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2.2 - L’élargissement du corpus : justification des choix opérés

démonétisation de l’engagement civique au sein du théâtre public français

I. 2.2 - L’élargissement du corpus : justification des choix opérés

Le premier travail mené sur la cohorte initiale des signataires de Villeurbanne a progressivement mené au constat d’une nécessité de son élargissement. Si certains profils étaient bien représentés au sein de la cohorte (les pionniers de la décentralisation, les animateurs du théâtre populaire), en revanche, la génération la plus jeune l’était moins. A l’exception de Patrice Chéreau, aucun des signataires n’était né après 1940 et n’appartenait à l’avant-garde qui s’était spécifiquement distinguée en 1968. Patrice Chéreau faisait ainsi figure d’exception et il nous fallait vérifier par le chiffre et la comparaison l’exceptionnalité de son parcours ou au contraire sa banalité.

Nous avons donc décidé d’adjoindre plusieurs individus à notre cohorte, suivant plusieurs modalités et arguments. Tous les individus que nous avons choisi d’ajouter sont issus de la génération née à la fin de la seconde guerre mondiale et ont émergé à la fin des années 1960. Nous avons sélectionné deux hommes et une femme qui nous paraissaient emblématiques de cette génération et dont l’analyse de carrière, déjà maintes fois étudiée, pouvait être l’objet d’un renouvellement à l’aune de la comparaison introduite par la méthode prosopographique. Nous

1 Sylvain Laurens, op. cit.

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avons choisi de nous pencher spécifiquement sur Jean-Pierre Vincent, Ariane Mnouchkine et Jaques Blanc afin de compléter notre cohorte1. Jean-Pierre Vincent était intéressant de par le réseau institutionnel qu’il était parvenu à tisser en peu de temps : d’abord collaborateur de Chéreau, il décide de monter sa propre compagnie en partenariat avec un dramaturge ; il est nommé à la tête du Théâtre National de Strasbourg en 1975, alors qu’il est âgé d’à peine 31 ans. Notre cohorte n’étant constituée que d’hommes, il nous a semblé essentiel qu’une femme y soit intégrée2 : Ariane Mnouchkine était la seule figure féminine à même d’être intégrée à notre cohorte et son engagement civique pouvait se révéler instructif3. Enfin, l’analyse de la carrière de Jacques Blanc, jeune animateur formé aux côtés de Roger Planchon, devenu programmateur dans les années 1980 après avoir accompagné les trajectoires de metteurs en scène renommés, permettait de saisir la transformation, à la fin des années 1970, du rôle de mise en lien avec le public et de consécration de l’avant-garde4.

D’autres individus ont fait l’objet d’une analyse de trajectoire poussée, sans être pour autant intégrés à notre étude quantitative et ce, en raison de leur statut spécifique. Nous avons ainsi travaillé sur la trajectoire de plusieurs dramaturges qui ont accompagné la montée en puissance de metteurs en scène d’avant-garde, en raison de leur fonction de critique dans des revues prescriptrices et d’universitaires luttant pour la reconnaissance de l’analyse scénique comme discipline légitime au sein du champ académique. Nous avons également mené une étude systématique des carrières des différents présidents du Syndicat national des Entreprises d’action cultuelle (SYNDEAC, devenu par la suite Syndicat des entreprises artistiques et culturelles) : l’analyse comparative des trajectoires des différents présidents de ce syndicat qui devenait de plus en plus puissant, non seulement au sein du champ théâtral mais également

1 Ces trois individus ont été intégrés à notre étude prosopographique ainsi qu’à l’ACM que nous avons éditée. Ils ne sont en revanche pas présents dans l’analyse en réseau présentée par la suite, en raison des périodes sur lesquelles nous avons travaillé : si Patrice Chéreau est présent dans les réseaux dès la fin des années 1960, c’est en raison de la précocité de sa carrière ; en revanche, Mnouchkine, Vincent comme Blanc restent discrets sur la scène théâtrale avant mai 1968, les intégrer à une étude diachronique des réseaux sociaux n’aurait ainsi pas été fructueuse.

2 Le caractère quasi-exclusivement masculin des individus choisis pour cette enquête pourra peut-être nous être reproché, mais les faits historiques sont têtus : en effet, à l’exception notable d’Ariane Mnouchkine, que nous avons intégrée à notre corpus, aucune femme n’émerge dans le sérail institutionnel avant les années 1990.

3 Précisons qu’Ariane Mnouchkine a refusé de signer la déclaration de Villeurbanne. Elle n’a par ailleurs jamais dirigé de lieu labellisé par l’État. Elle représentait pour ces deux raisons un contre-point intéressant dans notre enquête.

4 Le lecteur trouvera en annexe des repères biographiques permettant de situer la carrière institutionnelle et professionnelle de chacun des membres de notre cohorte.

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auprès des pouvoirs publics permettait de saisir l’importance de la position professionnelle et institutionnelle dans le processus de consécration artistique propre au secteur.

