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Section I – La collectivisation du droit à l’action privée concurrentielle : une

A. L’action collective canadienne en droit de la concurrence

17. Analyse textuelle de l’article 36 - Le 1er janvier 1976, entrait en vigueur l’article 31 de

la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions369. Pour la première fois, le droit de la

concurrence canadien se dotait d’une action privée permettant à toute personne ayant subi un préjudice du fait d’une violation d’une partie de la réglementation sur la

367 Cette division est proposée dans M. CAPPELLETTI (dir.), op.cit., note 365. 368 Supra, p. 55 et s.

89 concurrence ou d’une ordonnance prise dans le cadre de la Loi de demander réparation des pertes et préjudices subis. En ce sens, il permettait ce que la Section 4 du Clayton Act américain prévoyait. Cependant, il existe certaines différences avec le fameux recours américain permettant l’octroi de dommages et intérêts triples. Une rapide analyse littérale des termes des deux textes sera un préalable indispensable à la compréhension du système canadien par le lecteur ; elle suivra une reproduction des textes.

L’article 36 (ancien article 31) de la L.c. canadienne dispose : « 36. (1) Toute personne qui a subi une perte ou des dommages par suite :

a) soit d’un comportement allant à l’encontre d’une disposition de la partie VI; b) soit du défaut d’une personne d’obtempérer à une ordonnance rendue par le

Tribunal ou un autre tribunal en vertu de la présente loi,

peut, devant tout tribunal compétent, réclamer et recouvrer de la personne qui a eu un tel comportement ou n’a pas obtempéré à l’ordonnance une somme égale au montant de la perte ou des dommages qu’elle est reconnue avoir subis, ainsi que toute somme supplémentaire que le tribunal peut fixer et qui n’excède pas le coût total, pour elle, de toute enquête relativement à l’affaire et des procédures engagées en vertu du présent article ».

La Section 4 du Clayton Act370, dispose :

« Any person who shall be injured in his business or property by reason of anything forbidden in the antitrust laws may sue therefor in any district court of the United States in the district in which the defendant resides or is found or has an agent, without respect to the amount in controversy, and shall recover threefold the damages by him sustained, and the cost of suit, including a reasonable attorney's fee ».

Les différences notables concernent les personnes dépositaires du droit d’action privé et le montant de l’indemnité. La Loi canadienne réserve l’action à toute personne pouvant se prévaloir d’un préjudice ou d’une perte alors que le droit américain exige une atteinte aux biens ou à l’entreprise. En revanche, le droit canadien retient une réparation égale au préjudice ; en termes de droit civil, on parlerait d’une réparation intégrale, alors que le Clayton Act prévoit les fameux treble damages, c’est-à-dire la possibilité de demander trois fois les dommages et intérêts compensatoires371.

La réforme du droit canadien de la concurrence s’est faite en deux étapes, une en 1976 et une autre en 1986. Pourtant, lors de la réforme de 1986, aucune modification à la L.c. concernant le recours privé n’est intervenue. L’état actuel du droit à réparation

370 15 U.S.C. §§ 12–27, 29 U.S.C. §§ 52–53.

371 Serge BOURQUE (dir.), La nouvelle loi sur la concurrence, Cowansville, Éd. Yvon Blais, 1989, p.

prévu par la L.c. est très inférieur aux objectifs que s’était fixé le gouvernement canadien dans les années 1970. En effet, à cette époque, des études sur l’action collective en droit de la concurrence avaient été commandées par le gouvernement, comme par exemple le Rapport Williams. En mars 1977, furent publiées des Propositions pour une nouvelle politique de concurrence pour le Canada372. Dans ce

rapport, il est rappelé que la première étape de la réforme de 1976 « a introduit un droit civil de poursuite en dommages-intérêts à l’intention des victimes d’une infraction à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions. [...] Cependant, des poursuites de ce genre ne seraient vraisemblablement intentées à titre individuel que lorsque de grosses sommes sont en jeu [...]. Aussi les Ministres qui se sont succédés au portefeuille de la consommation se sont-ils publiquement déclarés en faveur de l’introduction d’une procédure de groupe qui permettrait aux consommateurs, notamment, de chercher à obtenir collectivement et économiquement un dédommagement pour les préjudices subis par suite d’infractions à la loi »373. L’objectif était là encore social puisqu’il était

sujet de la protection des victimes économiquement faibles374.

