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L’IMFL et la légitimation expérimentale des idées de Wehrlé et Dedebantet Dedebant

Entre théorie et pratique. La théorie de la turbulence

3.2 La Commission de la Turbulence Atmosphérique (1935-1940)

3.3.4 L’IMFL et la légitimation expérimentale des idées de Wehrlé et Dedebantet Dedebant

Au sein de cette école française de Wehrlé et Dedebant, Kampé de Fériet as-suma un rôle marginal en ce qui concerne le développement mathématique de leurs idées. Cependant ses travaux expérimentaux effectués avec l’équipe à l’IMFL jouent un rôle fondamental dans la légitimation des idées des deux polytechni-ciens et donc dans le contexte du rapprochement de la théorie à la pratique dans le domaine de la mécanique des fluides. De plus, c’est ce mathématicien qui se charge de faire connaître les idées de cette école à l’étranger et d’enrichir les échanges avec les spécialistes d’autres nations, notamment les États-Unis. Dans ce cadre, nous montrerons deux cas où se manifeste son rôle en tant qu’expérimentateur de l’équipe IMFL dans la légitimation des idées théoriques de Wehrlé et Dedebant. Le premier cas se trouve dans sa communicationSome Recent Researches on Tur-bulence lors de l’ICAM de Cambridge 1938 (USA) et le deuxième dans un travail

expérimental effectué à l’IMFL en collaboration avec Martinot-Lagarde et Rollin,

Étude sur l’utilisation des anémomètres dans un courant d’air(1939). Some Recent Researches on Turbulence, ICAM 1938 :

En 1938, Kampé de Fériet fut envoyé pour la première fois aux États-Unis par le ministère de l’Éducation Nationale et l’ONM afin de présenter ses recherches à la communauté scientifique américaine. Dans ce contexte, il visita les laboratoires d’aéronautique du National Bureau of Standards de l’Université Stanford, le Wea-ther Bureau of the United States (appelé aujourd’hui National WeaWea-ther Service), les laboratoires d’aérologie de l’Université du Michigan, les laboratoires du NACA, le département d’aéronautique du Massachusetts Institute of Technology et d’autres institutions et usines appartenant au monde de l’aéronautique américaine. Sur l’invitation de von Kármán, il participa aux conférences sur la turbulence au Cali-fornian Insitute of Technology (Pasadena), à l’Institute of Aeronautical Sciences (Los Angeles), et à Cambridge lors de l’ICAM organisé par l’Université de Harvard et le Massachusetts Institute of Technology à Cambridge pendant les journées du 12 au 16 septembre 1938. A cette occasion, Von Kármán avait organisé un symposium sur la turbulence et avait demandé à Taylor, Prandtl et Kampé de Fériet de faire un exposé synthétique sur l’état des travaux sur ce sujet dans leur pays respectifs53.

Ainsi, sous l’invitation de Von Kármán, Kampé de Fériet présente les résultats qu’il avait obtenu dans le cadre des son activité de recherche en collaboration

53. Projet de voyage en Amérique de M. Kampé de Fériet, 1938, [Archives de l’ONERA Lille, Fonds Kampé de Fériet].

avec Wehrlé et Dedebant. Sa communication,Some Recent Researches on Turbulence

[Kampé de Fériet 1939b], est divisée en deux parties, l’une théorique et l’autre ex-périmentale. Dans la première partie, il donne un aperçu des résultats théoriques de Wehrlé et Dedebant, appuyant sur la définition de dérivée aléatoire de Slutsky et de courbe de fréquence. Là, il explique que les résultats qu’ils obtiennent sont les mêmes -avec un arrière-plan différent- que ceux que Taylor avait achevés en 1921 et en 1935. Dans la deuxième partie, il montre que ces résultats sont en conformité avec les mesures expérimentales effectuées dans les souffleries horizon-tale et verticale de l’IMFL. Ces résultats sont obtenus grâce l’étude de la structure de la turbulence de Wehrlé et Dedebant par la cinématographie de bulles de savon. Cette deuxième partie mérite d’être détaillée, car elle montre un exemple de la manière dont l’IMFL s’engage pour vérifier des théories mathématiques, théories qui comme nous l’avons vu dans les sous-sections précédentes sont loin d’être empiriques.

Afin de vérifier ces résultats, un son collaborateur de Kampé de Fériet, l’ingé-nieur Pierre Dupuis, avaient mis en place un système pour étudier la structure de la turbulence par la cinématographie de bulles de savon. Il s’agit d’une méthode de visualisation des trajectoires alternative à l’émission de filets des fumées de tabac54. Toutes les mesures étaient effectuées dans la soufflerie horizontale et verticale de l’IMFL. Dans le détail, les bulles de savon étaient produites à un point

E du courant d’air produit par la soufflerie et se dirigeaient vers un plan B, posé à

une distance x du point E et perpendiculaire à l’axe de la soufflerie. Derrière ce plan, une camera C enregistrait la position de la bulle de savon à l’instant où elle traversait le plan [Figure3.2]. Le film obtenu est alors projeté sur une table de classification avec 2500 compartiments : à chaque instant où la camera enregistrait la position de la bulle, son image était projetée sur l’un de ces compartiments, et une petite bulle la représentant était alors insérée dans ce compartiment. Ainsi, chaque compartiment contenait un certain nombre de bulles et la somme de ces nombres allait à constituer une expérience statistique (statistical cloud) portant

normalement sur un total de 10000 bulles. Sur ce cloud, l’équipe IMFL mesurait la dispersion σ en trouvant que σ2 varie linéairement avec la distance x, ce qui est en accord avec les mesures sur l’émission des filets de fumée effectuées par Lewis F. Richardson pour vérifier les résultats théoriques de Taylor concernant la loi de diffusion d’une particule en mouvement turbulent [Taylor 1922]. De plus,

54. Le rapport technique détaillé,Étude de la structure de la turbulence par cinématographie de bulles de savon (1937) se trouve dans les Archives de l’ONERA Lille.

