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Les commémorations ou la superposition du passé et du présent

CHAPITRE 2 La refondation du mouvement zouave et la réactivation du mythe au début du XX e siècle

2.2. L’actualisation du passé dans le récit

2.2.2. Les commémorations ou la superposition du passé et du présent

Selon Cécile Vanderpelen-Diagre, on l’a vu, le discours ne suffit pas à produire le mythe. Pour lui donner une réalité et assurer sa réception et son intégration, il est nécessaire de le mettre en scène de manière répétée. Aussi, tout comme cela se faisait du temps de l’Union Allet, le régiment des Zouaves pontificaux canadiens soulignait toujours scrupuleusement les anniversaires des grands événements de la croisade

330 Charles-Edmond Rouleau, La papauté et les zouaves pontificaux..., op. cit., p. 181. 331 Ibid., p. 181-183.

332 Charles-Edmond Rouleau, Les zouaves canadiens à Rome et au Canada, op. cit., p. 67. 333 Lionel Groulx, « Nos Zouaves », L’Action française, loc. cit., p. 127-128.

334 Athanase Francoeur, Nos zouaves et la Sainte Vierge, op. cit., p. 131.

335 Charles-Edmond Rouleau, Les zouaves canadiens à Rome et au Canada, op. cit., p. 69.

336 Ce que François Hartog a appelé un régime ancien « où le passé est la catégorie prépondérante : pour comprendre ce

qui advient et pour agir, on commence par se tourner vers le passé », qui s’oppose à un régime moderne où « la lumière vient du futur » et un présentisme où le « présent est omniprésent ». (« Historicité/régimes d’historicité », dans Christian Delacroix et al., Historiographies, II, Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 766-767. Pour une étude plus poussée, voir du même auteur, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2012, 321 p.)

canadienne. Ces commémorations donnaient lieu à des parades, banquets, messes et discours.337 Elles étaient

un moment privilégié de réactivation, d’actualisation et de transmission du mythe, par le rappel de l’ancrage et de l’empreinte, et par la mobilisation de l’éthos. Lors de ces événements, les discours prononcés – généralement par un ou plusieurs vétérans – chargeaient les néo-zouaves, après un rappel des « exploits » de l’ancien régiment, non seulement de perpétuer la mémoire des « Croisés du XIXe siècle », mais d’en reconduire

l’exemple dans le présent et le futur.

Voyons, afin d’illustrer la mécanique de la transmission du mythe par la commémoration, l’exemple de la célébration du cinquantième anniversaire du départ du premier contingent de zouaves canadiens. Les 18 et 19 février 1918, le vétéran Damien Leclair prévoyait d’organiser « une réunion intime des survivants du premier détachement des zouaves pontificaux ». Profitant de cette occasion et désirant ne pas contrarier le vieux zouave, l’aumônier-directeur du Cercle Sainte-Marie de l’A.C.J.C., le jésuite Joachim Primeau, fit savoir à M. Leclair qu’il avait lui aussi organisé sa propre commémoration du cinquantième anniversaire du départ des volontaires canadiens avec l’appui de quelques autres vétérans et du Cercle du Collège Sainte-Marie. À cet égard, le père Primeau avait prévu une séance littéraire et musicale le soir du 18 février, suivi d’une messe chantée le lendemain matin.338 L’imbroglio appréhendé par le jésuite ne causa finalement pas de problème,

puisque l’événement fut un succès. Le 18 février au soir, les jeunes de l’A.C.J.C. et quelques vétérans réunis dans la « salle académique du Gèsu » du Collège Sainte-Marie célébrèrent les noces d’or du premier contingent. Le programme, sous la présidence du président de l’Union Allet, comportait un récital de prières et de dialogues, la lecture de lettres de Rome et des discours, dont l’un fut prononcé par le père Daigneault (lui-même vétéran). Pour l’occasion, on avait même apporté le « drapeau de Rome », emblème de l’association des zouaves canadiens. Le lendemain, la messe fut chantée à l’église du Gèsu à Montréal en mémoire des « camarades décédés depuis 1868 ».339 Au moins 43 vétérans participèrent à ces célébrations.340

L’initiative du père Primeau se remarque surtout par son objectif éducatif envers la « jeune génération » et par l’attention accordée aux détails mémoriels : coïncidence de la date et du lieu de la commémoration avec

337 Diane Audy, op. cit., p. 79-80.

338 Lettre de Joachim Primeau, s.j., à Damien Leclair, 24 janvier 1918, ACAM, 995 039. 339 Carte d’invitation, « Anciens zouaves pontificaux canadiens 1868-1918 », ACAM, 995 043.

