez Lepage, ne se borne cependant pas aux objets et dispositifs visuels : elle touche d’autres formes du sensible, dont la lumière et les couleurs, la matière sonore et la corporalité.