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2.1 - L’intérêt du corpus : retour sur la déclaration de Villeurbanne

démonétisation de l’engagement civique au sein du théâtre public français

I. 2.1 - L’intérêt du corpus : retour sur la déclaration de Villeurbanne

Afin de mener à bien cette étude, il fallait choisir au préalable un corpus pertinent, se prêtant à l’analyse prosopographique, c’est-à-dire un groupe de personnes partageant un attribut commun et dont l’étude comparée permettait de cerner les différences internes.

Notre choix s’est porté sur la cohorte des signataires de la déclaration de Villeurbanne pour plusieurs raisons. Cette déclaration, signée le 25 mai 1968 par une large majorité des directeurs des Centres dramatiques et Maisons de la culture de l’époque, a été perçue à posteriori comme le révélateur d’une scission durable entre création et action culturelle venant remettre en cause le travail mené jusqu’alors par les acteurs de la première décentralisation dramatique. L’efficacité de la démocratisation culturelle prônée par l’État et les acteurs théâtraux y est questionnée et au-delà, dénoncée comme une « dangereuse mystification

1 Voir à ce propos : Claire Zalc, Melting Shops : une histoire des commerçants étrangers en France, Paris, Perrin, 2010.

2 Claire Lemercier, Claire Zalc, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, coll. Repères, éd. la Découverte, 2008.

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bourgeoise1 ». La déclaration a rassemblé trente-quatre signataires parmi lesquels nous n’en avons conservé que trente : nous en avons extrait Francis Jeanson, rédacteur du texte de la déclaration, mais qui n’aura fait qu’une fugace apparition dans le réseau de la décentralisation (une analyse de sa carrière dans le temps n’était pas pertinente), Robert Gilbert et Jean Sourbier, administrateurs2 respectifs de Roger Planchon et de Marcel Maréchal qui n’ont alors « que » le statut de codirecteurs et suivront durant toute - ou une partie importante de - leur carrière les metteurs en scène auxquels ils sont associés, ainsi que Colette Dorsay, productrice et organisatrice de tournées, dont le statut spécifique ne permettait pas la comparaison avec les autres signataires. Les trente individus retenus dans notre cohorte sont tous directeurs d’établissements reconnus par l’Etat, à des niveaux très différents, allant de la Troupe Permanente, premier échelon de la décentralisation, au Centre Dramatique, en passant par les Maisons de la Culture. Leurs trajectoires sont alors très hétérogènes : d’âges et de générations différents, certains sont à l’apogée de leur carrière au moment de la signature de la déclaration, d’autres ont déjà été en partie marginalisés, tandis que Mai 68 représente pour d’autres outsiders l’occasion d’émerger.

La déclaration de Villeurbanne et ses conséquences ont fait l’objet de plusieurs travaux en France3, tant dans le champ de la sociologie que de l’histoire du théâtre. Elle est la plupart du temps comprise comme prémices de la séparation entre art et action culturelle. Une lecture attentive du texte de la déclaration et des comptes-rendus des réunions menées à Villeurbanne montre également l’importance d’une politisation de l’art dans l’esprit des signataires. Ces derniers y font le constat d’un échec des politiques menées jusqu’alors et questionnent l’action culturelle telle qu’elle a été mise en pratique (notamment par leurs soins). La solution proposée est celle d’une politisation accrue du théâtre, un « théâtre aux mains des créateurs », c’est-à-dire dans une relation c’est-à-directe avec le peuple. Sous l’influence de Brecht4 et de nouvelles

1 Expression trouvée dans le compte-rendu de discussions entre membres du Comité permanent des directeurs des théâtres populaires (BNF Richelieu, archives « Déclaration de Villeurbanne, 4 COL 112 - 109).

2 L’administrateur a alors en charge la gestion et le bon fonctionnement administratif d’une troupe ou d’un établissement.

3 Marion Denizot montre que cette déclaration et Mai 68 en général sont en effet compris a posteriori « comme l’abandon des grands principes qui ont défini le théâtre populaire : souci du public, élaboration de dispositifs de relation avec le public, conception de l’activité théâtrale autour de la troupe permanente, polyvalence des comédiens, abnégation de chaque membre de la troupe, sens de l’économie, pauvreté des décors, simplicité des costumes » (Marion Denizot, 2009 « 1968, 1998, 2008 : le théâtre et ses fractures générationnelles. Entre malentendus et héritages méconnus »,Sens Public, dossier « Mai 1968 », n°2009-2).