340 Deux documents conservés aux Archives de la Chancellerie de l’Archidiocèse de Montréal offrent un décompte

contradictoire du nombre de vétérans présents. Un premier intitulé « Liste des Zouaves pontificaux Canadiens présents aux fêtes du Cinquantenaire de leur départ pour Rome, en 1868, les 18 et 19 Août, à Montréal » fait état de 76 noms. Malgré la date inscrite dans le titre, je crois qu’il s’agit d’une erreur et qu’il s’agit bien des 18 et 19 février puisque la liste des noms coïncide avec une autre liste de noms auxquels a été envoyée une invitation à participer aux commémorations auxdites dates de février (Lettre de Joachim Primeau, s.j., à Anonyme, 7 février 1918, ACAM, 995 043. Le second document, simplement intitulé « Cinquantenaire des anciens zouaves pontificaux canadiens – 1868-1918 », est une liste des zouaves présents à la messe du 19 février qui fait état de la présence de 43 vétérans. Il est cependant possible qu’un total de 76 vétérans aient été présents à différents moments les 18 et 19 février, mais que seuls 43 aient assisté à la messe.

ceux de 1868341, exposition du « drapeau de Rome », présence des vétérans et témoignage de l’un d’eux. Plus

qu’un simple rappel du passé dans le présent, l’événement visait ni plus ni moins qu’à le faire revivre. Une lettre que le fils du vétéran Damien Leclair, Alphonse, lui écrivit après avoir assisté à ladite commémoration permet d’éclairer cet objectif de l’événement : « Cette démonstration rappelait les scènes qui se passèrent à Montréal, lors du départ de ces preux d’hier, enflammés d’amour pour l’Église et de dévouement inconditionnel au Pontife- Roi, Pie IX. La fête, cette fois, avait un cadre beaucoup plus restreint, il est vrai, mais l’enthousiasme était la [sic] même, l’esprit de foi avait la même intensité. »342 À la fin de la soirée, le père Daigneault fit lever tous les

vétérans et les jeunes gens afin qu’ils crient, ensemble, leur attachement au Saint-Siège et à Pie IX.343 Grâce à

cette mise en scène, l’esprit de la croisade de 1868 se transportait en 1918, selon un principe d’analogie344, et

participait à la sacralisation du récit de la mobilisation de la jeunesse. Il n’y avait alors plus de distinction entre le passé et le présent, car c’était la même mobilisation vécue de nouveau. Les vieux zouaves pouvaient donc partir l’âme en paix, « certains que la lignée des croisés de 1868 se continuer[ait] après eux, car ils [avaient] senti […] que les jeunes [étaient] encore de taille à renouveler, au besoin, leur sacrifice. »345

Bien sûr, il faut dire que cette commémoration fut organisée en dehors du cadre du Régiment des zouaves pontificaux canadiens et que les « jeunes » en question étaient non pas des néo-zouaves, mais des étudiants du collège Sainte-Marie. Selon le président de l’Union Allet Joseph Bussières, c’est la guerre mondiale qui empêcha la convocation des « jeunes zouaves ».346 Il n’en demeure pas moins que cet épisode constitue

un fort bel exemple de la mécanique mémorielle à l’œuvre lors des commémorations qu’illustre notamment le témoignage d’Alphonse Leclair. La valeur heuristique de cet épisode semble d’autant plus sûre que des événements similaires s’adressant spécifiquement aux néo-zouaves eurent également lieu au sein de leur mouvement associatif, selon le même principe de l’analogie du passé et du présent. Par exemple, le cinquantenaire du retour des volontaires canadiens fut célébré le 1er juillet 1921, cette fois en présence des néo-

zouaves. Deux discours prononcés à cette occasion, dont les textes sont conservés aux Archives de la Chancellerie de l’archevêché de Montréal, permettent d’identifier qu’un programme similaire à celui de 1918 s’y

341 « C’est au Gésu que Mgr Bourget distribua le Divin Viatique à ceux qui allaient partir ; c’est au Collège Ste Marie que se

commença […] la scène des adieux qui devait se produire dans tout son éclat le soir à la grande démonstration de Notre- Dame ; vous ne trouverez donc pas étrange que nous ayons eu l’idée de rappeler à la jeune génération cette date glorieuse de nos Annales. » (Lettre de Joachim Primeau, s.j., à Damien Leclair, 24 janvier 1918, ACAM, 995 039.)

342 Lettre d’Alphonse Leclair à Damien Leclair, 25 février 1918, ACAM, 995 039. 343 Idem.

344 Jean-Jacques Wunenburger définit ainsi le principe d’analogie : « […] une forme sacrée est en effet toujours rappel

d’autres formes analogues ; elle n’est donc jamais unique ni isolée, mais prend place dans une série de correspondances, dans un réseau, voire un système hiérophanique, de révélations convergentes et synchroniques du divin. […] L’analogie permet également de faire d’un moment présent du temps une répétition symétrique d’un autre ordre du temps cosmique. » (Le sacré, Paris, Presses Universitaires de France, 2015, p. 24.)

345 Lettre d’Alphonse Leclair à Damien Leclair, loc. cit.

déroula.347 On y retrouve la même superposition des diverses périodes par le truchement de paroles et

d’artéfacts anciens exhibés pour l’occasion comme autant d’injonctions à poursuivre le combat pour la papauté. Bref, les commémorations n’avaient pas pour seul objectif de rappeler le souvenir. Elles participaient activement à la transmission du mythe et, en particulier, au ravivement de l’éthos grâce à la mobilisation de l’ancrage et de l’empreinte. Il est aussi à noter que ces événements avaient lieu sur une base fréquente et ponctuelle. Par exemple, en plus des commémorations de 1918 et de 1921, on retrouve dans les archives l’Archevêché de Montréal des discours prononcés dans le cadre de célébrations similaires en 1927 lors de l’anniversaire de la prise de Rome et encore en 1928 lors du 60e anniversaire du départ du premier

détachement.348 Ainsi, cette répétition des commémorations contribuait à assurer le ravivement du mythe et son

intégration chez les néo-zouaves.