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2.1 La mécanique des fluides avant la création des IMF (1900-1923)

2.1.3 L’émergence de l’Aéronautique

En France l’institutionnalisation de l’aéronautique est assez décalée par rapport à celle de la mécanique des fluides et date du début du xxesiècle.32La naissance des premiers commissions, écoles et laboratoires d’aéronautique furent encouragée

30. Sur une analyse de son ouvrage voir [Darrigol 2017–07]

31. SonHydraulique Générale (1909) lui vaut un prix et s’insère dans la bibliothèque de mécanique

appliquée dirigée par Maurice d’Ocagne.

32. Dans l’histoire de l’aviation, la période 1900-1914 est souvent connue comme la période "des pionniers du plus lourd que l’air". Ici, entre un record et l’autre, plusieurs pionniers européens et américains ont effectué leurs premiers vols à moteurs.

non seulement par les pionniers de l’aviation33mais encore par l’intérêt croissant des savants, des ingénieurs et des militaires à l’égard de ce domaine : leur but était de développer la science aéronautique et de la faire sortir de son empirisme. Par exemple, lorsque les frères Wright dessinèrent la structure des ailes de leur avion, ils ne connaissaient pas encore la répartition des forces aérodynamiques sur celles-ci, notamment la distribution de la pression sur l’intrados et l’extrados afin d’avoir une portance plus forte [Carpentier 2011]. En effet, les premières étapes de l’aviation sont plus techniques que scientifiques : construction des premiers appareils en vol et moteurs, techniques nécessaires pour la stabilité et le pilotage de l’aéronef (décollage, roulis, empennage, centrage etc.), et choix des matériaux qui permettent une meilleure résistance structurale aux rafales et, plus tard, au combat.

Avant tout, déjà en 1902, l’Académie des Sciences avait compris l’importance de ce domaine en constituant uneCommission de l’aéronautique, comprenant une

douzaine de scientifiques notamment physiciens, chimistes, mathématiciens, ingé-nieurs, astronomes etc.34. Toujours dans le milieu académique, l’un des disciples de Pierre Duhem, Lucien Marchis,35devint le premier titulaire de la chaire d’aéro-nautique créée à la Sorbonne par le marchand d’armes Bazil Zaharoff36. Chez les

33. Il s’agit de pionniers appartenant à différents milieux sociaux et qui contribuent à développer ce domaine, encore dans un état embryonnaire au début du xxesiècle. Nous pouvons mentionner par exemple Charles Renard, Ferdinand Feber, les frères Voisin, les frères Farman, Louis Blériot et le brésilien Alberto Santos-Dumont, parisien d’adoption. Pour leurs biographies et contributions à l’aviation voir par exemple [Carpentier 2011]

34. Sur cette commission voir le dossier DG47 conservé aux archives de l’Académie des Sciences. 35. Lucien Marchis (1863-1941) fut un physicien élève de Pierre Duhem. Sa thèseLes modifica-tions permanentes du verre et le déplacement du zéro des thermomètres (1898) ainsi que ses premiers

travaux sont profondément influencés par Duhem et ils appartiennent à la mécanique chimique, notamment à l’ensemble d’études sur les déformations permanentes de verres. Une correspondance scientifique très abondante entre les deux montre un étudiant très dévoué à son maître. Maître de conférence à la Faculté des Sciences de Bordeaux, il entreprend en 1899 des recherches à caractère plus industriel et en collaboration avec un groupe d’ingénieurs. Dans ce contexte, il organise des cours pour les ingénieurs à la Faculté des Sciences et il étudie des moteurs d’automobile, moteurs à vapeur, à courant continu et leur alimentation ; il fait également des recherches sur l’échauffement industriel et sur la statique et la dynamique de la navigation aérienne de dirigeables et ballons sphériques. En peu de mots, il met ses connaissances scientifiques au service de l’industrie et de la pratique, notamment la thermodynamique, la physique et la chimie. A partir de 1910, il se consacrera presque exclusivement à l’aérodynamique et ses applications aux avions.