4 A propos du théâtre de Brecht et de sa réception en France, voir Gérard Noiriel, Histoire, Théâtre, Politique, Marseille, Agone, 2009, et Daniel Mortier, Celui qui dit oui celui qui dit non, ou la réception de Brecht en France, 1945-1956, Genève, éd. Champion-Slatkine, 1986.

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esthétiques théâtrales, ils y défendent un théâtre didactique, qui donne des armes, contre un théâtre « bourgeois » imposant sa norme (une critique qui s’adresse à la conception de l’art défendue par André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles).

Partir d’une analyse limitée aux signataires de la déclaration nécessite d’être justifié. Certains chercheurs ont en effet affirmé que plusieurs metteurs en scène étaient revenus sur cette déclaration a posteriori, ce qui remettait en cause à leurs yeux tant son impact, que la solidarité de points de vue les unissant1. Comme Nicolas Mariot remet en question, dans son ouvrage sur les bains de foule présidentiels2, l’assertion « s’ils applaudissent, c’est qu’ils y croient », nous nous sommes demandées comment la signature de la déclaration pouvait être comprise. Une analyse des archives relatives à la déclaration de Villeurbanne nous montre qu’elle a principalement été rédigée par Francis Jeanson concernant l’aspect politique et par Gabriel Monnet concernant les revendications sectorielles. La rédaction n’a pas été collective. Il ne pouvait donc d’agir pour les signataires d’adhérer à un projet dont ils ne connaissaient pas précisément le contenu potentiel. Nous partons ainsi du postulat que s’ils ont signé, ce n’est pas nécessairement parce qu’ « ils y croyaient », mais parce qu’ils ont jugé nécessaire de se positionner ainsi par rapport au champ théâtral, au pouvoir politique et au public. Cette position commune devient alors un élément pertinent pour mener une étude de ces individus.

D’autant plus pertinent que Mai 68 reste présenté comme un moment charnière dans la vie culturelle et théâtrale française. Boris Gobille explique en effet que l’épisode de Mai 68 a eu des influences certaines sur les hiérarchies internes aux champs de production artistique, précisant que le pôle de production restreint a bien souvent pris le pouvoir sur les autres pôles3. Cette analyse s’avère en partie vraie concernant le secteur dramatique. Mais il est nécessaire de saisir le moment de Mai 68 dans une évolution de la sphère théâtrale sur le temps long.

1 « Ce préambule resté comme la trace la plus visible de Villeurbanne ne réunit pas derrière lui, comme un seul homme, les responsables de la décentralisation » (Pascale Goetschel, op.cit., p.372). Pascale Goetschel pointe en effet les importantes divergences existant entre les signataires de la déclaration de Villeurbanne, certains disant même, après coup, avoir été manipulés (Didier Béraud déclare lors d’un entretien avec P. Goetschel : J’ai commencé à fréquenter Jeanson avec Villeurbanne. Esprit un peu faux. Il nous a manipulés »). Elle rappelle ainsi que le ce texte « pas nécessairement partagé », a été accepté dans « l’enthousiasme communicatif d’une assemblée soucieuse de cohésion » (Id., p.373).

2 Nicolas Mariot, Bains de foule. Les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Paris, Belin, coll. Socio-Histoire, 2006.

3 Boris Gobille a plus spécifiquement travaillé sur les mutations du champ littéraire suite à mai 1968, mais certaines de ses analyses sont valables pour le secteur théâtral (Boris Gobille, « Les mobilisations de l’avant-garde littéraire française en mai 1968. Capital politique, capital littéraire et conjoncture de crise », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, dossier « Le capital militant (2). Crises politiques et reconversions : Mai 68 », n°158, juin 2005, p. 30-53).

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Reconstituer les trajectoires : traitement des archives et des entretiens

Le nombre raisonnable de trente signataires permettait de constituer à la fois une base de données permettant la quantification en même temps que de véritables trajectoires biographiques répondant à l’exigence d’une méthodologie qualitative. Restait à rassembler des archives permettant de reconstituer les carrières de nos signataires.

