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Section II – La fin du monopole de l’action publique sur le droit des pratiques

B. La possibilité pour l’autorité de concurrence de se prononcer sur les

2) L’impact de l’action privée dans l’ordonnancement de la poursuite des

43. Pallier le manque de moyens des autorités de concurrence dans la poursuite des pratiques anticoncurrentielles – Aux États-Unis, nous savons que l’exécution des lois

antitrust pèse sensiblement sur les personnes privées. En France et au Canada, ce choix n’a pas été fait. Les actions privées sont donc rares et l’exécution de la politique de concurrence dans ces pays ne pèse pas sur les particuliers et les entreprises. Le recours

590 P.-C. LAFOND, Le recours collectif, le rôle du juge et sa conception de la justice, Impact et évolution,

op.cit., note 588, p. 253.

591 Id., p. 254. 592 Id., p. 255.

593 Pour un exemple de dommages et intérêts punitifs dans le cadre d’un recours collectif : Pierre

DESCHAMPS, « La preuve en matière de recours collectif », Service de la formation permanente, Barreau du Québec, Développements récents en recours collectifs (1999), vol. 115, Éd. Yvon Blais, p. 198.

594 Id., p. 132. 595 Id., p. 134.

privé a pour incidence d’en faire des enforcers du droit des pratiques anticoncurrentielles, mais leur rôle restera marginal. Aux États-Unis, les autorités de concurrence n’ont pas les moyens de poursuivre l’intégralité des pratiques, et, dans l’absolu, il en va de même en France et au Canada. Les moyens matériels et financiers des autorités de concurrence étant par principe limités597, il est raisonnable de

considérer que l’État doit se décharger d’une partie du coût des investigations sur le secteur privé598. Dans cet objectif, les États-Unis ont créé le concept de private attorney general ou procureur privé599. Toutefois, cela n’est possible que si la procédure civile

est favorable à ce « transfert de compétence ». Aux États-Unis, la class action et les dommages et intérêts triplés ne sont pas les seuls responsables du dynamisme des actions privées. L’accessibilité à la justice des victimes est la première question à se poser avant de faire du private enforcement, l’outil d’une poursuite privée aidant les autorités publiques. Selon des auteurs, la logique française de pénalisation de l’économie serait un aveu d’un déficit d’accès à la justice600.

Dans ces conditions, les victimes de pratiques anticoncurrentielles peuvent jouer un rôle plein et entier en parallèle des autorités de concurrence. Ce rôle est cependant limité aux actions subséquentes. En effet, la France et le Canada adoptent des positions légales qui favorisent les actions subséquentes, c’est-à-dire faisant suite à une condamnation de la part de l’autorité de concurrence.

44. Privilégier l’action subséquente – L’action subséquente a l’avantage d’apporter de la

crédibilité au recours privé601 en se fondant sur une décision de l’autorité de la

concurrence. En France, avant l’adoption de l’action groupe, de telles décisions se

597 Hans SMIT, « La procédure civile comme instrument de réforme sociale », (1976) 28 R.I.D.C. 455. 598 R. B. STEVENSON, op.cit., note 382, p. 782-783.

599 Id., p. 784 ; Pamela S. KARLAN, « Disarming The Private Attorney General », (2003) 19/8 University

of Illinois Law Review 183-210 ; Olantunde C.A. JOHNSON, « Beyond The Private Attorney General :

Equality Directive in American Law », (2012) 87/5 New York University Law Review 1339-1413 ; David FREEMAN ENGSTROM, « Harnessing The Private Attorney General : Evidence From Qui Tam Litigation », (2012) 112/6 Columbia Law Review 1244-1325.

600 Stéphane BONIFASSI et Stephen DREYFUSS, « Judiciarisation à l’américaine et/ou pénalisation à la

française : sortir de l’équivoque », dans la Gazette du Palais, 7 novembre 2002, n° 311, L’extenso.fr, GP20021107001. Par comparaison, la Cour suprême des États-Unis a considéré que des frais d’enregistrement d’un assignation de 60 dollars étaient contraire au principe du due process pour un indigent v. H. SMIT, op.cit., note 597, p. 452 ; v. aussi dans ce sens, Frédérique FERRAND, « Action de groupe : l’outil du droit comparé », R.L.D.C. 2006/11, n° 32, p. 66.

601 En effet, il y a là un des effets de l’interaction entre le public enforcement et le private enforcement, v.

Wouter WILS, « The Relationship Between Public Antitrust Enforcement and Private Actions for Damages », Concurrences 2009/4, n° 34956.

153 fondant sur la décision de l’Autorité de la concurrence étaient sanctionnées602.

Désormais, l’action de groupe en droit de la concurrence prévoit expressément l’obligation d’agir subséquemment à une décision des autorités de concurrence et cette décision prouve la faute de manière irréfragable603.