Les différents compléments ainsi apportés au corpus initial des signataires de la déclaration de Villeurbanne donnent une population qu’on peut considérer comme représentative du champ théâtral tout au long de la période qui nous intéresse : différents « métiers » et fonctions y sont représentés, la cohorte couvre plusieurs générations, des réussites contrastées et des partis-pris politiques très variés. Si certes les agents représentés sont rattachés à l’institution à un moment de leur carrière, la trajectoire déclinante de certains et la prise en compte des luttes de légitimité au sein du champ théâtral nous permettent de saisir les résistances qui s’opèrent au sein du champ face au pouvoir des agents les plus dominants. En outre, l’ouverture ponctuelle de notre cohorte à des individus situés à la lisière du champ voire hors de celui-ci nous assure de ne pas nous enfermer dans une lecture quelque peu autarcique de la production artistique.

I.3- Déterminer des critères de réussite et d’échec d’une carrière, analyser le positionnement

L’objectif de ce travail prosopographique était de comprendre, à l’aune des trajectoires comparées d’une trentaine d’individus, quels facteurs étaient à prendre en compte dans la réussite et l’échec d’une carrière au sein du champ théâtral public français, de 1945 à nos jours. Comprendre, à chaque époque, quelles dispositions, capitaux ou expériences acquises conféraient un pouvoir spécifique au sein dudit champ. Les capitaux nécessaires se sont peu à peu codifiés à travers la professionnalisation et l’institutionnalisation du secteur tandis que prévalaient, auparavant, des règles tacites, implicites que les individus incorporaient « sur le tas ». Corrélativement, les modes de consécration artistique, institutionnelle ou politique ont évolué. Il nous a ainsi fallu constituer au préalable une série de variables permettant de jauger du niveau de consécration obtenu par chacun des individus. Déterminer ces critères pose, de fait, toujours un problème ontologique : comment se détacher de la normativité de l’éthique artiste sans constituer soi-même de nouvelles normes de ce qui devrait être le signe d’une consécration ? La première nécessité consiste à déconstruire les notions, encore prégnantes dans les mondes artistiques, d’authenticité, de don ou de talent qui constitueraient les pré-requis

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nécessaires à la réussite artistique. Pierre Bourdieu1 et à sa suite Gérard Mauger2 ont bien montré que la notion d’authenticité (celle du « créateur incréé » dont parle Bourdieu3) préservait la valeur des apprentissages « sur le tas » et la croyance au talent comme « principe explicatif de la création ». Il est intéressant d’ailleurs de voir que, dans le cas qui nous intéresse, les phénomènes d’institutionnalisation comme de professionnalisation du secteur ne semblent pas avoir mis à mal cette conception. De la même manière, Manuel Schotté, dans son enquête sur les coureurs marocains4, a-t-il déconstruit la notion de « talent », montrant que celui-ci était le fruit d’une genèse sociale tenant à un ensemble de dimensions souvent extérieures aux coureurs et qui pourtant conditionnaient le déroulement et l’issue d’une carrière5. Si nous souhaitons prendre au sérieux le talent comme croyance structurante des acteurs, il reste pour autant essentiel d’objectiver les conditions de réussite et d’échec d’une carrière grâce à des critères mesurables. Il est difficile de mesurer le génie, mais on peut mesurer le degré de consécration pour parvenir à saisir les facteurs qui conditionnent justement la réussite d’une carrière sur chacune des périodes considérées.

Les critères que nous avons retenus sont d’ordre artistique, institutionnel et professionnel. Nous avons ensuite couplé les données obtenues avec des critères d’engagement social et politique, soutenant l’hypothèse que la transformation des modes de consécration au sein du champ artistique avait fortement contribué à affecter la fonction sociale assignée au théâtre.

1 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Paris, le Seuil, 1992.

2 Gérard Mauger, L’accès à la vie d’artiste, sélection et consécration artistiques, Bellecombe-en-Bauges, éd. du Croquant, 2006.

3 Pierre Bourdieu, « Mais qui a créé les créateurs ? », in Questions de Sociologie, Paris, éd. Minuit, 1980.

4 Manuel Schotté, La construction du « talent », sociologie de la domination des coureurs marocains, Paris, éd. Raisons d’agir, 2012.

5 Manuel Schotté, dans son article « Le don, le génie, le talent » (Manuel Schotté, « Le don, le génie et le talent. Critique de l'approche de Pierre-Michel Menger », Genèses, 2013/4 n° 93, p. 144-164) fait d’ailleurs une critique convaincante de la notion de talent chez Pierre-Michel Menger. Ce dernier considère que c’est la différence de talent qui, à capitaux égaux, vient faire la différence, en raison « des dynamiques d’amplification de cette petite différence initiale qui, démultipliée par les effets de la structuration en strates de l’espace artistique, se voit érigée en mécanisme déclencheur des inégalités » (Pierre-Michel Menger, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard/Seuil, 2009). Manuel Schotté démontre bien au contraire que « ce ne sont pas forcément ceux qui sont reconnus comme les plus talentueux à un moment donné qui ont, en définitive, les carrières les plus abouties ». De même, les carrières plus chaotiques, bénéficiant d’une reconnaissance posthume ou tardive, ne sont pas prises en compte dans cette vision que Manuel Schotté juge « homogénéisante » et qui récuse toute possibilité d’une histoire sociale de l’art et, dans notre cas, du théâtre.

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