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L’introduction du temps présent dans les écrits sur les zouaves au XX e siècle

CHAPITRE 2 La refondation du mouvement zouave et la réactivation du mythe au début du XX e siècle

2.2. L’actualisation du passé dans le récit

2.2.1. L’introduction du temps présent dans les écrits sur les zouaves au XX e siècle

siècle

Dans le premier tiers du XXe siècle, quelques nouvelles publications s’ajoutèrent à celles du siècle

précédent qui rappelaient le souvenir du régiment des zouaves pontificaux et de l’expédition canadienne à Rome. Charles-Edmond Rouleau contribua largement à l’élaboration de ce corpus puisqu’il publia deux monographies et une brochure sur le sujet au cours de cette période.319 Par ailleurs, en 1918, le chanoine Lionel

Groulx publia dans L’Action française un article intitulé « Nos Zouaves », qu’il réédita plus tard dans Notre maître, le passé.320 Enfin, en 1925, l’abbé Athanase Francoeur publiait une monographie intitulée Nos Zouaves

et la Sainte Vierge.321

Le récit que véhiculent ces nouveaux ouvrages est essentiellement le même que celui des écrits du siècle précédent. On y retrouve la même représentation héroïque du zouave canadien selon les mêmes caractères axiomatiques. Porté par le parti pris nationaliste de son auteur, le récit de Lionel Groulx minimise cependant le rôle du régiment tout entier pour mieux faire ressortir celui des zouaves canadiens-français, mettant ainsi en exergue les qualités et les mérites de la nation.322 En insistant sur les zouaves canadiens au

détriment des autres nationalités, il faisait ressortir les qualités et les mérites de la nation, tout en fortifiant l’image d’un lien fondamental entre celle-ci et la religion.323 Il est intéressant de constater qu’on retrouve dans cet

exemple l’idée avancée par Danielle Miller-Béland et Jean-Philippe Warren selon laquelle l’objectif de l’expédition des zouaves canadiens était d’abord de fortifier le sentiment national.324 Cette représentation

nationaliste persiste donc, puisque le corpus étudié par les deux historiens ne dépassait guère l’orée du XXe

siècle.

Cette différence mise à part, le portrait global des zouaves demeurait le même. Cette similarité entre les écrits du XIXe et ceux du XXe siècle s’explique notamment du fait que les premiers constituaient la principale

– sinon la seule – source « historiographique » des seconds. L’ouvrage d’Athanase Francoeur, en particulier, constitue une sorte d’étude historico-théologique qui entend « n’accorder aux faits racontés ici que l’autorité de

319 Charles-Edmond Rouleau, La papauté et les zouaves pontificaux. Quelques pages d’histoire, Québec, Le Soleil, 1905,

245 p. ; Les zouaves canadiens à Rome et au Canada, Québec, Imprimerie Le Soleil, 1924, 83 p. ; Les zouaves pontificaux. Précis historique, Québec, Le Soleil, 1924, 50 p.

320 Lionel Groulx, « Nos Zouaves », L’Action française, Montréal, vol. 2, no 3, mars 1918, p. 120-128 et « Nos Zouaves »,

dans Notre maître, le passé, Montréal, Imprimerie de L’Action française, 1924, p. 217-225.

321 Athanase Francoeur, Nos zouaves et la Sainte Vierge, Trois-Rivières, Imprimerie Le Bien Public, 1925, 132 p. 322 Sur la pensée et le nationalisme de Lionel Groulx, voir entre autres : Gérard Bouchard, Les deux chanoines.

Contradiction et ambivalence dans la pensée de Lionel Groulx, Montréal, Boréal, 2003, 313 p. ; Gérard Bouchard, La pensée impuissante. Échecs et mythes nationaux canadiens-français (1850-1960), Montréal, Boréal, 2004, chapitre VI ; Charles-Philippe Courtois, Lionel Groulx. Le penseur le plus influent de l’histoire du Québec, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2017, 575 p.

323 L’épisode des zouaves a également contribué à la construction religieuse de la nation canadienne-française, dans le

sillage des thèses ultramontaines. (René Hardy, Les zouaves, op. cit., p. 222-227.)

témoignages historiques ».325 L’objectif était de démontrer la « confiance inébranlable » que les zouaves

canadiens et européens avaient toujours placée dans la Vierge Marie.326 Aussi, son travail reposait sur le

dépouillement d’un corpus de sources « historiques » ; les citations abondent tout au long de l’ouvrage, mais les références les accompagnent rarement. À un moment, il cite explicitement Le Canada et les Zouaves Pontificaux de De Bellefeuille.327 Mais l’on reconnaît aussi facilement d’autres sources d’inspiration, notamment Nos Croisés

d’Edmond Moreau. Francoeur n’était pas le seul à faire un usage important de ces mêmes sources. Rouleau, également, admettait dans son livre de 1905 avoir tiré sa matière de ses propres souvenirs autant que d‘écrits d’« historiens ».328 De même, on peut sans peine deviner que Lionel Groulx tirait au moins en partie ses

informations et ses citations de sources similaires sinon identiques, bien qu’il n’indique à aucun moment ses références.

