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CHAPITRE 1 Croiser le fer et la plume : la construction du mythe et du mouvement des zouaves canadiens

1.1. La mise en récit de la « Croisade canadienne » ou la construction de l’ancrage et de l’empreinte du

1.2.1. Le devoir de mémoire

L’Union Allet était une association diocésaine, administrée par un bureau de régie situé à Montréal et se divisait en sections régionales qui disposaient de leur propre direction, établie dans les différents diocèses où se trouvaient des vétérans.236 Chaque section possédait une certaine autonomie quant à l’organisation

d’activités locales, mais elle devait se plier aux règles communes, à l’autorité du président général de l’Union ainsi qu’à celle de l’Église. Le calendrier annuel était rythmé par une programmation commémorative variable selon les circonstances. Chaque réunion, qu’elle fût privée ou publique, était l’occasion de rappeler aux membres et à l’assistance les hauts faits des zouaves, fussent-ils patriotiques, militaires ou spirituels, ainsi que

233 Lettre de Lucien Forget à Mgr Paul, 30 octobre 1899, ACAM, 796 001 (4).

234 Je me suis déjà penché, quoique d’une manière moins élaborée, sur le rôle mémoriel de l’Union Allet dans le cadre d’un

article : « L’Union Allet (1870-1912) : le volet canadien-français d’une internationale des zouaves pontificaux », Variations, no 1, novembre 2015, p. 13-20. Dominique Marquis s’est également intéressé à l’Union Allet dans une perspective similaire : « Le retour des zouaves québécois. Du douloureux souvenir de l’invasion de Rome à une réaffirmation de leur engagement dans la cité », dans Jean-Philippe Warren et Bruno Dumons (dir.), op. cit., p. 125-137.

235 Jean-Philippe Warren et Bruno Dumons, « Une histoire transnationale du catholicisme », op. cit., p. 5.

236 En 1872, l’Union Allet comptait six sections régionales, soit celles de Montréal, de Québec, de Trois-Rivières, de

Rimouski, de Piopolis (la seule à ne pas être établie sur une base diocésaine en raison de son statut de colonie zouave) et de Saint-Hyacinthe. (Union Allet, Constitutions…, op. cit., p. 21-22.)

les malheurs qui accablaient le Saint-Père. Ce faisant, on y affirmait et réaffirmait la représentation des zouaves véhiculée par le récit dont nous avons déjà analysé le contenu plus haut.

Deux événements récurrents constituaient, de fait, l’armature commémorative de l’Union Allet qui (ré)affirmait la figure symbolique du zouave : l’assemblée générale annuelle et la fête de la Saint-Jean-Baptiste. La première, qui rassemblait toutes les sections de l’Union, constituait le moment où les officiers étaient élus et où les orientations de l’association étaient discutées.237 Cette assemblée, « qui se tenait dans différentes villes,

donnait lieu à des manifestations spectaculaires : allocutions des dignitaires ecclésiastiques et laïcs, parades, processions aux flambeaux, soirées théâtrales, délibérations et adoptions de résolutions qui étaient l’objet de communiqués aux journaux, tel était habituellement le programme de ces réunions. »238 La seconde était aussi

fort importante, particulièrement dans la ville de Québec. Là, on confiait aux zouaves de l’Union Allet la garde d’honneur du vieux drapeau de Carillon, alors considéré comme le symbole par excellence du lien indissociable entre la nation canadienne-française et la religion catholique.239 Comme l’indique Dominique Marquis, le défilé

de la Saint-Jean constituait un moment privilégié où les zouaves pouvaient (ré)affirmer leur existence et leur présence dans la Cité, en même temps qu’ils rappelaient que leur combat n’était pas terminé.240

Par ailleurs, l’Union Allet célébrait différents anniversaires liés à la Croisade canadienne, le régiment des zouaves pontificaux, la papauté ou l’association elle-même. Tous les 25 mai, par exemple, on soulignait la fête de Saint-Grégoire VII, patron de l’association.241 Quelques anniversaires en particulier donnèrent lieu à des

manifestations grandioses qui marquèrent l’imaginaire zouave de part et d’autre de l’Atlantique. Le premier eut lieu le 28 juillet 1885 pour célébrer les noces d’argent du régiment des zouaves pontificaux. À cette occasion, 463 vétérans de France, de Belgique, de Hollande, d’Angleterre, d’Espagne et du Canada se retrouvèrent au manoir de la Basse-Motte en Bretagne, propriété du général Athanase de Charette. Plusieurs allocutions furent prononcées au cours de l’événement, qui rappelaient l’ancien régiment et les malheurs de la papauté. Pour leur part, les délégués canadiens eurent droit à tous les égards, ainsi que le rapporte Georges Cerbelaud-Salagnac : « Les trois délégués des zouaves canadiens, l’abbé Gérin, le docteur Desjardins et Richer, furent applaudis à leur entrée dans la salle, et on les plaça à la table d’honneur, à côté de la veuve et de la fille de La Moricière, de la comtesse Jacques de Bouillé et de la baronne de Charette. »242