Figure3.2 – Méthode de cinématographie de bulles de savon.

Martinot-Lagarde avait montré la validité de la formule empirique :

σ2= 2V′2

U0L(x− αL)

où U0est la vitesse moyenne du courant d’air, V′2la dispersion de la fluctuation de la vitesse, L la longueur caractéristique correspondant à l’échelle de la turbulence considérée, et α un coefficient qui prend en compte la fonction de corrélation de la vitesse V entre deux points voisins x et x + h ([Figure3.3] ). A leur tour, Wehrlé et Dedebant avait démontré que la formule de Martinot-Lagarde pouvait être dérivée de leur théorie en posant :

X(x) ˙X(x) = 1 2

d dxX(x)

2

Un deuxième résultat expérimental prouvant la validité de la théorie de Wehrlé et Dedebant concerne les courbes de fréquence. C’est là que Kampé de Fériet prend part activement à l’ensemble des travaux en équipe visant à légitimer les idées théoriques de Wehrlé et Dedebant. Dans ce contexte, il avait collaboré avec Dede-bant et un de leurs collaborateurs, Roulleau, pour tirer une méthode pour obtenir la courbe de fréquence F(ξ/P) d’une fonction aléatoire quelconque X(x) dont la dé-rivée aléatoire correspond à la vitesse du fluide turbulent. En outre, cette méthode

pouvait être appliquée à un instrument de mesure quelconque (anémomètres, ther-momètres, instruments optiques etc.. ). Plus précisément, cette méthode consistait à enregistrer le déplacement des "taches" de lumière (représentant le mouvement turbulent), à travers leur impression sur une plaque photographique durant un convenable intervalle de temps dépendant de l’échelle de la turbulence considérée. Conséquemment, la plaque photographique obtenue présentait des noircissements d’une intensité variable, lesquels permettent de dresser la courbe des fréquences des quantités mesurées [Figure3.4]. Kampé de Fériet présenta ce type de recherche dans un contexte international où la théorie statistique de la turbulence étant l’une des thématiques les plus traitées à l’époque. Plusieurs spécialistes de la mé-canique des fluides, appartenant à différents milieux scientifiques, furent présents à l’ICAM de Cambridge, parmi lesquels nous pouvons mentionner le mathéma-ticien Norbert Wiener,The use of Statistical Theory in the study of turbulence, le

physicien Taylor,Some recent developments in the study of turbulence, le pionnier

de l’aérodynamique PrandtlBeitrag Zum Turbulenz, l’ingénieur civil Eric Reissner Note on the statistical theory of turbulence, Anton Adam Kalinske Application of statistical theory of turbulence to hydraulics problems.

La légitimation du concept d’échelle de Wehrlé et Dedebant.

Un autre travail expérimental de l’IMFL destiné à vérifier des résultats théo-riques de Wehrlé et Dedebant fut publié par Kampé de Fériet, Martinot-Lagarde et Rollin dans la revueLes Publications Scientifiques du Ministère de l’Air en 1939.

Cette étude permettait de légitimer le concept d’échelle introduit par l’école française dans le but d’étendre celui de Taylor au cas de l’atmosphère. En admet-tant que la notion d’échelle a une valeur expérimentale imporadmet-tante au sein des techniques de l’emploi des anémomètres, ils déclarent :

La notion d’échelle comporte des conséquences pratiques impor-tantes pour les méthodes expérimentales de la Mécanique des l’Atmo-sphère : un appareil de mesure quelconque ne reproduit correctement les variations de la grandeur mesurée que si leur durée dépasse un cer-tain seuil ; de ce fait même, la description qu’il fournit du phénomène étudié correspond à une certaine échelle dans le temps ; il en résulte aussi une certaine échelle dans l’espace, car la durée du passage des particules au point où se trouve l’instrument de mesure dépend de la dimension des particules" [Kampé de Fériet et. al. 1939, 2]

L’équipe de l’IMFL se proposa d’étudier l’utilisation des anémomètres dans un courant d’air turbulent afin de déterminer l’échelle de la turbulence à laquelle un certain type d’anémomètre est adapté. L’ensemble des résultats obtenus concerne différents types d’anémomètres : les anémomètres à fil-chaud, à coupelle type

Papillon, à coupelle type Rouy, et l’anémoclinomètre IMFL, qui est un appareil conçu et testé par l’institut. Dans la section suivante nous verrons que son équipe ne se limite pas à la vérification des théories de Wehrlé et Dedebant mais il se focalise également sur le perfectionnement des outils pour mesurer la turbulence et l’étude expérimentale de la turbulence atmosphérique.

Figure 3.3 – Tableau des résultats obtenus dans les souffleries horizontale et verticale concernant la mesure de la longueur caractéristique L et le rapport entre les deux vitesses V′2et U0, en supposant que la turbulence soit isotrope ou non isotrope [Kampé de Fériet 1939b].

Figure3.4 – Courbes de fréquences de la vitesse, du dérapage et de l’incidence obtenues par l’IMFL.