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démonétisation de l’engagement civique au sein du théâtre public français

I. 3.1 - Critères de consécration artistique

Afin d’étudier le degré de reconnaissance artistique dont ont bénéficié les metteurs en scène de notre étude, nous avons retenus quatre critères principaux : la tournée à Paris, la présence au festival d’Avignon, le nombre d’articles ayant trait aux signataires de la déclaration dans deux revues prescriptrices et l’obtention de prix et de distinctions honorifiques.

Jouer à Paris

Jouer à Paris est, dès avant le début de l’expérience de la décentralisation, gage de reconnaissance artistique. La critique parisienne est en effet « la principale distributrice des grades dans la hiérarchie théâtrale1 ». Nous avons quantifié le nombre de spectacles présents à Paris pour chacun des metteurs en scène signataires de la déclaration entre 1958 et 1981 et l’avons par la suite exprimé en pourcentage, cela nous permettant d’indiquer le rapport de présence entre les membres de notre réseau. Roger Planchon totalise 24% des spectacles présents à Paris parmi tous nos signataires. Viennent ensuite Marcel Maréchal (14%), Patrice Chéreau, Gabriel Garran et Jacques Kraemer (10%), Antoine Bourseiller et André Reybaz (8,5%). Ces metteurs en scène ont suivi une formation de comédien au sein d’écoles parisiennes, à l’exception de Marcel Maréchal et Roger Planchon qui viennent tous deux de Lyon et se sont socialisés au théâtre via la pratique amateur. C’est l’avant-garde artistique qui est ainsi consacrée à Paris.

Jouer au Festival d’Avignon

La présence au Festival d’Avignon nous semble elle aussi pertinente. Si, comme Serge Proust le souligne2, sa programmation n’est pas aussi avant-gardiste que celle du festival de Nancy3, la transformation de celle-ci à partir de 1966 avec un appel accru aux innovateurs rend cette variable significative. Les changements de programmation alors opérés accompagnent un mouvement plus général de « disqualification du théâtre populaire » et l’émergence de « nouveaux principes esthétiques ». Sans surprise, George Wilson totalise 20% des spectacles des signataires programmés en Avignon, cela s’expliquant par sa présence à la direction du

1 Hubert Gignoux, Histoire d’une famille théâtrale, Lausanne, éd. de l’Aire, 1984.

2 Serge Proust, op. cit.

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TNP. Viennent ensuite Marcel Maréchal et Gabriel Garran (12,5%), Antoine Bourseiller (10%), Roger Planchon et Jacques Kraemer (7,5%) et enfin Patrice Chéreau et Guy Retoré (5%).

Être adoubé par la critique : le rôle des revues prescriptrices

Un autre critère retenu est celui du nombre d’articles publiés concernant les membres de notre cohorte dans les revues de référence qui se mettront en place au fur et à mesure de la consécration d’une nouvelle esthétique théâtrale. Parmi celles-ci, la revue Théâtre Populaire a tenu une place importante tout au long de son existence, de 1953 à 19641. Très influencée par Brecht, la revue, fondée par Roland Barthes et rejointe par la suite entre autres par Bernard Dort2, défend dès son premier numéro un théâtre dépassant les clivages de classe et s’adressant au public dans son ensemble3. Proche de Vilar dans les premières années, la revue se distinguera peu à peu par la défense de l’idée brechtienne d’un théâtre qui divise et qui politise4. Elle contribuera à faire connaître sur la scène théâtrale de cette période des metteurs en scène comme Roger Planchon. 17% des articles concernant nos signataires seront d’ailleurs dédiés au travail de ce dernier, la plupart des critiques étant dithyrambiques5. André Reybaz obtient 15,5% des articles, suivent Hubert Gignoux (12,5%), Guy Retoré (11%), Antoine Bourseiller (9%), George Wilson (8%), Jean Dasté (6%), Gabriel Garran, Georges Goubert et Gabriel Monnet (entre 3 et 4%), puis Marc Renaudin, Marcel Maréchal et Maurice Sarrazin (1,5%). Les articles ou critiques traitant de certaines personnalités ne sont pas toujours élogieux artistiquement, mais le travail de décentralisation mené par ces derniers est considéré comme intéressant par la revue. Ainsi, Guy Retoré, Jean Dasté, Georges Goubert, Marc Renaudin et Maurice Sarrazin y sont davantage cités pour leur travail de tournée locale et d’animation. En revanche, les spectacles de Planchon, Reybaz, Gignoux et Bourseiller obtiennent des critiques globalement favorables et sont surtout systématiquement couverts par les journalistes de la revue.