La victime bénéficie de la décision de l’autorité de concurrence pour faire valoir ses droits subjectifs. Le recours privé de la L.c. canadienne et les dispositions sur l’action de groupe du code de la consommation français disposent à ce titre :

Article 36(2), L.c. :

« Dans toute action intentée contre une personne en vertu du paragraphe (1), les procès- verbaux relatifs aux procédures engagées devant tout tribunal qui a déclaré cette personne coupable d’une infraction visée à la partie VI ou l’a déclarée coupable du défaut d’obtempérer à une ordonnance rendue en vertu de la présente loi par le Tribunal ou par un autre tribunal, ou qui l’a punie pour ce défaut, constituent, sauf preuve contraire, la preuve que la personne contre laquelle l’action est intentée a eu un comportement allant à l’encontre d’une disposition de la partie VI ou n’a pas obtempéré à une ordonnance rendue en vertu de la présente loi par le Tribunal ou par un autre tribunal, selon le cas, et toute preuve fournie lors de ces procédures quant à l’effet de ces actes ou omissions sur la personne qui intente l’action constitue une preuve de cet effet dans l’action » [Nous soulignons].

Article L. 423-17, C. conso. :

« Lorsque les manquements reprochés au professionnel portent sur le respect des règles définies au titre II du livre IV du code de commerce ou des articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, la responsabilité du professionnel ne peut être prononcée dans le cadre de l'action mentionnée à l'article L. 423-1 que sur le fondement d'une décision prononcée à l'encontre du professionnel par les autorités ou juridictions nationales ou de l'Union européenne compétentes, qui constate les manquements et qui n'est plus susceptible de recours pour la partie relative à l'établissement des manquements. Dans ces cas, les manquements du professionnel sont réputés établis de manière irréfragable pour l'application de l'article L. 423-3 » [Nous soulignons].

En droit canadien, il s’agit d’un système de preuve prima facie qui permet de bénéficier du dossier du Bureau de la concurrence pour étayer l’action privée subséquente de la victime. De la sorte, elle est incitée à agir après l’action publique. Dans cette situation, l’action privée ne sera pas une source d’économie, au contraire, elle incite au doublement des instances. De plus, comme « tout tribunal » qui se prononce sur une pratique relevant de la partie VI de la Loi ou rend une ordonnance sur

602 T. com. Paris, 13 mars 2008, RG n° 2006008432, SARL Turbo Europe c/ SA Automobiles Peugeot, SA

Automobiles Citroën et SAS Renault, obs. B.C., « De la déférence d’une juridiction à l’égard des

décisions du Conseil de la concurrence », RLC 2008/17, p. 116-117.

le fondement la L.c. vaut preuve prima facie, on peut imaginer qu’une action privée en suive une autre. Par exemple, une action privée ontarienne, peut inspirer une action subséquente en Alberta ou au Québec sur la base de la décision ontarienne. Les parties à l’action subséquente pourront utiliser le dossier de la première action pour appuyer leur poursuite604. En droit français, le doublement des instances est une contrainte

légale. Il n’y a pas d’option. Soit la victime agit seule, en dehors d’une action de groupe, soit elle agit en parallèle de l’action de l’Autorité de la concurrence ou de la Commission européenne. Mais dans ce cas elle ne bénéficie pas de la décision de l’Autorité de la concurrence ou de la Commission. Si elle veut bénéficier de la décision de l’autorité, elle devra agir dans le cadre d’une action de groupe.

L’action subséquente n’est pas mauvaise en soi, bien au contraire. Elle facilite la preuve. Cependant, la solution française consistant à attendre que la décision soit définitive compromet l’attractivité de l’action de groupe en matière de pratiques anticoncurrentielles. En effet, les délais seront particulièrement longs. Le modèle canadien préfère, de son côté, inciter à l’action subséquente en facilitant l’action des victimes plutôt que la contraindre.

604 Y. BÉRIAULT et al., op.cit., note 539, p. 101 : « La preuve introduite dans l’instance criminelle sur

les effets qu’à eu le comportement reproché sur le demandeur fait preuve de ces effets dans l’instance civile ».

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Conclusion du chapitre II

La réalisation du droit à l’action privée entraine une véritable mutation de l’environnement juridictionnel de la concurrence. La collectivisation du recours privé est un mouvement en marche qui commence à faire ses preuves au Canada. La France devra éprouver son système d’action de groupe avant de prétendre changer la situation des victimes de pratiques anticoncurrentielles, comme elle l’a fait pour les actions en représentation d’un intérêt collectif. Le recours collectif québécois et l’expérience de la collectivisation du recours privé canadien donnent des signes encourageant pour la victime d’une pratique anticoncurrentielle en France. Ils démontrent que la réparation collective des préjudices individuels par un élargissement des titulaires du droit d’action est possible dans un environnement civiliste, loin des excès de la procédure américaine. Il est toutefois regrettable que les avocats ne soient pas vus en France comme les porte- étendards de l’action de groupe. Leur déontologie permet de se prémunir contre les dérives américaines. Il est à craindre dans ce contexte une limitation du nombre des actions de groupe en fonction des choix de l’association de consommateurs qui sera elle-même soumise aux poursuites de l’Autorité de la concurrence, puisqu’elle n’a pas les moyens de poursuivre toutes les pratiques anticoncurrentielles. La fonction palliative que pourrait remplir la victime dans l’ordre concurrentiel serait ainsi compromise.