Si la représentation des zouaves n’a guère changé par rapport à celle mise en scène dans les publications du siècle précédent, la particularité de ces écrits du premier tiers du XXe siècle est l’introduction,

dans la trame narrative, du « présent » (c’est-à-dire du passé récent, soit l’historique de l’Union Allet et du régiment des Zouaves pontificaux canadiens). L’ancrage du mythe demeure la « Croisade » de 1868-70, mais le récit se prolonge jusqu’au temps présent en intégrant la refondation du mouvement.329 Ce faisant, la continuité

325 Athanase Francoeur, op. cit., p. [I].

326 G.-E. Villeneuve, « Approbation », dans ibid., p. 5. 327 Ibid., p. 34-35.

328 « Depuis 1848 jusqu’à la bataille de Mentana, le 3 novembre 1867, ou jusqu’au commencement de 1868, nous avons

été forcé [sic] de consulter plusieurs historiens et de leur faire des emprunts pour donner un aperçu aussi fidèle que possible de cette période de neuf ans, tour à tour douloureuse et glorieuse pour la Papauté. À partir de cette célèbre bataille, nous entrons pour ainsi dire sur un domaine que nous avons parcouru nous-même en tous sens. C’est donc comme témoin ou comme acteur que nous exposerons les principaux événements qui ont eu lieu dans les États de l’Église, pendant nos deux années et trois mois de service dans le Régiment des Zouaves Pontificaux. » (Charles-Edmond Rouleau, La papauté et les zouaves pontificaux…, op. cit., p. 5-6.) Ces « historiens » étaient sans doute des auteurs français ou belges, dont on sait qu’ils produisirent une importante bibliographie sur les zouaves pontificaux (à cet égard, on consultera avec profit la thèse de Laurent Gruaz). Les vétérans canadiens avaient accès à cette littérature, notamment parce que des camarades d’outre-mer leur en faisaient parfois parvenir. (Voir la lettre de H. Morel à J. D. Leclair, 15 janvier 1931, ACAM, 995.030.931- 1 : « Je viens de trouver chez un libraire de Quimper un lot de livres qui pourrait vous intéresser. […] Je vous prie de me répondre sans tarder en m’indiquant ceux que vous désirez. ») Charles-Edmond Rouleau cite également dans son livre de 1905 l’ouvrage d’Edmond Moreau, dont il reconnaît l’inspiration et l’importance : « La croisade des Zouaves Pontificaux Canadiens [sic] est connue de tous nos compatriotes. M. le chanoine Moreau, l’un de nos dévoués aumôniers, s’en est fait l’historien et nous en a donné un récit détaillé. Nous n’avons donc pas à nous occuper de cette glorieuse épopée – "Nos Croisés" renferment tous les renseignements désirables sur les jeunes gens du Canada qui ont pris les armes pour la défense de la Papauté. » (Ibid.¸p. 90.) Par ailleurs, dans son livre Les zouaves canadiens à Rome et au Canada de 1924, il reprend quelques passages de Nos Croisés (dont les quelques portraits des jeunes croisés, cf. infra, p.44-47) ainsi qu’un passage tiré du livre du vétéran canadien Gustave Drolet, Zouaviania. Étape de 30 ans, Montréal, Eusèbe Sénécal & Cie, 1898, 2e édition, p. 403-404 (dans Rouleau, p. 31-33).

329 Afin de donner une idée des proportions, Francoeur consacre 3 chapitres sur 11 au temps présent ; Rouleau 2 sur 23

dans son livre de 1905, aucun dans sa brochure de 1924 (mais la lettre-préface et l’avertissement indiquent que cette brochure a été réalisée à l’attention des néo-zouaves) et 5 sur 16 dans son livre de 1924 ; Groulx (1918 et 1924) n’y consacre qu’un paragraphe à la toute fin.

entre l’ancien et le nouveau régiment est démontrée hors de tout doute grâce à « l’autorité de témoignages historiques » (ce qui explique également l’important recours aux écrits du siècle précédent).

Selon ce récit actualisé, bien que « [l]a croisade canadienne [s’]était terminée »330 en 1870, les

défenseurs de Pie IX avaient ramené avec eux l’esprit du régiment et avaient continué de se distinguer au Canada comme à Rome. Par exemple, dans son livre de 1905, Rouleau citait la participation militaire de plusieurs vétérans lors des rébellions du Nord-Ouest et des invasions féniennes. De plus, écrivait-il, les zouaves pontificaux canadiens « quoique disséminés dans les différentes parties du pays, continuèrent à vivre pour ainsi dire de la vie du régiment et à en perpétuer les belles traditions, en se réunissant presque tous les ans, tantôt dans une ville, tantôt dans une autre. »331 Plus encore, Rouleau écrivait que les vétérans firent germer au pays

une nouvelle génération de zouaves, « les continuateurs du Régiment créé par le glorieux Pie IX et le général de Lamoricière, en 1860 ».332 Ainsi, l’avenir du régiment était assuré, parce que son esprit avait été sauvegardé.

L’abbé Lionel Groulx, bien que moins prolixe sur le temps présent des zouaves, n’était pas moins convaincu de la nécessité du régiment. Pour parer aux « misères et l’affaissement général », écrivait-il, il fallait « que d’autres relèvent le drapeau et reprennent l’uniforme bleu ».333 Quant à Francoeur, il affirmait que si le champ de bataille

était changé, « la lutte [était] restée la même. »334

Bref, comme l’écrivait Rouleau, « le régiment […] vi[vait] encore, et vivr[ait] toujours ».335 L’introduction

du temps présent figurait alors comme une ouverture sur l’avenir selon un régime d’historicité qui invitait à une répétition du passé dans le futur.336