1 La revue fait l’objet d’une analyse approfondie dans le chapitre 3 de cette thèse.

2 Nous traiterons des trajectoires de ces deux critiques dans le troisième chapitre de cette thèse.

3 Voir à propos de la revue Théâtre Populaire, l’ouvrage très documenté de Marco Consolini, Théâtre populaire, 1953-1964, histoire d’une revue engagée, Caen, éd.de l’IMEC, coll. « l’édition contemporaine », 1998.

4 Daniel Mortier, op. cit.

5 Roger Planchon tombe en disgrâce aux yeux de la revue après quelques années, en raison d’un désaccord dramaturgique sur l’œuvre de Brecht. Nous y reviendrons.

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Pour clore dans le temps notre analyse de la reconnaissance artistique par le journalisme spécialisé, nous avons passé en revue l’intégralité de la revue Théâtre / Public, depuis sa création en 1974 jusqu’à nos jours. Cette revue, davantage portée sur les principes esthétiques gouvernant le théâtre est éditée par le Centre Dramatique de Gennevilliers et rassemble des articles issus de travaux d’universitaires d’histoire du théâtre et des arts du spectacle1. On s’aperçoit, en quantifiant le nombre d’articles dont bénéficieront nos signataires, que seuls ceux ayant acquis une reconnaissance purement artistique seront admis dans les colonnes du journal : quatre articles concernent Gignoux, Planchon et Chéreau en comptent deux chacun, puis viennent Garran, Mounier et Maréchal avec un article2.

La totalité des analyses relatives à la reconnaissance artistique nous indique clairement l’importance accrue de l’esthétique et la nécessité de répondre à ces nouvelles mouvances pour, comme nous le verrons, se stabiliser dans un réseau. Le cas de Jacques Kraemer3 est intéressant : il aura obtenu une reconnaissance par ses pairs pour le travail accompli en tant que directeur de troupe en Lorraine. Mais c’est après avoir quitté la logique de la décentralisation, après avoir tourné à Paris qu’il parviendra à trouver une certaine centralité dans le réseau. On constate ainsi une disqualification évidente du travail de troupe au profit de la figure du metteur en scène qui, s’il peut être rattaché à un établissement en province, se doit d’exister au niveau national pour bénéficier d’une reconnaissance globale.

L’obtention de prix et de distinctions honorifiques.

L’obtention de prix et de distinctions semble le moyen le plus évident permettant de mesurer la consécration d’un artiste puisque des autorités légitimes viennent couronner un spectacle ou une carrière par ce biais. Nous avons retenu deux types de titres et de distinctions pour notre recherche.

Tout d’abord, les prix décernés par un jury pour un spectacle - prix des jeunes compagnies, Molières, ou prix de la critique - sont des éléments distinctifs qui, en fonction de

1 Le positionnement de la revue Théâtre / Public est abordé dans le septième chapitre de cette thèse.

2 La faiblesse des chiffres observés pour le nombre de critiques théâtrales s’explique par la faiblesse de la fréquence de parution de la revue (deux numéros par an) ainsi que par le vieillissement de la totalité des membres de notre cohorte (à l’exception de Patrice Chéreau, qui n’est pourtant pas celui qui comptabilise le plus d’articles).

3 Jacques Kraemer a été fondateur du Théâtre Populaire de Lorraine. Il l’a dirigé pendant de longues années. Sa présence à Paris s’intensifie à partir du moment où il partage la direction du théâtre de Thionville avec des programmateurs. Après 12 ans à la tête du théâtre de Chartres, il continue aujourd’hui de monter des spectacles, en tant que metteur en scène indépendant. Il bénéficie encore d’un relativement bon réseau.

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la période à laquelle ils sont décernés, ont des effets certains sur les carrières des individus étudiés. Le prix du concours des jeunes compagnies, décerné à partir de 1947, fonctionne à cette époque comme un « droit d’entrée1 » dans le champ théâtral public. Les fonctionnaires du ministère l’utilisent en effet comme un critère de qualité auquel ils se réfèrent quand il s’agit de subventionner ou non une troupe pour le travail qu’elle mène sur un territoire. Ainsi, l’obtention du prix des jeunes compagnies (qui comporte alors deux sections, professionnelle et amateur), a-t-elle permis à certains d’accélérer le processus de leur reconnaissance par l’État : Guy Parigot, Georges Goubert et leur troupe l’obtiennent en 1948 avant d’investir Rennes pour y fonder le Centre Dramatique de l’Ouest ; André Reybaz l’obtient en 1949, avant de partir fonder le Centre Dramatique du Nord, et la troupe de Maurice Sarrazin obtient également une distinction qui lui permet de lever les derniers doutes des fonctionnaires du secrétariat d’État aux Beaux-Arts quant à la qualité des spectacles du Grenier de Toulouse. Le concours des Jeunes compagnies ne fonctionne pas que pour les « pionniers » de notre cohorte puisque Patrice Chéreau se voit décerner le prix en 1967 pour sa mise en scène des Soldats de Jacob Lenz, alors qu’il n’a que vingt-trois ans2.

