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2.2 - Intégrer l’éthos créateur : Gabriel Monnet et Philippe Tiry, découvreurs de talents de la nouvelle génération

Grandeur et misère de l’animateur : l’évolution du rapport au public (1945-1968)

III. 2.2 - Intégrer l’éthos créateur : Gabriel Monnet et Philippe Tiry, découvreurs de talents de la nouvelle génération

A l’inverse de Didier Béraud, d’autres animateurs vont au contraire très rapidement réajuster leurs pratiques et intégrer la centralité du geste créateur dans la justification de leur fonction. C’est bien sûr le cas des directeurs de Maison de la Culture qui avaient hérité de double dispositions issues de leurs expériences passées. Ainsi, Gabriel Monnet, tout à la fois metteur en scène aux expériences nombreuses et légitimes, et ancien instructeur d’art dramatique, soutient clairement la déclaration de Villeurbanne et intègre même le bureau du comité permanent de Villeurbanne. Co-rédacteur de la partie revendicative de la déclaration, il

1 Entretien avec Didier Béraud, op.cit.

2 BNF site richelieu, 4 COL 112 (109), déclaration de Villeurbanne, comité permanent des directeurs des théâtres populaires.

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partage les critiques faites à l’endroit des Maisons de la Culture et se situe du côté de ceux qui considèrent que l’art doit venir « au secours » du « non-public1 ». Licencié de la Maison de la culture de Bourges sitôt après les événements, il prend dès 1969 la direction du Centre Dramatique de Nice. A la tête cette fois d’un établissement à vocation artistique, Monnet va à la fois y assumer un travail de metteur en scène (il monte respectivement l’Avare de Molière ainsi que des textes d’Audiberti et O’ Casey qui ont alors le vent en poupe) tout en s’adjoignant les services d’un artiste associé en la personne de Guy Lauzin, metteur en scène d’avant-garde alors considéré comme prometteur. S’il continue à assumer une double fonction, Gabriel Monnet n’en recentre pas moins ses pratiques sur la création.

Pour les agents ayant construit leur carrière sur leur seul titre d’animateur, l’acrobatie est moins évidente. Dans l’immédiat après 68, seul Philippe Tiry semble tirer son épingle du jeu. Discret en Mai 68, il dit avoir signé la déclaration de Villeurbanne pour ne pas « créer d’histoire dans le brouhaha2 », alors qu’il n’avait pas vu sa version finale. Philippe Tiry se dit plutôt sceptique quant à l’idée de remettre le pouvoir aux mains des créateurs car, dit-il, « Planchon après tout venait jouer chez moi ! Gignoux aussi, tous ceux-là. Et puis quand ils ont vu qu’on était à leur service, hein…3 ». Sa posture lui permet d’être désigné lui aussi membre du comité permanent de Villeurbanne, alors qu’il n’a pas assisté aux débats :

« Je suis resté à Amiens au départ puis j’ai reçu deux ou trois coups de fil, on me disait il faut que tu viennes, sinon tu vas avoir l’air d’un lâcheur. J’y suis allé, j’ai trouvé de l’essence, quand je suis arrivé, j’ai été nommé par la vox populi dans le comité.4 » La sollicitation dont il fait alors l’objet peut se comprendre à l’aune de sa position dans le champ. Trésorier de l’ATAC entre décembre 1966 et juillet 1969, Tiry a un solide réseau tant professionnel que politique (il a alors d’excellentes relations avec les agents du ministère des Affaires culturelles) et a par ailleurs toujours conçu son travail comme étant au service des artistes. Il a commencé dans le métier en tant qu’administrateur de troupe, avant de diriger un

1 Gabriel Monnet déclare ainsi : « L’action culturelle, qui doit être le souci de tous, doit être condamnée en tant que telle si elle ne fait pas un pari envers le non public. L’action culturelle appelle au secours l’art (…) Les Maisons de la Culture ne doivent plus être des garages culturels mais devenir des centres de pulsion vers l’extérieur ; elles doivent faire entrer d’abord les travailleurs, les autres suivront toujours… » (BNF site richelieu, 4 COL 112 (109), déclaration de Villeurbanne, comité permanent des directeurs des théâtres populaires).