36. Passionné par l’aviation, lié à d’importantes personnalités politiques françaises comme Georges Clemenceau, et vendeur d’armes à diverses nations y compris la France, Bazil Zaharoff avait financé une chaire d’aviation pas seulement à l’université de Paris mais aussi à l’Imperial College à Londres et à l’Université d’État de Saint-Pétersbourg. C’est pour cette raison qu’il fut promu en 1913 officier de la Légion d’honneur. Pour ses rapports avec la France, on consultera son dossier dans la base de données Léonore.

ingénieurs, outre à l’École Polytechnique et à l’École des Arts et Métiers, l’enseigne-ment et la recherche des disciplines autour de l’aéronautique furent confiées à une nouvelle école, l’École supérieure d’Aéronautique créée en 1909 par le colonel Jean-Baptiste Roche dans le but de former des ingénieurs pour l’industrie aéronautique française. Dans le domaine plus spécifique de l’aérodynamique expérimentale, deux centres furent créés : le laboratoire Eiffel et l’Institut Aérotechnique de Saint Cyr37.

Dans son laboratoire du Champ-de-Mars, Gustave Eiffel (1832-1923) avait en-trepris à partir de 1903 l’établissement des données sur la résistance de l’air à l’aide de son appareil de chute. Plus tard, en 1909, il construira dans son Laboratoire du Champs de Mars sa première soufflerie destinée aux mesures aérodynamiques de petits modèles de profils d’ailes, d’aéroplanes ou d’hélices. Dans son deuxième laboratoire sur la rue Boileau à Auteuil (1912) il réalisera une soufflerie avec une veine de 2 m de diamètre et 30-40 m/s de vitesse, équipée d’un convergent à l’entrée et d’un divergent (diffuseur) à la sortie de la veine, ce qui permet d’utiliser un ventilateur de 50 CV au lieu de 400 CV, en économisant une partie importante de la puissance : ce type de soufflerie à circuit ouvert prendra le nom deSoufflerie Eiffel et sera plus tard un modèle utilisé dans le monde entier. La création de

l’Institut Aéronautique de Saint-Cyr par l’Université de Paris fut une initiative du mécène de l’aviation française Henry Deutsch de la Meurthe, par ailleurs fondateur de l’Aéro-Club de France en 1898. Ici, l’équipe de Charles Maurain (1871-1967) utilisait des méthodes de mesure applicables à des objets de grandes dimensions tels que les avions de l’époque. En effet, elle disposait d’un chariot aérodynamique mobile sur voie ferrée pour étudier l’action de l’air sur un objet (surface d’aviation, aéroplanes, hélices etc.) en déplaçant cet objet dans l’air38. De plus, la première guerre mondiale vit le début de l’utilisation intensive de l’avia-tion, d’abord comme moyen de reconnaissance puis comme arme qui se développe de manière exponentielle à travers la production en série et le perfectionnement des pilotes. Son industrie avait produit de 1914 à 1918 50 000 avions, 16 000 pilotes et 2 000 observateurs [Carpentier 2011, 379].

C’est après la guerre que les choses changent. En effet, l’arrêt brutal de la construction militaire et le retour aux constructions civiles avait conduit à un processus de reconversion dont les mauvaises stratégies de marché furent la cause du blocage de l’industrie aéronautique [Weber 2008, 21]. Les appareils à dispo-sition montraient une grande fiabilité et sécurité mais ils restaient totalement

37. Sur le laboratoire Eiffel, l’Institut Aéronautique de Saint Cyr, et l’aérodynamique expérimen-tale à Paris pendant les trente premières années voir [Fontanon 1998]

38. Au contraire, Eiffel utilisait la soufflerie pour effectuer ses essais sur un objet fixé (un modèle réduit de l’objet à étudié) soumis à l’action d’un courant d’air

inadaptés pour les besoins civils et le transport commercial. L’industrie française, qui avait un poids international remarquable en 1918 grâce à ses avions produits par 185 000 personnes, tomba à un effectif de 3 700 personnes en 1921 en perdant peu à peu tous les records qu’elle détenait au début des années 1920. Dans un paysage où le Royaume Uni, l’Allemagne, et les États-Unis et l’Italie modernisaient rapidement l’industrie aérotechnique, la France accumulait progressivement son retard dans le délai de production : les modèles retenus en 1923 n’étaient délivrés qu’en 1929 [Carpentier 2011, 390].

Au-delà des fautes de stratégies industrielles, ce retard semble être également scientifique. Ceci était encore plus évident pendant les années vingt où le contexte d’une aéronautique en déclin était aggravé par l’évolution scientifique même du domaine, qui posait des questions toujours plus complexes en aérodynamique. C’est dans ce contexte que les acteurs autour du domaine de l’aéronautique dé-cident de capitaliser sur ce prétendu retard pour avancer leurs propres solutions visant à la création de chaires et instituts intéressant la mécanique des fluides. Nous verrons, dans les sections qui suivent le cas de Lille.

2.2 L’institutionnalisation de la mécanique des fluides