Nous avons d’abord pris appui sur des sources dont nous savions qu’elles contiendraient des informations sur la totalité des individus de notre cohorte. Le fonds déposé par le Ministère des Affaires culturelles relatif à l’Association Technique pour l’action culturelle (ATAC) s’est révélé être riche à dépouiller1. Tous les membres signataires faisaient partie de cette organisation en Mai 68 et leur appartenance à cette association était une des raisons de leur présence à Villeurbanne. Nous avons par la suite élargi nos recherches en archives, tachant de croiser les différentes sources possibles, de type institutionnel (nombreuses archives du ministère des Affaires culturelles2, archives des établissements dirigés par les membres de notre cohorte, déposés le plus souvent à la Bibliothèque Nationale de France3

ou dans des archives municipales ou départementales4), professionnel (archives du syndicat national des entreprises d’action culturelle5), politique (archives du Parti Communiste Français6, dont plusieurs de nos signataires ont été membres) ou biographique (dossiers biographiques constitués par les conservateurs de la Bibliothèque Nationale de France7 ou fonds privés8). Nous avons également pris soin de consulter la totalité des exemplaires de trois revues théâtrales réputées « engagées9 » afin de

1 L’Association Technique pour l’action culturelle (ATAC) émanait directement du ministère de la culture. Les fonds déposés contiennent pour l’essentiel les procès verbaux d’Assemblées Générales, donnant ainsi une vision précise et concise de l’activité de l’association et de ses membres, ainsi que les exemplaires du journal ATAC-informations contenant les programmes de tous les théâtres et éditoriaux permettant de saisir les prises de position des différents acteurs étudiés.

2 Archives déposées à Fontainebleau puis transférées sur le site de Pierrefitte-sur-Seine , Ministère des Affaires culturelles section Culture, Direction du Théâtre et des Spectacles, de 1945 à 1985, recouvrant à la fois les bilans des établissements dirigés, les notes d’inspection, les programmations, les correspondances entre directeurs et fonctionnaires du ministère.

3 Fonds Roger Planchon / TNP, Fonds Gabriel Garran / Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, Fonds Pierre Debauche / Nanterre Amandiers, Fonds Festival d’Avignon.

4 Fonds Comédie de Saint-Étienne / Archives départementales de la Loire, Fonds Centre Dramatique de l’Ouest / Archives municipales de Rennes, Fonds Maison de la Culture de Grenoble / Archives municipales de Grenoble, Fonds Jo Tréhard / Institut Mémoires éditions contemporaines à Caen, Fonds Centre Dramatique de l’Est / Archives du Théâtre National de Strasbourg.

5 Fonds Syndeac (fonds privé sur autorisation) déposé aux Archives Nationales, site Fontainebleau.

6 Archives départementales de Seine-saint-Denis, Parti Communiste Français, section Intellectuels Culture.

7 Dossiers biographiques constitués par la BNF : Garran, Debauche, Bourseiller Rétoré, Chéreau, Dasté, Parigot, Kraemer, Mairal, Maréchal, Wilson.

8 Nous avons eu accès aux archives privées de Jean Dasté (déposées aux archives municipales de Saint-Étienne, avec l’aimable autorisation de Jeanne Dasté), Maurice Sarrazin (archives privées non déposées) et Philippe Tiry (archives non déposées).

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saisir au mieux les évolutions esthétique et politique au sein du champ ainsi que la position des signataires étudiés au sein de ce dernier. Ces sources historiques de première main ont été croisées à des sources de seconde main, pour la plupart biographies et autobiographies, présentes en nombre dans les bibliographies des signataires étudiés1. De même, de manière complémentaire, lorsque les sources le permettaient, nous avons visionné photographies et prises de vue des différentes mises en scène et spectacles proposés par les signataires de notre cohorte2.