2 Entretien avec Philippe Tiry, op.cit. 3Ibid.

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peu par hasard le Centre Dramatique du Sud-Est1. En tant que directeur, il s’est distingué très tôt par son soutien à de nombreux metteurs en scène : il accueille à Amiens tant Planchon que Debauche, Bourseiller ou Garran et ce, dès 1966; et il est un des premiers directeurs à offrir coproductions et dates de tournées à Patrice Chéreau (1966 et 1968) et à Ariane Mnouchkine (1966)2. Tiry travaillera par la suite et toute sa carrière durant à renforcer cette image de découvreur de talents3. Ayant habilement manœuvré avec les manifestants d’Amiens, il est en bonne entente avec les élus de la ville : il quitte paradoxalement la Maison de la Culture en 1971 mais ce, pour partir vers d’autres aventures qui l’amèneront par la suite à fortifier les réseaux de diffusion de l’avant-garde dans une logique très éloignée de la troupe ou de l’animation4.

III.3- Les déclassés du théâtre populaire : adaptations et persistances

La suite de cette thèse va beaucoup s’intéresser aux agents dont les carrières auront été consacrées : ce sont celles dont la durée permet une analyse en profondeur, et ces agents dominants dans le champ vont imprimer leur marque dans le renouvellement hiérarchique du secteur. Cependant, il nous paraît tout à fait essentiel de nous concentrer ponctuellement sur le sort des agents aux carrières « ratées », ou tout au moins en demi-teinte, par rapport à des trajectoires comme celles de Patrice Chéreau ou d’Ariane Mnouchkine qui semblent avoir marqué le secteur théâtral en profondeur. Nous tacherons de revenir régulièrement, tout au long de cette thèse, à la trajectoire de ces déclassés qui nous donne matière à réflexion pour comprendre les franges les plus marginales et illégitimes du champ considéré.

La question que nous posons ici est celle du réajustement de chefs de troupe dans un contexte de dévalorisation progressive et disqualifiante de leurs manières de faire, propres au

1Tiry devient directeur de facto du Centre Dramatique de l’Est en raison de la désaffection de Jacques Fabbri qui avait été nommé et dont il était l’administrateur (entretien avec Philippe Tiry, op.cit. ; archives ministère des affaires culturelles, compte-rendu de P-A. Touchard)

2 « Mon premier spectacle accueilli à Amiens, ça a été Mnouchkine ! Avec Léotard… Elle était toute fraîche, elle était toujours fraîche. Je l’adore, on s’aime beaucoup. […] C’était le capitaine Fracasse. Qu’on a oublié… Elle avait sa compagnie, j’avais un réseau et je l’ai accueillie une semaine pour travailler, en résidence. Faire ce qu’ils avaient envie de faire » (entretien avec Philippe Tiry, op.cit.)

3 C’est d’ailleurs un aspect qu’il a largement mis en avant lors de notre entretien (voir note bas de page 1)

4 Il va fonder dans les années 1970 un bureau professionnel de formation d’administrateurs avant de créer, sous l’impulsion du ministre Michel Guy, l’Office National de Diffusion Artistique (voir chapitres 4 et 5).

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théâtre populaire : travail en troupe, ancrage local, mise en scène simple centrée sur un texte, attrait auprès d’un public populaire.

Deux figures issues de notre corpus nous paraissent ici intéressantes à analyser : celles d’Henri Dégoutin, animateur oublié du théâtre de troupe, puis celle de Jacques Fornier, animateur en réussite progressivement déclassé. Chacun à sa manière va subir un désajustement par rapport aux normes changeantes de la relation au public. Le premier voit son théâtre pour enfants le disqualifier progressivement ; le second opère face à ces transformations qu’il ne maîtrise pas une rupture radicale dans sa carrière.

III.3.1 - Henri Dégoutin et le théâtre pour enfants : enjeu de consécration puis de

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