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CHAPITRE 4 : LES CROYANCES AUX PHÉNOMÈNES PARANORMAUX : UN MOYEN DE

4.1. Brève historiographie du spiritualisme et du spiritisme : la rupture entre spiritualistes

4.1.2. L’expérience : une question d’interprétation

L’expérience individuelle est présente dans les deux spiritualités, mais c’est véritablement la quête personnelle et la dimension communautaire qui différencient les spiritualistes des spirites. Les spiritualistes revalorisent le « soi » par l’implication personnelle auprès de leur église spiritualiste alors que les spirites réinterprètent le « soi » et le revendiquent individuellement d’après les conclusions tirées des analyses de terrain. C’est le point crucial qui distingue ces deux écoles de pensées. La difficulté chez le spirite est de se définir en tant que spirite, de s’affilier à d’autres spirites et d’échanger sur ses expériences. Il y a une espère de réticence à partager l’expérience vécue avec une tierce personne puisque beaucoup de spirites catégorisent l’évènement déclencheur comme un évènement traumatisant. Émeline (21 ans, vendeuse), la fille du médium Simon Tremblay explique cet état de fait en racontant sa première expérience survenue à la suite du jeu Ouija. Au domicile de son amie, des phénomènes inexpliqués se manifestent :

« Dans ma tête, les histoires de fantômes, c’était pas vrai même qu’on a commencé à jouer à Ouija et j’pensais que quelqu’un bougeait la planche […] C’était pas grand-chose, plein de petits trucs qui bougeaient par-ci, par-là. À un moment donné, moi j’ai eu mon premier contact avec un p’tit garçon qui s’appelait Gabriel. Il me disait qu’il m’aimait et qu’il ne voulait parler à personne d’autre. Tout ce qu’il voulait, c’était jouer au ballon tout le temps […] On utilisait un shooter comme cursus pis à un moment donné le shooter s’est propulsé vers le frère de mon amie

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en pleine face. C’est là que la mère de mon amie a jeté la planche Ouija et a pu voulu qu’on s’voit. » (Entretien avec Émeline, 21 ans, mars 2015)

Aux moments des faits, Émeline se considère comme agnostique, n’ayant eu aucune éducation religieuse particulière ni de baptême. Suite à ces évènements, l’humeur et le caractère d’Émeline ont changé, passant d’une jovialité et d’un tempérament extraverti à une humeur sombre, maussade, violente et introvertie. Simon Tremblay (le médium) précise que sa fille a changé soudainement, devenant plus secrète, renfermée et visionnant

Massacre à la tronçonneuse (1974) et des films sanglants de ce type.

« J’ai commencé à croire que ce qu’il y avait dans les films d’horreur pouvait être vrai. Une chose qui m’a traumatisée, c’est que j’me suis réveillée en plein milieu de la nuit et pis j’me suis sentie observée. Tu sais quand tu sens que quelque chose est là. Après j’ai déménagé chez mon père et je n’en ai parlé à personne. » (Entretien avec Émeline, 21 ans, mars 2015)

Peu de temps après cet évènement, Émeline déménage chez son copain et voit une petite fille assise au pied du lit de sa belle-sœur, dans le noir totalement immobile. Tout cela favorise chez Émeline une remise en question de l’origine des phénomènes paranormaux et de leur potentielle existence qui la pousse à en parler avec Simon Tremblay jusqu’alors considéré par sa fille comme un « cinglé ». La relation de confiance père-fille s’est installée quand le médium a décrété à la jeune femme qu’un petit garçon nommé Gabriel était présent autour d’elle avec un ballon. Émeline n’a jamais mentionné le ballon lors de son récit et de ce fait, est convaincue du Don de médiumnité de Simon : « j’me suis dit qu’après

toutes ces années, j’ai ben vu que c’était vrai. Ça a était la petite goutte qui a fait que je crois, que… ouais… y a quelque chose. » (Entretien avec Émeline, 21 ans, mars 2015,