Ces projets, emportés par les changements de gouvernements, n’ont pas vu le jour. Depuis cette époque, les provinces canadiennes se sont toutes dotées d’un système de recours collectif général et non spécifique au droit de la concurrence375. Une telle

modification du droit provincial a permis l’intégration des valeurs du recours collectif au recours privé en droit de la concurrence. À titre d’exemple, on peut citer l’arrêt Chadha de la Cour d’appel de l’Ontario376 qui reconnaît dans la lignée de l’arrêt Dutton,

mais dans une affaire de concurrence, que le recours collectif poursuit trois objectifs :

« [17] Three important objects have been identified as underlying the Act: (1) judicial economy, (2) improved access to the courts for those whose actions might not otherwise be asserted, and (3) modification of behaviour of actual or potential wrongdoers who might otherwise be tempted to ignore public obligations ».

372 CANADA, MINISTÈRE DE LA CONSOMMATION ET DES CORPORATIONS, Propositions pour

une nouvelle politique de concurrence pour le Canada, Deuxième étape, Modification à la loi relative aux enquêtes sur les coalitions, Ottawa, Ministre des approvisionnement et services Canada, mars 1977.

373 Nos italiques. Id., p. 71. 374 V. supra, note 172.

375 Le Québec fut la première province a adopté le recours collectif, v. Loi sur le recours collectif, LRQ, c

R-2.1, codifiée aux articles 999 et s. du Code de procédure civile du Québec. L’Ontario et la Colombie- Britannique ont ensuite suivi mais ce n’est qu’en 2002 que la Saskatchewan, Terre-Neuve, le Manitoba, l’Alberta et la Cour fédérale du Canada ont adopté des législations similaires.

91 La Cour procède à cette analyse pour vérifier si sur le fondement de ces trois objectifs le groupe peut être certifié.

La jurisprudence québécoise suit la même voie puisqu’il est souvent rappelé par les juges que le recours collectif a une vocation sociale. Dans l’affaire du complot de l’essence, des recours collectifs ont été introduits au Québec. Ils ont donné lieu à deux décisions d’autorisation, le dossier Jacques377 en novembre 2009 et le dossier Thouin378 en septembre 2012. Dans ces deux affaires, il s’agissait d’obtenir la réparation des victimes d’un complot ayant touché les stations-services de plusieurs villes du Québec, comme Victoria Ville, Thetford Mines, Sherbrooke ou Québec. Les stations-services concurrentes s’étaient concertées pour augmenter les prix à la pompe. Les groupes se constituaient des automobilistes ayant consommé de l’essence dans ces régions à au moins une reprise. Dans ces deux décisions d’autorisation du recours collectif, l’Honorable Juge Bélanger, qui a statué dans ces deux dossiers, rappelait l’objectif social du recours collectif. Par exemple, le Juge Bélanger constate que le groupe est mal défini dans l’affaire Jacques. Pourtant, il conclut que « les fins de la justice ne seraient pas bien servies si le Tribunal rejetait le présent recours »379 sur ce fondement. Il

réaffirme ensuite que la loi québécoise impose des « objectifs, lesquels sont d’offrir un accès plus large à la justice, d’économiser les ressources judiciaires et d’inciter les contrevenants à modifier des comportements illégaux »380. Cela confirme les analyses

précédentes ainsi que la jurisprudence Ontarienne sur la question.

En conséquence, à travers le recours collectif, le recours privé fondé sur la L.c. peut être qualifié de recours à portée sociale. Ce qui n’est pas incompatible avec l’article 1.1 de la L.c. Celui-ci dispose :

«La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, d’améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, de même que dans le but d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits » [Nous soulignons].