Quelques jours plus tard, le 30 août, une seconde célébration des noces d’argent eut lieu dans la cathédrale d’Anvers. Quelque cinq cents zouaves qui n’avaient pu se présenter à la Basse-Motte y assistèrent,

237 Diane Audy, op. cit., p. 21.

238 René Hardy, Les zouaves…, op. cit., p. 251-252. 239 Diane Audy, op. cit., p. 22.

240 Dominique Marquis, op. cit., p. 125. 241 Union Allet, Constitutions…, op. cit., p. 5.

dont deux Canadiens.243 En même temps qu’avaient lieu ces fêtes en Bretagne et en Belgique, les zouaves

canadiens s’étaient aussi réunis dans l’église Notre-Dame des Victoires à Québec pour célébrer le 25e

anniversaire du régiment, où une messe et des discours de circonstance furent prononcés.244 Un second

anniversaire grandiose fut célébré 10 ans plus tard. Le 20 septembre 1895, c’était au tour de l’Italie de fêter un 25e anniversaire, celui de la victoire des troupes de Victor-Emmanuel et de l’unification du pays. Naturellement,

comme Dominique Marquis l’a montré, l’événement souleva l’ire du monde catholique et tout particulièrement des anciens zouaves de Pie IX.245 Répondant à un appel lancé au mois d’août par le général de Charette, les

zouaves canadiens réitérèrent leur fidélité au pape Léon XIII dans une adresse signée, notamment, par 50 membres de l’Union Allet.246 Mais cette mesure était jugée insuffisante et des cérémonies religieuses et

commémoratives furent organisées dans les villes de Québec et de Montréal afin de rappeler les injustices vécues par le pape et prier pour la restitution de son pouvoir temporel.247

Selon Dominique Marquis, la couverture médiatique des cérémonies fut négligeable. Les articles publiés s’intéressaient davantage à faire un « travail d’éducation » qui consistait à rappeler la perte des États pontificaux en 1870, la condition de « victime » du pape et celle d’« usurpateur » de Victor-Emmanuel.248 De

plus, ces manifestations n’égalaient pas, en enthousiasme, celles qui avaient marqué le retour des zouaves canadiens en 1870.249 Selon Marquis, il fallait y voir une perte de résonance des zouaves pontificaux dans

l’imaginaire collectif canadien-français en dehors du cercle des vétérans, par ailleurs vieillissants.

Outre les cérémonies commémoratives, les assemblées et la participation à la parade de la Saint-Jean Baptiste, l’organe officiel de l’association, le Bulletin de l’Union-Allet, veillait aussi à la sauvegarde et au rappel de la mémoire parmi ses membres. Pratiquement tous les articles publiés dans ce journal, parce qu’ils concernaient l’association et ses contacts européens, faisaient référence au passé du régiment des zouaves pontificaux. La page couverture du Bulletin illustrait d’ailleurs d’emblée cette volonté de cultiver le souvenir zouave et que le premier numéro du Bulletin de l’Union-Allet explique de manière très éloquente. Bien qu’un peu longue, cette citation démontre bien l’esprit du mythe qui imprégnait l’Union Allet :

Cette couverture n’est pas autre chose que l’image du Drapeau des Zouaves Canadiens [sic]. On a simplement ajouté une frange à ce drapeau, et c’est Pie IX qui en a tissé l’or de ses saintes et vénérables mains. Elle se compose, en effet, de ces touchantes paroles que notre St Père bien- aimé nous écrivait, le 25 Janvier [sic] de cette année, c’est-à-dire, il y a aujourd’hui sept mois : "Nous vous félicitons avec effusion, Chers Fils [sic], de ce que, après avoir déposé l’épée dont vous vous étiez armés pour le Christ, vous concentriez tous vos efforts à vous maintenir

243 Cité dans ibid., p. 336. 244 Ibid., p. 338-339.

245 Dominique Marquis, op. cit., p. 125. 246 Ibid., p. 127.

247 Idem. 248 Ibid., p. 130. 249 Ibid., p. 131.

vaillamment sous les drapeaux d’une milice toute spirituelle et à vous revêtir des armes de la lumière et de la justice." Cet encouragement parti de la Chaire Apostolique [sic] n’est-il pas le cadre parfait et le programme souverain de notre journal ?

Il n’est pas besoin non plus de détailler la portée parlante de notre blason. Son émail nous représente le plus pur symbolisme de la vie du soldat chrétien, puisqu’il nous oblige à être en tout : "La Charité qui marche."