Mirabel)

En somme, la relation du médium et de ses « clients » est basée sur une confirmation de l’expérience, une validation de l’évènement vécu par la personne qui fait appel au spécialiste. Émeline est l’exemple d’une personne n’ayant aucune affiliation religieuse particulière qui s’est avérée croire en l’existence des phénomènes paranormaux à la suite de son expérience personnelle : « Ce n’est pas la vie quotidienne qui est transfigurée par

le “surnaturel” magico-religieux, c’est plutôt le magico-religieux qui prend des caractéristiques du banal quotidien. » (De Sardan, 1988 p.533).

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D’autres témoignages confirment ce fait : Émilie (20 ans, universitaire) et sa famille sont catholiques non pratiquants9, qui ne ressentent pas le besoin de réfléchir à la question du paranormal jusqu’au jour où ils commencent à voir des silhouettes et des ombres au domicile familial en 2013. C’est une expérience commune d’une famille de cinq personnes dont trois seulement ont accepté de témoigner en présence du médium Simon Tremblay. En 2015, pas une seule journée ne passe sans que des phénomènes curieux n’interfèrent dans le quotidien : les animaux sont irritables, un globe lumineux s’allume sans cesse à l’aide d’une chaînette, le panneau des fusibles est sans cesse endommagé, l’état de santé de la famille se détériore de même que l’humeur, une grande perte de sommeil se généralise, l’apparition d’eczéma chez Émilie provoque des troubles respiratoires et des orbes se manifestent dans certaines pièces de la maisonIl est important de noter que les répondants du terrain se sont toujours identifiés au catholicisme, mais « greffent » à cette croyance, par un bricolage religieux, les croyances aux phénomènes paranormaux, Le seul qui va s’identifier comme un catholique et un spirite, c’est Simon Tremblay ; il se qualifie de médium spirite.

Selon Deirdre Meintel, les spiritualistes recherchent le message à l’intérieur du phénomène, délaissant le messager en lui-même alors que ces deux témoignages confirment l’inverse : « l’importance pour les kardécistes est d’identifier l’esprit qui s’adresse au médium » (2005, p.138). C’est donc la réaction de l’individu face au problème, sa conception du phénomène et sa quête de réponse qui déterminent son caractère spirite et uniquement cela. Robert (50 ans, catholique non pratiquant) vit des phénomènes paranormaux depuis l’âge de 6 ans et se considère comme spirite dans la mesure où :

« […] c’est bien plus rassurant de savoir à qui on a affaire et pourquoi il [l’entité] vient me parler au lieu d’avoir juste un message comme ça sans savoir […], mais c’est hors de question que j’aille parler ou m’étendre sur le sujet avec d’autres personnes pour parler de ça. Pour moi, ma spiritualité, c’est chez moi et ça s’arrête là ». (Entretien avec Robert, juillet 2015, Sainte-Monique)

La frontière entre le spiritualisme et le spiritisme est relativement mince et poreuse, ce qui complique l’association à un groupe référent. Les cas mentionnés plus haut ne s’identifient

9 Ëtre catholique non pratiquant, pour mes répondants, signifie de croire en quelque chose de « plus

grand » (Dieu, l’être suprême, une force invisible) sans aller à l’Église, sans se référer à l’institution religieuse tout en gardant une référence au Mal.

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pas au spiritisme, exception faite de Robert et Simon, et se considèrent comme catholiques avant de faire intervenir un médium, de créer une relation de confiance et de croire aux dons médiumniques. C’est Simon Tremblay qui amène sa conception du spiritisme aux clients et ces derniers choisissent des éléments dans cette nouvelle croyance afin de les greffer à la leur. C’est pourquoi la définition d’une religion varie d’une personne à une autre, car chaque personne choisit un ou plusieurs éléments à s’approprier. Ils ont testé le médium et poussé ce dernier à fournir des preuves spécifiques avant de se laisser convaincre qu’il y avait une potentielle existence de phénomènes inexplicables. Marie- Julie (50 ans, Saint-Faustin) définit ce que signifie, pour elle, le paranormal après avoir vécu plusieurs expériences incompréhensibles :