377 Jacques c. Petro Canada, (2009) CanLII 5603 (Qc CS) [ci-après le dossier Jacques].

378 Association pour la protection automobile et Daniel Thouin c. Ultramar ltée, (2012) REJB (CS Qc)

EYB 2012-210957 [ci-après le dossier Thouin].

379 Dossier Jacques, op.cit., note 377, au par. 79. 380 Id., au par. 142.

Les deux derniers objectifs de la L.c. semblent traduire des objectifs sociaux du droit de la concurrence canadien381.La question se pose de savoir si le recours privé de

l’article 36 L.c. peut contribuer à ces objectifs, notamment avec la collectivisation du recours privé ? L’étude du recours collectif au Canada atteste bien qu’un rôle social est imputable à celui-ci comme le démontre la jurisprudence. Le recours privé n’est pas en reste. Il apparaît difficile de ne pas croire qu’il joue un objectif social dans le droit de la concurrence. Comme le recours collectif, on lui prête la vertu de participer à la discipline des comportements, de favoriser l’accès des victimes de pratiques anticoncurrentielles aux tribunaux et de contribuer à une meilleure allocation des ressources publiques en permettant aux autorités régulatrices de concentrer leurs efforts sur les pratiques les plus graves. La victime joue ainsi le rôle de « procureur privé » comme dans les actions collectives en défense des consommateurs382. À ce titre, il n’y a

rien de surprenant dans la conjugaison du private enforcement avec le recours collectif. Le dernier assurant les mêmes fins que le premier, celui-ci lui donne un moyen d’expression procédural plus fort que le recours de droit commun en réparation. En ce sens, les statistiques attestent d’une augmentation des recours collectifs en matière de concurrence et de protection du consommateur depuis les années 2000 au Canada.

18. Statistiques canadiennes sur le recours collectif – Le Barreau du Canada tient une

Base de données canadienne sur les recours collectifs383. Celle-ci a une portée restreinte

dans la mesure où les recours collectifs n’y sont inscrits que depuis le 1er janvier 2007.

Autre difficulté, les recours collectifs ne sont pas indiqués automatiquement par les avocats en charge des dossiers. Cela est soumis à leur libre volonté. Le caractère exhaustif de cette base de données n’est donc pas défendable. Toutefois, une recherche

381 Pour rappel sur ce sujet, v. Karounga DIAWARA, « L’intégration des objectifs économiques et

sociaux dans l’appréciation de l’exception d’efficience », (2012) 53 C. de D. 257-302. La question fait débat que se soit en Amérique du Nord ou en Europe, v. Laëtitia DRIGUEZ, Droit social et droit de la

concurrence, Préf. L. IDOT, Thèse, Bruylant, 2006 ; Eleanor M. FOX, “The Efficiency Paradox”, in

Robert PITOFSKY (ed.), How the Chicago School Overshot the Mark: The Effect of Conservative

Economic Analysis on U.S. Antitrust, New-York, Oxford University Press, p. 90 to 97 ; OCDE, « Les

objectifs du droit et de la politique de concurrence », (2003) 5-1 Revue sur le droit et la politique de

concurrence 8-30 ; Catherine PRIETO, « L’Europe et le droit de la concurrence : Des malentendus aux

mérites reconnus », JCP G 12.I.132 ; Antoine PIROVANO, « Droit de la concurrence et progrès social après la loi NRE du 15 mai 2001 », D. 2002.62 ; Lionel ZEVOUNOU, Le concept de concurrence en

droit, Thèse, Université Paris-Ouest Nanterre, 8 décembre 2010 ; Neil AVERITT, Robert LANDE et Paul

NIHOUL, « ”Consumer choice” is where we are all going - so let’s go together », Concurrences n° 2- 2011, art. n° 35606.

