• Aucun résultat trouvé

L’expression « au nom de Jésus », un langage performatif

1 Pentecôtisme et sorcellerie

1.2 Comment le pentecôtisme lutte contre la sorcellerie : le Saint Esprit « brise les liens » et

1.2.3 La délivrance au « nom de Jésus »

1.2.3.4 L’expression « au nom de Jésus », un langage performatif

Les prières, intégrant des extraits de la Bible, surtout si elles sont faites « au nom de Jésus » sont réputées avoir une action immédiate sur le monde. Ainsi la parole prononcée « sous la puissance et l’autorité du nom de Jésus » devient performative. Le brisement de lien comme la délivrance se fait toujours « au nom de Jésus», c’est le fait de dire cela qui donne l’efficacité à la prière de délivrance selon les pentecôtistes.

Le 12 février, Bénédicte, la fille d’Élise et Gaston, membres très impliqués dans la vie de l’église

Christ la lumière du monde, arrive malade à la messe. Célestin demande à ce qu’on l’amène

devant lui pour « le premier miracle ». Il pose ses mains sur le front de Bénédicte et prie avec autorité : « Je prie au nom de Jésus, je prie au nom de Jésus et je chasse ce démon de maladie qui anime la petite. Au nom de Jésus, je t’ordonne de quitter, quitte, quitte ce corps au nom de Jésus ! Quitte la au nom de Jésus ! Père merci, Jésus merci, parce que tu as opéré ce miracle ce matin au nom de Jésus. Je te plonge dans le sang de Jésus, je te mets sous sa protection au nom de Jésus. Amen ! » Les fidèles répondent alors d’une même voix : « Amen ! ». « Tu es guérie », assure Célestin. Les fidèles démontrent leur adhésion à cette déclaration en disant « Amen » de nouveau.

Comme me l’explique Célestin : « Tout est basé sur le nom de Jésus pour chasser les démons. Il faut dire : « Je me tiens dans le sang de Jésus et je te chasse au nom de Jésus » ». L’aspect performatif de la prière faite « au nom de Jésus » est proche de la conception éwé du langage, relevée par Birgit Meyer, qui attribue aux mots un pouvoir d’influence sur les choses (Fancello, 2003 : 46).

Birgit Meyer établit une distinction entre les églises pentecôtistes pour qui la puissance divine est contenue seulement dans les mots de la Bible et les églises « spirituelles indépendantes africaines » pour qui les objets sont des vecteurs de la puissance divine (ibid : 53). En effet, très peu d’objets sont mobilisés par les membres des deux églises pentecôtistes que j’ai étudiées. Cependant le « sang du Christ » est souvent utilisé comme une arme contre les « ennemis ». Élias m’explique qu’après un mauvais rêve (donc une révélation divine d’attaque des ennemis) il verse le vin béni par terre en priant ainsi, s’adressant à Jésus : « par ce sang tout plan de l’ennemi sera brisé car tu as dit que par ton sang nous avons tout vaincu. » Régulièrement, il bénit son appartement avec le « sang de Jésus ». Une nuit il se lève, sort pour bénir la maison et découvre alors un hibou, animal réputé être souvent habité par les esprits des sorciers, qui s’enfuit en poussant un cri. « Il s’est enfuit parce qu’il a été confronté à une puissance supérieure à la sienne », interprète Élias. Ainsi les expressions « au nom de Jésus », mais aussi « le sang de Jésus » sont mobilisées pour « détruire les plans de l’ennemi », rendant perméable la frontière établie par Birgit Meyer entre églises pentecôtistes et églises « spirituelles indépendantes africaines ».

Le pentecôtisme promet d’extraire l’individu de la menace d’attaques sorcellaires provenant de l’intimité, à la fois par le « brisement de liens », la conversion et la « délivrance ». Ces processus d’individualisation répondent à un désir d’émancipation et d’autonomisation de l’individu (Mayrargue, 2004 : 102). « Le succès du pentecôtisme réside dans son attitude conciliante avec la modernité et la globalisation de même que dans son éthique individualiste qui incite ses membres à développer une conception individualisante de la personne qui va au-delà des identifications traditionnelles en terme de familles élargies » (Meyer, 1998 : 64). Pour se protéger mais également pour se guérir d’une attaque sorcellaire il faut, selon les pentecôtistes, rompre les liens sur lesquels s’appuie l’attaque sorcellaire. « La finalité des séances de délivrance consiste ainsi à transformer des personnes en des individus indépendants et à l’abri des relations familiales » (ibid : 76). La prolifération actuelle des phénomènes sorcellaires en Afrique ne peut être comprise comme un retour des valeurs culturelles traditionnelles. Comme le font remarquer Florence Bernault et Joseph Tonda (2000 : 9-10), les stratégies de « déparentélisation » mises en place par le pentecôtisme comme lutte contre la sorcellerie, ne peuvent être assimilées à des procès de re-traditionalisation.

En promettant une relation personnalisée entre Dieu et le fidèle, à travers, nous l’avons vu, le baptême, l’onction divine et les révélations divines par les rêves, les pasteurs reproduisent le « capital sorcier » comme l’explique Joseph Tonda : « […] le travail de Dieu [a] la prétention de produire et d’encourager l’«individualisme subjectif» dans la relation entre le chrétien et Dieu. Ce faisant, il reproduit en fait le capital sorcier, basé lui aussi sur l’exacerbation de l’individu et de sa relation personnelle et directe avec les forces surnaturelles » (Tonda, 2000 : 60).

La manière pentecôtiste de lutter contre le Mal va à l’encontre de la guérison traditionnelle éwé qui passe par la restauration des liens entre personnes. Alors que les dieux traditionnels créent sans cesse des liens entre les familles, le Dieu chrétien les rompt (Meyer, 1998 : 76). Peter Geschiere fait un constat similaire au Cameroun : les pentecôtistes diffèrent des

paix dans la maison, à restaurer les relations (Geschiere, 2013 : 90). En adoptant cette posture radicalement différente et hostile à la « tradition », les pentecôtistes s’attirent les critiques de la part des personnes extérieures à leur mouvement, comme je vais le détailler à présent.

1.3 Comment les concurrences religieuses s’expriment par des discours