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L’IC, carrefour disciplinaire

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1.4 - Présentation du domaine

1.4.4 L’IC, carrefour disciplinaire

Même si les solutions techniques envisagées relèvent de l’informatique, l’IC est, par essence, un carrefour disciplinaire. En effet, tout d’abord, les questions des connaissances, de leur modélisation ou leur opérationnalisation, dépassent le champ de l’informatique. Elles nécessitent de prendre en compte les analyses d’autres disciplines, comme la psychologie cognitive, l’ergonomie, les sciences des organisations, la linguistique ou le traitement automatique des langues (TAL). Ensuite, en tant qu’ingénierie s’intéressant à des situations réelles, l’IC doit faire référence à des concepts, points de vue et résultats d’autres disciplines pour aborder les facettes de cette réalité. Je développe ces deux aspects fondamentaux des recherches en IC dans les deux parties suivantes avant de discuter de la nature de ces échanges disciplinaires dans une 3e partie.

1.4.4.1 Place des connaissances

Depuis qu’elle se démarque d’une visée de simulation cognitive et met l’accent sur l’efficience des systèmes à construire, l’IC ne cherche plus à élaborer une nouvelle définition des connaissances. Elle accorde le statut de connaissances, parfois de manière abusive, à des objets d’étude très divers qui en sont les traces et manifestations ou des représentations informatiques. En entrée du processus d’ingénierie, ce sont d’une part des besoins en connaissances qui sont exprimés en lien avec la réalisation d’activités, individuelles ou collectives, et d’autre part des traces de connaissances qui sont observables (activités, textes, expressions d’experts). En sortie de ce processus, ce sont des matérialisations informatiques (Bachimont parle d’inscriptions) qui doivent soit permettre au système d’effectuer des traitements adaptés, soit les rendre accessibles à l’utilisateur en lui permettant de se les approprier et de les mettre en œuvre à son tour.

Les difficultés propres à l’ingénierie des connaissances se situent donc à la fois dans la spécification de réponses pertinentes à des besoins et dans l’identification puis l’explicitation sous une forme observable de connaissances requises pour élaborer ces spécifications. Or ces réponses sont des systèmes opérationnels manipulant des représentations informatiques qui ne sont plus systématiquement des modèles logiques de connaissances au sens de l’IA. Les modèles conceptuels de l’IC ne prétendent plus rendre compte de connaissances ni au sens cognitif ni au sens logique. Ils sont seulement des représentations intermédiaires définies pour guider l’explicitation de connaissances, d’une part, et la mise au point de représentations informatiques, d’autre part.

L’évolution historique des systèmes informatiques dits « à base de connaissances » et de la nature des modèles conceptuels correspond à l’identification progressive des différentes dimensions des connaissances à prendre en compte lors de la réalisation de ces systèmes. Cet élargissement de point de vue porte par exemple sur les détenteurs des connaissances ; sur leur caractère situé et lié à une activité ou au contraire encyclopédique ou livresque ; sur leur caractère implicite ou explicite, accessible ou non.

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Pratiquement, l’IC fait référence aujourd’hui à quatre types de source de connaissance, parfois de manière complémentaire au sein d’un même projet, et s’appuie pour étudier chacun d’eux sur des concepts, techniques et méthodes venant de disciplines s’intéressant à ces types de connaissance :

- Pour étudier les connaissances individuelles, expertes, spécialisées ou même didactiques, elle fait appel à des résultats de la psychologie, cognitive en particulier, comme les techniques expérimentales d’entretiens et de validation cognitive de modèles ;

- L’analyse des pratiques, des activités et des usages individuels renvoie à des approches ergonomiques ; l’IC les reprend pour spécifier les contenus de modèles conceptuels, l’interaction et la coopération homme-système, ou la validation en usage de ces modèles.

- La prise en compte des organisations et des collectifs fait référence à la sociologie et aux sciences des organisations ; elle conduit l’IC à proposer des supports aux échanges et aux utilisations collectives de connaissances, et à penser des solutions au niveau organisationnel ; - Enfin, l’étude des connaissances à travers leur expression dans le

langage et les textes s’appuie sur des travaux en linguistique de corpus, TAL, terminologie ou sciences de l’information.