Au-dessus de ces armoiries on a voulu mettre un timbre. – Est-ce une vanité héraldique ? – Nullement. – Ce casque signifie bien, en effet, l’origine de l’Union-Allet, la souche de nos devoirs ; origine de Soldats, souche de Croisés. – Ainsi que nous le disions tout à l’heure, il y a de nos jours, comme du temps de St Louis un tombeau à arracher aux mains des infidèles, c’est le tombeau des Sts Apôtres ; il y a une barbarie à refouler, c’est le Sarrasinisme de la Révolution européenne, c’est l’Orientalisme contemporain de la doctrine et des mœurs. Il y a à être fidèles à tous nos devoirs d’état. C’est une couronne d’épines à conquérir ; c’est toujours la croix à prendre. Et si quelques esprits infatués de bourgeoisie venaient à parler d’anachronisme à propos de ce casque des Chevaliers du Moyen-âge, nous les renverrions à une belle page, à la fois métaphysique et artistique, signée du nom d’un inventeur, qui s’appelle Pie IX. Il s’agit de ce groupe en marbre que le St Père a imaginé et commandé pour illustrer, au Campo Santo de San Lorenzo fuori le mura, la mémoire de ces preux de notre temps qui ne sont pas revenus de ces batailles contre les Infidèles, la mémoire de nos heureux camarades, dont le sang a empourpré la croix. Ce groupe représente St Pierre armant un Croisé. D’une main, le Crucifié de Néron tient les deux clés de la puissance spirituelle et de la puissance temporelle, et il porte cette main élevée vers le ciel, pour marquer que c’est du ciel qu’est descendue l’impérissable promesse "Dubo tibi gentes," "Je te donnerai les nations." De l’autre, il présente un glaive nu à un Croisé. Et le Croisé, bardé de fer, le casque en tête et tenant déployé l’Étendard de la Ste Église, fléchit le genou devant le Prince des Apôtres, contemple sa face et reçoit l’épée de ses combats. Le timbre qui surmonte notre écu nous rappellera ce monument de nos aînés dans les sacrifices, et nous démontrera que le mot Anachronisme n’est pas admis dans le vocabulaire de l’Église.

Mais il y a encore un détail, et notre casque a son cimier. Ce cimier, ce sont deux ailes qui signifient la Religion et la Patrie, la Foi et l’Honneur, le : "À Rome" et le "At home"[.] C’est le déploiement simultané, le haut vol, la symétrique et large envergure, c’est la domination sereine et vraiment royale, qui doit nous servir à tous et en toute chose, à faire planer au-dessus de la mesquinerie, du terre-à-terre, de l’étroitesse des préoccupations matérielles, et d’un seul battement, les purs mobiles de nos consciences et les nobles impulsions de nos cœurs.

C’est ce qu’entendait si bien Monseigneur Bourget, à qui nos Constitutions ont accordé avec tant de justice le patronage de l’Union-Allet, quand au jour mémorable de notre première levée, son âme de Pontife et de Père laissait échapper le trop plein [sic] d’émotion qui l’inondait à flots par cette première exclamation de sa sainte harangue : "Braves et dévoués enfants de la Religion et de la Patrie !"

Puis, suspendue en quelque sorte dans l’atmosphère de ce symbolisme, on a placé l’image du Sacré-Cœur de Jésus, dominé par la croix, couronné d’épines et da[rda]nt tout autour de lui ses rayons sauveurs. C’est que le Sacré-Cœur de Jésus est le phare du siècle. C’est l’étoile miraculeuse qui réveille les bergers endormis, qui éclaire le peuple errant dans les ténèbres, qui annonce la paix aux hommes de bonne volonté, et qui conduira, enfin, enfin, les Rois-Mages du jour à l’adoration du Bon Dieu Social [sic].

Plus qu’un mot, un tout petit mot, pour terminer. On a voulu complèter [sic] l’ornementation de la feuille qui va servir de couverture aux numéros de notre Bulletin, en y faisant figurer ces trois

initiales qui sont comme le chiffre de notre trousseau : Z. P. C. Zouaves Pontificaux Canadiens [sic].

L’emploi de semblables majuscules est d’un usage fréquent dans les écritures officielles du pays, et c’est d’ailleurs une méthode abréviative qui se perd dans la nuit des temps. Rome antique, la Rome des Césars, nous en a laissé mille vestiges, quand ce ne serait que le fameux S.P.Q.R. des enfants de la Louve. Les Papes ont conservé ce symbole dans l’exercice de leur autorité temporelle, parce qu’ils sont les conservateurs souverains, non seulement de tout ce qui est bon, mais encore de tout ce qui n’est pas mauvais ; et le Sénat municipal de la Rome chrétienne, que représente si dignement à cette heure auprès de la personne de Pie IX le noble et courageux Marquis Cavaletti, n’a pas d’autre insigne et n’a pas d’autre sceau.250

250 Bulletin de l’Union-Allet, vol. 1, no 1, 25 août 1873, p. 2. (Souligné dans le texte.)

Cependant, le Bulletin de l’Union-Allet était davantage qu’un simple recueil mémoriel. Organe officiel de l’association des vétérans zouaves canadiens, et bien que ses statuts interdissent les publications à caractère politique251, il servait également d’outil de coordination nationale et internationale.252 En ce sens, ce

petit journal de 8 pages constituait une matérialisation de la communauté imaginée des zouaves pontificaux dont l’Union Allet était l’un des rameaux.