Le Molière3 et le Prix de la critique4 fonctionnent davantage comme une consécration d’individus souvent déjà en haut de l’échelle de la reconnaissance artistique et sans besoin d’un quelconque « droit d’entrée ». C’est le nombre de prix obtenus qui va là jouer un rôle distinctif. Ainsi, Antoine Bourseiller, chantre de l’avant-garde parisienne dans les années 1960, reçoit-il cinq fois dans sa carrière le prix du syndicat de la critique. Patrice Chéreau et Marcel Maréchal, qui ont tous deux su se maintenir au sein du secteur théâtral public tout au long de leur carrière, ont reçu plusieurs Molière5. Bien sûr, ces prix peuvent être analysés comme des modes de

1 Expression empruntée à Gérard Mauger, Droits d'entrée. Modalités et conditions d'accès aux univers artistiques, Paris, éd. de la maison des sciences de l’homme, 2006.

2 Antoine Bourseiller l’obtient lui en 1960, il partira diriger le Centre Dramatique du Sud Est peu de temps après.

3 La cérémonie des Molière a été initiée en 1986 par des directeurs de théâtres privés et publics ainsi que par plusieurs critiques, dont certains font partie de notre cohorte (Jean Danet, Guy Dumur). Les trophées décernés ont pour objectif de récompenser « les artistes et les spectacles les plus remarquables de la saison théâtrale ». La première cérémonie de remise de prix s’est déroulée en 1987.

4 Le syndicat de la critique, fondé au début du XXe siècle, est composé de critiques dramatiques français. C’est à l’aune du renouvellement de ses instances directrices en 1963 qu’un palmarès est instauré. Le prix du syndicat de la critique a pour objet d’ « attirer l’attention sur les réalisations les plus marquantes de la saison », il a joué un rôle prescripteur important des nouvelles formes théâtrales qui se sont développées dans les années 1960 et 1970 en France. Nous reviendrons sur ce rôle dans le troisième chapitre de cette thèse.

5 Marcel Maréchal en a reçu trois respectivement en 1988, 1992 et 1994, tandis qu’il dirige le théâtre de la Criée où il parvient à augmenter de manière notable le nombre d’abonnés grâce à des spectacles prisés du grand public ; Patrice Chéreau en reçoit lui quatre et ce, tout au long de sa carrière, en 1989, 1992, 1996et 2003, ce qui indique qu’il est parvenu à rester ajusté aux canons esthétiques du « milieu » pendant une longue période.

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consécration mais donnent également des indices sur ce qui constitue la croyance en ce qu’est un bon spectacle ou un bon metteur en scène selon les périodes considérées.

Nous avons ajouté à ces prix des distinctions d’ordre plus institutionnel en recensant les médailles des arts et lettres et légions d’honneurs que les signataires de notre cohorte avaient pu obtenir. Ces indices complémentaires nous ont permis de saisir sur le temps long la reconnaissance institutionnelle dont les agents étudiés avaient pu bénéficier. La légion d’honneur comme la médaille des arts et lettres couronnent en effet une carrière dans sa durée et son caractère historique, passé et exemplaire est mis en avant. Là encore, ces distinctions peuvent être lues à plusieurs niveaux : elles peuvent être un indice d’une certaine proximité avec les pouvoirs publics et plus spécifiquement la sphère étatique, en même temps qu’elles peuvent indiquer les types de carrières qui sont construites comme exemplaires à un moment donné. Ainsi, Jack Lang, une fois ministre de la Culture, a-t-il couronné de la médaille des arts et lettres voire de la légion d’honneur de nombreux agents de la décentralisation théâtrale : ce processus de distinction d’une génération lui permettait à la fois de les faire appartenir au passé (face à lui qui représentait l’avenir) tout en se situant dans la lignée de ces pionniers désormais élevés au rang de mythes. Il ne faut en effet pas oublier, comme Bourdieu l’a analysé, que les distingués sont tout aussi intéressants à étudier que ceux qui distinguent et consacrent, puisqu’ils y expriment aussi leur pouvoir et, de fait, y jouent leur réputation1. Lorsque nous traitons de la légion d’honneur, nous abordons non seulement la consécration artistique d’un individu distingué par des individus qui distinguent, mais également l’intégration institutionnelle de ce dernier et les relations qu’il est parvenu à nouer au sein du champ.

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