À titre d’exemple de ce type d’emprunt à d’autres disciplines, plusieurs typologies de connaissances sont référencées dans de nombreux travaux d’IC.

Parmi elles, la typologie en niveaux de Rasmussen, venant de la psychologie, situe les savoir-faire et les heuristiques par rapport aux autres connaissances requises pour la résolution de problèmes par un individu (Rasmussen, 1985).

La distinction entre connaissances tacites (implicites) et connaissances explicites, classique en psychologie cognitive (Leplat, 1986), est transposée au niveau des connaissances de l’entreprise par Nonaka et Takeuchi et croisée à un autre axe individuel / collectif (Nonaka et Takeuchi, 1997). Dans ce dernier cas, les connaissances sont caractérisées par leur potentiel d’action et par les effets de leur mise en œuvre. Ces caractérisations permettent de mieux comprendre les processus de diffusion, circulation et transmission de connaissances, et soulignent leur caractère dynamique et évolutif. Elles contribuent à l’étude de la gestion des connaissances.

Plus précisément, ces contributions permettent aussi de mesurer les enjeux de la réalisation d’un système pour un groupe d’utilisateurs et une situation donnée. En soulignant la diversité des types de connaissance humaine mis en jeu, elles appellent à envisager une solution non pas seulement de son seul point de vue technique, mais aussi sous forme de nouvelles organisations. Elles invitent à diversifier les solutions techniques au sein du système final ainsi que les types d’aide ou d’interaction fournies par ces systèmes. En amont, et cela concerne l’ingénierie des connaissances, ces différents points de vue sur les connaissances ont été pris en compte alternativement pour définir des méthodes d’analyse et de modélisation.

1.4.4.2 Quand un domaine de recherche est une ingénierie …

Je n’entrerai pas dans le débat hasardeux de savoir si l’ingénierie des connaissances est ou non une science. J’ai parlé jusqu’ici de domaine scientifique, car il me semble primordial de l’identifier comme un domaine ayant des objectifs, des concepts et des méthodes propres. En revanche, je souhaite développer en quoi sa problématique relève bien d’une d’ingénierie.

Tout d’abord, je m’appuie sur l’analyse de B. Bachimont situant une ingénierie par rapport à une technique ou une science. Ensuite, je souligne que le domaine est (et devrait être plus encore) alimenté à la fois par les retours d’expérience de praticiens et par des recherches plus théoriques.

Science, technique et ingénierie

Dans son habilitation, B. Bachimont situe la notion d’ingénierie par rapport à celles de science, technique et ingénierie dans différentes analyses en philosophie pour placer l’ingénierie des connaissances en tant que discipline (Bachimont, 2004).

Il rapporte d’abord ce qu’est une ingénierie chez les philosophes

« modernes ». « L’ingénierie s’entend comme l’application à un problème concret de solutions trouvées à partir d’une démarche scientifique ».

L’ingénieur sera d’autant plus efficace qu’il maîtrisera les connaissances scientifiques. En effet, la science permet de modéliser de manière exacte les processus pour les reproduire techniquement et en faire des procédés techniques autonomes.

Aujourd’hui, pour les philosophes contemporains, le croisement étroit entre technique et nature fait que les objets techniques peuvent être observés et étudiés comme des objets naturels, et inversement les objets naturels peuvent être modifiés par une intervention technique. Cette fusion est possible parce qu’à chaque niveau de la nature, on dispose d’un moyen technique de l’observer. Plus que cela, une autre particularité des techno-sciences est de modifier la nature des événements à venir, de les influencer ou de les réorienter. Cette influence s’illustre par exemple par la difficulté à anticiper l’activité d’un opérateur alors qu’on conçoit un système informatique s’intégrant dans cette activité.

Pour B. Bachimont, la technique aussi permet la construction de cadres d’analyse scientifique, y compris pratiques. En cela, elle déplace les questions qu’elle est supposé résoudre, car elle modifie les termes qui permettent de la poser. Elle génère encore plus de technique, pour mieux arraisonner ce devenir qui n’arrête pas de lui échapper. L’IC, et plus encore toute l’ergonomie de conception, n’échappe pas à ce phénomène, et même elle l’illustre complètement.