382 Serge GUINCHARD, « Grandeur et décadence de la notion d’intérêt général », op. cit., note 211, p.

152, au par. 26 ; Russel B. STEVENSON, « Le « procureur général privé » dans le droit des sociétés des Etats-Unis », (1978) 30/3 R.I.D.C. 779.

93 sur le site permet d’indiquer une tendance. Nous ne cherchons pas ici à faire une étude statistique précise mais simplement à déceler si les recours collectifs en lien avec la concurrence se multiplient. En cherchant le nombre de recours collectifs entre 2000 et 2012, toutes les provinces du Canada confondues, on obtient un résultat de 91 recours collectifs en lien avec la concurrence dont l’évolution dans le temps correspond au graphique ci-dessous384 :

La courbe indique une tendance claire à l’augmentation du nombre de recours collectifs depuis 2000. Cependant, pour la période de référencement annoncée par l’Association du Barreau Canadien, soit à partir de 2007, la tendance est à la baisse avec une reprise en 2012. Il est intéressant de constater que durant cette période, les provinces canadiennes se sont toutes dotées d’un recours collectif ; même la Cour fédérale l’a adopté. La théorie selon laquelle le recours collectif favoriserait les recours privés en matière de concurrence paraît donc plausible385. La portée sociale de

l’accessibilité aux tribunaux s’applique ainsi au droit de la concurrence.

Nous avons cherché à comparer ces chiffres avec le Registre des recours collectifs au Québec. En effet, l’article 1050.2 du C.p.c.Q exige la tenue d’un registre. Depuis le 1er janvier 2009, la Cour supérieure tient ce registre. Pour les domaines de la

concurrence uniquement ou de la concurrence et de la protection des consommateurs

384 Le graphique a été réalisé par l’auteur à partir des résultats empiriques disponibles sur le site Internet

de l’Association du Barreau Canadien.

385 Sur cette opinion, v. par ex. Antoine GARAPON et Ioannis PAPADOPOULOS, Juger en Amérique et

réunis, nous obtenons un résultat de 26 recours collectifs en lien avec notre domaine d’étude dont l’évolution dans le temps correspond au graphique ci-dessous386.

La tendance enregistrée indique une hausse. La baisse de 2010 et 2011 qui se manifeste à l’échelle du Canada se retrouve également dans la province du Québec. L’étude de ces statistiques confirme l’impression générale des observateurs de la matière : il y a bien une tendance à l’augmentation des recours collectifs en lien avec la concurrence au Canada depuis les années 2000. L’observation d’un phénomène de collectivisation du contentieux concurrentiel démontre que les victimes de pratiques anticoncurrentielles peuvent agir plus facilement en justice. Cependant, il s’agit d’une tendance quantitative et non qualitative. La justice est-elle mieux rendue aux requérants ? Il est difficile de le savoir, d’autant que les recours collectifs recensés n’en sont qu’à l’étape de l’autorisation pour les plus récents. Une étude plus précise du contenu des décisions permettrait de faire le point sur la qualité de la justice rendue. Notons simplement à ce stade qu’une rapide étude empirique vérifie l’hypothèse d’une augmentation des recours privés en droit de la concurrence canadien, lesquels bénéficient du recours collectif, ce qui permet selon nous une imprégnation des valeurs du recours collectif dans l’action privée et se faisant dans le droit de la concurrence.

La France s’inscrit aussi dans cette tendance à l’ouverture des prétoires aux victimes de pratiques anticoncurrentielles depuis l’adoption, en 2014, d’une action de groupe en droit de la consommation avec des dispositions spéciales pour les actions

386 Comme pour le graphique concernant le Canada, l’auteur a réalisé ce graphique à partir des résultats

mis en ligne par la Cour supérieure du Québec, [en ligne] : <http://services.justice.gouv.qc.ca/dgsj/rrc/Accueil/Accueil.aspx>.

95 privées. Il conviendra d’observer dans les prochaines années si l’évolution suit celle constatée au Canada.

B. La défense de l’intérêt individuel des consommateurs victimes de pratiques