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3.3 - Comprendre une œuvre à l’aune d’une trajectoire sociale et vice-versa

démonétisation de l’engagement civique au sein du théâtre public français

III. 3.3 - Comprendre une œuvre à l’aune d’une trajectoire sociale et vice-versa

S’intéresser aux trajectoires des individus nous permet également d’affiner notre regard sur les œuvres produites. Notre formation en sciences sociales ne doit pas nous empêcher de nous intéresser à la facette esthétique des œuvres. Il nous semble qu’il est possible de comprendre l’évolution formelle qui s’opère dans le monde théâtral à l’aune des transformations institutionnelles et professionnelles qui ont cours (montée en puissance de la critique théâtrale, création de nouvelles disciplines académiques) mais également à l’aune des croyances qui se constituent (liées à l’engagement politique et à la manière de penser le public) et des trajectoires singulières des individus. En ce sens, il s’agit de tenter de penser le théâtre, l’écriture et la mise en scène comme « dispositifs de transcription de la réalité1 » susceptibles de nous en dire beaucoup sur les manières d’agir et de penser des artistes considérés. L’analyse dans le temps des mises en scène de Roger Planchon par exemple nous en apprennent beaucoup sur la carrière artistique de ce dernier comme sur la transformation de ses convictions et de sa posture politique2. En outre, comme Bernard Müller a pu le souligner, le spectacle met en forme un ensemble de rapports sociaux esthétisés et peut être analysé comme le miroir d’une société et d’un public3.

Conclusion du chapitre 1 :

Ce chapitre montre comment, à partir d’une étude prosopographique additionnée d’une analyse par correspondances multiples puis d’une analyse en réseaux, nous avons mis au jour les logiques qui ont sous-tendu les transformations du secteur théâtral entre l’après-guerre et les années 1980. L’institutionnalisation progressive du secteur, sa professionnalisation, la révolution esthétique qui s’opère, ont contribué à l’émergence de deux figures désormais centrales dans le dispositif de production et de consécration qui se met en place dans les années 1970 : le metteur en scène et le programmateur. Ces deux figures s’appuient sur une multipositionnalité qui pointe bien le rôle à la fois des pouvoirs publics et des agents prescripteurs dans cette montée en puissance.

1 Voir Bernard Lahire, Franz Kafka. Eléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, éd. la Découverte, 2010.

2 Nous reviendrons notamment sur ses deux mises en scène de George Dandin de Molière en 1966 et 1987 qui recouvrent une posture et des croyances radicalement différentes.

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Cette première analyse quantitative met au jour le renversement de la légitimité au profit du metteur en scène et donne quelques éléments explicatifs des transformations des carrières au sein du champ théâtral à la charnière des années 1960. Les profils recrutés, la socialisation théâtrale ainsi que les premières expériences ne sont plus les mêmes. La concurrence entre membres de la « famille théâtrale1 » s’intensifie et les modalités d’accès aux positions consacrées se transforment. Peu à peu, c’est, pour reprendre les termes de Howard Becker2, un nouveau monde de l’art qui se dessine, se dotant d’un « système esthétique propre » et d’un « support au débat critique ». La hiérarchie interne au champ théâtral français s’est en effet peu à peu modifiée entre 1950 et 1980, via la structuration de ce dernier en pôles opposant successivement théâtre populaire et théâtre d’art. Les phénomènes de consécration se sont amplifiés et complexifiés via l’inclusion de nouveaux critères de réussite d’ordre institutionnel (la direction d’un lieu) et artistique (apparition d’une nouvelle esthétique, transformation du rôle civique du théâtre). Les dispositions et compétences nécessaires à l’entrée et à l’intégration dans le champ ne sont plus les mêmes, la figure du metteur en scène s’étant progressivement imposée face à celle de l’animateur.

Ce phénomène a pour effet collatéral la marginalisation des agents engagés dans un théâtre populaire ou d’animation. La fonction sociale attribuée au théâtre se voit ainsi démonétisée dans le nouvel espace de reconnaissance qui se construit. On assiste alors à des mutations radicales dans les carrières des agents étudiés, qui s’ajustent bon gré mal gré au nouvel ordre qui se met en place. La prise en compte des dispositions des différents agents permet alors de comprendre, à l’aune de leur subjectivité comme des contraintes objectives qui pèsent sur eux, l’existence de trajectoires fortement différenciées. Le travail prosopographique mené a montré que la réussite d’une carrière au sein du théâtre public dépendait non seulement de la reconnaissance artistique du « milieu » mais également d’un positionnement institutionnel et politique qui avaient pour effet « collatéral » la démonétisation progressive de la fonction civique du théâtre. Cette mise au jour de l’affaiblissement de la fonction civique du théâtre dans un contexte où les discours sur les enjeux d’un théâtre politique ne cessaient de croître permettent en réalité de comprendre pourquoi certaines carrières, à un moment jugées

1 L’expression, tirée entre autres de l’ouvrage de Hubert Gignoux (Hubert Gignoux, Histoire d'une famille théâtrale, éditions de l'Aire / ANRAT, 1984) est régulièrement usitée dans le secteur théâtral et dénote d’un champ autonome fermé fonctionnant selon ses propres règles.

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prometteuses, se sont brusquement arrêtées, les individus étant soudainement jugés « ringards » alors qu’ils défendaient les mêmes préceptes que d’autres quelques années plus tôt.

Ce travail quantitatif marque le début d’une recherche qui va être approfondie dans la suite de cette thèse. Les trajectoires individuelles des agents de notre cohorte y seront régulièrement traitées. Le passage par Jo Tréhard d’une éthique marquée par l’éducation populaire à un travail de mise en scène plus épuré, l’orientation rapide de Henri Dégoutin vers le théâtre pour enfants, le passage d’un théâtre populaire au jeu institutionnel par Guy Rétoré, l’administration comme tremplin vers la programmation pour Philippe Tiry, l’adoption d’une posture d’intellectuel engagé par Jean-Pierre Vincent, la carrière de programmateur et de « repéreur de talents » de Jacques Blanc, etc.1 seront ainsi analysés au fur et à mesure de l’avancée de cette thèse.

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Partie I

Animer ou créer ? Le théâtre entre

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