B. Bachimont considère que l’IC a pour objet l’inscription numérique des connaissances, que c’est une ingénierie des supports techniques des connaissances. L’IC propose des solutions technologiques pour définir ces supports, élaborer des dispositifs techniques et les alimenter, ainsi qu’une critique portant sur leur mobilisation et sur leur interprétation comme connaissance par les utilisateurs. La dimension pluridisciplinaire vient alors de ce que l’élaboration des dispositifs techniques fait appel aux sciences physiques et à l’informatique alors que la critique des connaissances inscrites dans ces supports relève des sciences humaines.

IC, science de l’ingénieur : place et capitalisation des savoir-faire

Parce qu’elle est une ingénierie, l’IC s’apparente aux sciences de l’ingénieur, qui sont souvent classées comme « sciences empiriques », au sens où elles s’appuient surtout sur l’expérience pour élaborer de nouvelles connaissances. Les savoir sont à la fois des savoirs techniques, relevant de la maîtrise de langages, de formalismes, de méthodes et de principes, et aussi

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des savoir-faire, qui s’appuient sur une maîtrise de la mise en œuvre de ces techniques, du choix de ces langages ou formalismes dans des contextes spécifiques. Le savoir-faire se manifeste dans la capacité à adapter des résultats plus théoriques, des propositions techniques et des solutions technologiques à de nouveaux cadres applicatifs selon leurs caractéristiques.

De plus, les problèmes étudiés par l’ingénierie des connaissances sont ouverts, c’est-à-dire que les éléments à prendre en compte ne sont pas connus à l’avance, au début d’un projet, mais peuvent se révéler au fur et à mesure de son avancement. En particulier, l’expression des besoins des utilisateurs s’affine en cours de projet, la nature des connaissances à structurer se dévoile au fur et à mesure de l’observation de leur mise en œuvre, de leur expression par les experts ou de ce qui peut en être perçu par des écrits. La manière dont le système opérationnel va les intégrer et les utiliser pour les rendre opératoires mérite d’être ajustée en fonction de ces deux paramètres, tâches et besoins des utilisateurs et nature des connaissances. L’IC ne peut donc que proposer des cadres relativement généraux, des familles de techniques de recueil, structuration ou formalisation, des principes et niveaux d’analyse des problèmes, et non des solutions opératoires précises, des formules directement applicables ou des outils prédéfinis. L’expertise, les compétences et la formation du cogniticien contribuent tout autant au succès des projets. Les retours d’expérience et leur mise en forme sont autant de résultats à capitaliser.

Ainsi, la capitalisation des connaissances en IC passe à la fois par la mise en forme de résultats s’appuyant parfois sur des travaux théoriques, et le plus souvent sur des propositions attestées par leur mise en œuvre expérimentale.

De ce fait, la difficulté de cette capitalisation tient entre autres à la lourdeur, à la complexité et à la durée des expériences à mener avant de pouvoir en tirer de nouvelles méthodes et de nouvelles approches validées.

Cependant, les contributions dans le domaine ne se réduisent pas à des travaux « académiques ». Par exemple, l’engouement pour les systèmes experts a donné lieu à quantité de projets et de développements en entreprise.

Les ingénieurs chargés de ce travail se sont rapidement heurtés à la difficulté de l’acquisition des connaissances. Leurs retours d’expérience ont été rapportés dans des ouvrages proposant des techniques d’entretien organisées au sein de méthodes (Berry, 1988). La recherche universitaire a peu repris ces propositions, qui considèrent l’acquisition comme une extraction de connaissances. Plus tard, le transfert des résultats de recherche comme CommonKADS vers les entreprises a permis de valider la méthode. Je considère comme fondamental que la recherche en IC valide et corrige ses propositions via des utilisations de ses résultats en vraie grandeur, qu’elle se nourrisse d’échanges entre praticiens et chercheurs.