Au Canada, la collectivisation a permis d’indemniser les victimes d’une meilleure façon que par la voie individuelle. Le caractère ouvert de cette action permet tant aux entreprises qu’aux consommateurs de se faire représenter dans un groupe de victime de pratiques anticoncurrentielles. Au Québec, les PME ont cette possibilité si leur effectif ne dépasse pas 50 salariés. Il demeure que le Canada doit prendre garde aux groupes constitués à la fois de consommateurs et d’entreprises. Le critère de la représentation adéquate peut être discutable si le représentant des PME est un consommateur.

Les questions de compétence juridictionnelle sont essentielles à la réalisation du droit à l’action privée. Elles peuvent limiter indûment l’accès des victimes à leur juge. De toute évidence, la compétence matérielle de juridictions spécialisées, soit dans le domaine économique, soit dans le domaine du recours collectif, est une nécessité pour l’effectivité de l’action privée en raison de sa spécificité dans un contentieux par nature

technique. La compétence territoriale de ces tribunaux spécialisés doit désigner le lieux de résidence du représentant des victimes dans le cadre d’un recours collectif et le lieu de résidence de la victime dans l’hypothèse d’une action solitaire pour assurer une protection de la partie faible comme c’est le cas en droit de la consommation français.

De même, la mutation du contentieux concurrentiel exige de conjuguer effectivement le contentieux devant l’autorité de concurrence et celui devant le juge naturel de l’action privée. L’attraction de l’un sur l’autre n’est pas négative en soi, il favorise la preuve et la détection des pratiques anticoncurrentielles. Néanmoins, il appert que la solution des actions subséquentes pour favoriser l’action privée peut être inefficace si elle ne propose pas une option à la victime mais lui impose de se servir de la décision de l’autorité de concurrence.

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Conclusion du Titre I

Parler d’un « droit à » l’action privée nécessite d’insister sur ce que recouvre ce droit. Par la reconnaissance d’un véritable droit à l’action privée nous avons cherché à démontrer que ce droit est connu et qu’il existe. Cependant, comme le démontre le droit canadien, sa simple existence ne suffit pas à son effectivité, il faut donc le reconnaître véritablement. L’état du droit positif en France et au Canada pouvait laisser penser que le recours privé en droit des pratiques anticoncurrentielles avait un caractère factice. En effet, il est actuellement trop difficile de le mettre en œuvre pour considérer qu’il est réellement effectif.

De la sorte, il convenait de reconnaître un droit à l’action privée. Pour ce faire, encore fallait-il le délimiter pour savoir dans quel domaine il s’exerce. En ce sens, nous avons proposé une définition à la fois collective et consumériste du droit à l’action privée. Il s’agissait d’une étape indispensable pour évaluer son champ de compétence et donc l’impact de la reconnaissance de ce droit sur l’ordre concurrentiel établi.

L’ordre actuel protège l’intérêt général à travers le marché. La reconnaissance d’une action privée effective suppose que le droit des pratiques anticoncurrentielles protège des intérêts privés. On passe donc de la protection de l’intérêt général à la protection de l’intérêt privé révélant une facette sociale du droit de la concurrence. La comparaison avec le droit pénal français nous a permis de réfléchir sur la place que pouvait jouer l’action privée dans le contentieux objectif du droit de la concurrence. Nous avons identifié deux conséquences principales à cette évolution du contentieux.

D’abord, la collectivisation du contentieux privé. Elle apparaît comme la solution première à l’ineffectivité de l’action privée concurrentielle pour les consommateurs et les entreprises. Nous avons démontré que le rôle social du recours collectif donne vie à un objectif du même ordre en droit de la concurrence, lequel fonde la légitimité et la place de la victime au sein de l’ordre concurrentiel.

Ensuite, la seconde conséquence est une perte de monopole des autorités de concurrence sur le droit des pratiques anticoncurrentielles. La reconnaissance de cette

place des victimes dans le droit objectif de la concurrence fait tomber le monopole de l’action publique en droit de la concurrence. Même s’il existe certains moyens de concilier les deux actions, il demeure certaines tensions. En réalité, ces tensions apparaissent quand on évoque la possibilité de faire jouer à l’autorité de concurrence un rôle indemnisateur du préjudice concurrentiel de la victime. Ce rôle n’est pas reconnu de lege lata. Les droits canadien et français ont une aptitude plus ou moins prononcée à accepter l’accès privé à leur autorité de concurrence. Cependant, sauf intervention du législateur, la capacité d’octroyer des dommages et intérêts apparaît excessive en France et irréaliste au Canada. De toute évidence, la collectivisation du contentieux privé pour obtenir la réparation du préjudice concurrentiel, à défaut de pouvoir la réclamer à l’autorité de concurrence, est de nature à créer une mise en œuvre duale et dialogique du droit des pratiques anticoncurrentielles, à la fois publique et privée, sans pour autant évincer la compétence historique des autorités de concurrence canadienne et française. Toutefois, l’action privée ne pourra jouer un rôle réel en parallèle de l’action publique que si le législateur supprime les entraves qui nuisent à l’exercice du droit à réparation des victimes dans l’exercice de cette action.

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