Enfin, les entretiens avec la quasi-totalité des signataires encore vivants au moment de la recherche3 ont représenté un complément primordial. Prenant acte des remarques finement esquissées par Sylvains Laurens à propos des « dilemmes que posent les entretiens avec des "imposants"4», nous avons mis en place une méthodologie conviant l’enquêté à raconter sa vie tout en le cadrant à l’aide de nos recherches précédentes en archives. Nos enquêtés s’apparentaient en effet à des « imposants » : anciens directeurs de théâtre, à l’aise avec la parole en tant qu’ « hommes de théâtre », ayant fréquenté un temps voire toute leur carrière des hommes politiques et de hauts-fonctionnaires de premier plan, ils cumulaient tous les attributs pour s’imposer à la jeune doctorante que j’étais. Mon statut de femme (ce sont tous des hommes), ma jeunesse (tous sont, au moment de l’enquête, retraités depuis plusieurs années et se posent ainsi bien souvent en « donneurs de leçon », usant du privilège que leur âge avancé leur confère), et mon appartenance à la discipline sociologique (ce qui me cataloguait bon gré mal gré dans la catégorie de ceux qui ne connaissent pas grand-chose à la question artistique) ne pouvaient que renforcer cette domination.

Prenant en compte la dimension de domination symbolique des entretiens qui ne manquerait pas de s’imposer à nous, nous avons donc, outre les « astuces » désormais coutumières consistant à mettre à bonne distance critique la relation entre enquêteur et enquêté5, mis en place une stratégie d’entretien

1 Pour donner quelques exemples, les ouvrages d’Hubert Gignoux (Histoire d’une famille théâtrale, éd. de l’Aire théâtrale, 1984), de Jean Dasté (Voyage d’un comédien, Stock, 1977), de Maurice Sarrazin (Le Grenier de Toulouse, éd. Loubatières, 1994), de Roger Planchon (Apprentissages – Mémoires, Plon, 2004), de Didier Béraud (Descente en rappel dans le lointain d’une Maison de la Culture, éd. du Liteau, 2008), etc. Une liste exhaustive des ouvrages consultés se trouve dans la bibliographie de cette thèse.

2 A ce titre, le site « En-Scènes – le spectacle vivant en vidéo » constitué d’archives mises en ligne gratuitement par l’INA et le ministère de la culture est un outil offrant un panorama assez complet des spectacles les plus consacrés des périodes qui nous intéressent.

3 Nous avons pu compléter ce corpus d’entretiens par de nombreuses interviews menées par des journalistes pour le compte de l’INA dans la série « Grands entretiens » (on y trouve des entretiens durant entre deux et quatre heures de metteurs en scène « ayant compté », parmi lesquels certains membres de notre cohorte). Si ces documents ne pouvaient évidemment avoir le même statut que les entretiens sociologiques menés, ils ont représenté une source documentaire importante pour les personnes que nous n’avions pu rencontrer (pour l’essentiel décédées ou malades).

4 Sylvain Laurens, « “Pourquoi” et “comment” poser les questions qui fâchent ? » », Genèses 4/2007, n° 69, p. 112-127.

5 Voir notamment Stéphane Beaud et Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, Paris, éd. la Découverte, 2010.

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fortement influencée par la lecture que nous avions faite de l’article de Sylvain Laurens retraçant son expérience avec d’anciens haut fonctionnaires de l’immigration.

Nous avons mené une vingtaine d’entretiens longs, durant pour la plupart plus de trois heures (l’un d’entre eux a même duré deux fois six heures). Il s’agissait de confronter les trajectoires sensibles des enquêtés aux biographies que nous avions constituées à partir de sources de première et de seconde main. Nous souhaitions affiner notre analyse de leur trajectoire, essayant de rapporter « de façon systématique et rigoureuse, les prises de position des acteurs d’un univers institutionnel à leur propre trajectoire sociale, au volume de capital spécifique possédé relativement à celui de leurs pairs et concurrents1 ». L’entretien avec ces enquêtés « imposants » semblait ne pouvoir se construire que dans un aller-retour constant et participant entre l’enquêté et nous-mêmes. L’utilisation d’archives, coupures de journaux, notes administratives ou lettres privées, nous ont permis de confronter les enquêtés à leur position passée (il s’agissait de leur remémorer des souvenirs « à vif » pour les ré-immerger dans un passé lointain, tout en évitant qu’ils ne fantasment, consciemment ou non, leur propre trajectoire passée) et à nous légitimer comme enquêteurs malgré notre manque d’attributs initiaux (« Vous en savez beaucoup plus que ce que je croyais… 2» a été une réponse bien souvent entendue).

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