« Je suis chrétienne et je n’ai pas honte de le dire, je le dis ouvertement lorsque quelqu’un le demande [...]. Pour moi le paranormal était quelque chose de plus ou moins crédible auparavant. Disons que j’y croyais plus ou moins, mais maintenant après tout ce que j’ai vécu je sais que le paranormal existe, je n’ai pas le choix d’y croire, je pense… Le paranormal est un “évènement” qui n’a aucune explication logique, on a beau vérifier et regarder, mais rien de rationnel ne peut expliquer ce qui se passe. » (Échange avec Marie-Julie, 22 juin 2015, Saint-Faustin)

Ce n’est qu’à partir de cette expérience, de cet état de fait que l’individu se remet en question, qu’il soit catholique, protestant, agnostique ou athée, ce qui permet de constater que son identité religieuse reste validée. Il a la confirmation, par une personne extérieure supposément objective, de la présence d’un problème et l’apport d’une solution. En règle générale, des prières de protection variées et des rituels de purification Donsont Donnéespar le médium à ses clients afin d’enrayer le phénomène sans négliger une possible réapparition du problème. Si c’est le cas, le médium intervient à distance par des soins de bilocation — le médium projette son double psychique dans le foyer corrompu.

« Moi [nom de la personne], je demande à ce que dès maintenant par le signe de la Croix, par l’énergie de Shamballa, par la volonté et la Grâce divine, demande la protection de ma maison et de mes proches. Aidez-moi à retrouver l’harmonie de mon corps physique, de mon âme et de mon Esprit — Notre père » (Prière de Simon Tremblay, 7 mai 2015)

Cette diversité des identités religieuses est notable dans le cas de Marie Élaine, la plus catholique des membres de la famille Nantel, puisqu’elle cherche à savoir qui est à l’origine des manifestations pour lui adresser des prières et entrer en communication avec lui. Lors de l’entrevue, il est intéressant de constater le soulagement de Marie Élaine lorsqu’elle

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apprend que l’une des entités en présence est un défunt de la famille. Pour Alain, l’identité du mort importe peu puisqu’il préfère comprendre et trouver des réponses pour donner un sens aux phénomènes paranormaux. D’un côté, Marie Élaine conçoit la possibilité d’aider l’âme défunte à trouver le repos (toujours dans un contexte catholique) en posant des gestes concrets à la différence d’Alain qui ne recherche que le sens : « […] pour comprendre, il

faut garder l’esprit ouvert, que la réponse peut venir d’autres possibilités » (Entretien avec

Alain, 47 ans, février 2015, Repentigny). Cette affirmation d’Alain est justifiée par Roberte Hamayon qui précise que l’échec d’une croyance n’est pas dommageable « puisqu’ils

pourront toujours faire appel à d’autres systèmes ou d’autres types de spécialistes, sans pour autant avoir le sentiment de trahir les leurs [croyances] » (2005, p.21). Il en va de

même pour Isabelle (40 ans, coiffeuse) qui se dit catholique pratiquante et définit sa spiritualité comme une façon de :

« […] prier mon dieu à moi, que ça soit Bouddha ou encore que ça soit la purification. C’est mon catholicisme, c’est ma spiritualité à moi. J’ai mes chapelets, j’ai mes bouddhas, j’ai mes anges. J’ai mes prières et je demande souvent à mes anges la protection divine. Je leur parle. Pour moi, oui c’est ça être catholique pratiquante » (Entretien avec Isabelle, juillet 2015, Sainte-Monique).

Il va de soi que cette définition est propre à Isabelle et c’est à partir de celle-ci qu’il est possible de démontrer qu’une religiosité est constituée d’un bricolage religieux construit et accepté par le croyant.