1.4.4.3 Bilan sur les échanges disciplinaires en IC

Afin d’approfondir les enjeux de recherches impliquant plusieurs disciplines autour de la construction d’artefacts informatiques, C. Garbay a proposé une analyse de différentes formes d’échanges et de collaborations entre disciplines (Garbay, 2003). Elle souligne la place charnière des Sciences et Technologies de l’Information et de la Communication (STIC), dont relève l’IC, comme développant des systèmes qui donnent lieu à des bouleversements forts dans le statut des systèmes techniques et de leurs usagers. De nouvelles pratiques émergent qui constituent de nouveaux objets

d’étude à définir et à aborder par l’analyse croisée de plusieurs disciplines.

Ainsi, elles en remettent en question les frontières, et renouvellent le travail interdisciplinaire. Cette analyse reflète tout à fait les mouvements et la dynamique qui touchent l’ingénierie des connaissances et des disciplines proches (comme l’ergonomie, la psychologie cognitive, la sociologie ou la gestion) concernées par la mise au point de nouveaux systèmes à base de connaissances. Les échanges entre l’ingénierie des connaissances et ces disciplines peuvent suivre deux parcours.

Certaines recherches correspondent à la transposition d’une théorie ou d’un résultat venant d’une discipline vers une autre. Ainsi, la définition des primitives de modélisation en IC s’inspire de représentations proposées en IA (comme les frames ou les graphes conceptuels), l’analyse de l’activité a été empruntée à l’ergonomie, ou encore de techniques d’analyse de textes issues de la linguistique de corpus.

Après s’être nourrie de résultats venant d’autres disciplines, l’évolution du domaine de l’IC passe par des travaux interdisciplinaires. Pour une classe d’applications donnée et pour traiter un des problèmes particuliers de l’IC, ces recherches supposent la mise au point d’une collaboration avec une ou plusieurs disciplines afin de définir des méthodes, outils et supports techniques adaptés à de nouvelles situations. Ces recherches concernent différentes disciplines amenées à définir un questionnement et éventuellement un cadre théorique commun. La définition de solutions aux problèmes abordés par l’IC suppose en effet de s’intéresser aux relations entre humains et systèmes techniques, du point de vue de l’appropriation des systèmes par les usagers, des apprentissages et nouveaux savoirs que cet usage développe, mais aussi de leur construction à partir de savoirs et de besoins identifiés. Le caractère cyclique de ce processus, non seulement à l’échelle individuelle mais aussi au niveau collectif, souligne la forte dépendance entre l’étude des situations d’interaction du point de vue des personnes, collectifs et organisation impliqués d’une part et du point de vue technique d’autre part. Ainsi, pour définir des méthodes et outils spécifiant la tâche d’un système à base de connaissances, l’IC ne peut se contenter des seules questions de représentation, de langage ou d’architecture informatique. Définir les moyens d’analyse des tâches de futurs utilisateurs au sein d’une organisation nécessite des analyses menées avec des ergonomes ou des spécialistes en gestion des entreprises par exemple. La mise au point de ressources terminologiques et d’ontologies à partir de textes va bien au-delà d’un échange d’outils avec le TAL et de techniques avec la linguistique. Il s’agit, entre autres, de revoir conjointement le statut des concepts et des termes au regard des nouveaux usages prévus par ces ressources, de poser un débat sur le caractère normatif, générique, universel ou non de ces représentations.

L’ingénierie des connaissances engage donc une dynamique qui la pousse à aller à la rencontre d’autres disciplines. Cette « curiosité scientifique » fait de l’IC un carrefour disciplinaire innovant, en renvoie une image positive. Mais le prix à payer en est le manque de lisibilité des contours réels de l’IC, et même de ses contributions propres. Comme le souligne C. Garbay, une réflexion approfondie s’impose entre informatique et sciences humaines qui passe par une mise en réseau des chercheurs, des individus concernés par ces questions, et par des motivations intellectuelles et scientifiques suffisamment fortes et stimulantes pour inviter à ces collaborations. La manière dont l’IC s’est interrogée au cours des quinze dernières années a ainsi permis des échanges forts au niveau national et international d’abord avec des ergonomes et

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sociologues, puis avec des linguistes et terminologues. Toutefois, une particularité française est d’afficher cette interdisciplinarité avec plus de conviction.

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