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CHAPITRE 2 : MÉTHODOLOGIE

2.3. L’observateur devient l’observé

2.3.2. Le Don et le contre-Don

À partir de cette étape, la relation entre le chercheur et l’informateur change. Puisque j’ai su deviner et discerner le non-dit, allant jusqu’à pénétrer dans l’intimité de l’individu, c’est à son tour d’attendre de moi des révélations sur mes prédispositions. En somme, le client expose la notion même du contre-Don : il a répondu à mes questions (le Don) et attend une réciprocité (le contre-Don) : « le Don n’existe plus, il fait place à l’échange

marchand et au calcul […] le Don se développe et apparaît avec le développement d’un lien social » (Godbout et Caillé, 1992, p.13-15). Il est intéressant de noter un paradoxe que

j’ai souvent relevé durant mes entretiens : si dans un premier temps, la personne se livre volontairement sans attendre de rémunération, elle attend une réciprocité et une implication personnelle du chercheur. Cette situation démontre bien que les confidences des informateurs appellent l’implication de l’individu qu’est l’étudiant ; de plus, mon identité québécoise a révélé une attente d’autant plus grande des informateurs qu’ils se sont attendus à une compréhension des enjeux, des croyances et des mœurs auxquelles ils croient.

« […] l’un des plus grands dangers de l’ethnologie “chez soi” : elle risque de perdre ce point de vue critique, plus facile à préserver lorsqu’elle étudie les autres sociétés, celles du moins qui parlent une langue distincte de la nôtre. ¨Pour créer un “vrai” regard ethnographique notre anthropologie européaniste ne doit-elle pas recourir à une médiation, celle de l’expérience de l’altérité, qui passe par les recherches, les lectures, les préjugés culturels, les engagements personnels, les fantasmes ? […] Une focalisation […] sur les émotions d’un Autre, qui opère logiquement à la façon d’un tiers, nous permet de repérer les émotions de ceux que nous entourent […] de distinguer le climat affectif des relations que nous entretenons avec eux, fait de distance, de rupture. » (Crapanzano, 1994, p.109).

Le rôle de l’anthropologue sur le terrain est donc balisé d’après son terrain, ce que précise Bélisle :

« Selon Ruth C, Khon et Pierre Nègre, le travail d’observation à référence implicative s’appuie sur les rencontres interpersonnelles et intrapersonnelles, rencontres qui donnent accès à des pistes de compréhension, à baliser, qui peuvent

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amener à découvrir un phénomène qui autrement aurait pu passer inaperçu. » (2001, p.62)

La position du chercheur est donc ambivalente, toujours sujette à être relayée au second plan au profit de la personne que je suis. Il me faut noter aussi que, si les clients ont ressenti le besoin de comprendre ma motivation personnelle, il en a été autrement avec Simon Tremblay qui a voulu, très tôt dans notre collaboration, me faire prendre position au sujet des phénomènes paranormaux. Pour le médium, mon statut de chercheur a toujours joué le rôle de garant qui me préserve d’une subjectivité sur la question du paranormal bien que Simon se soit efforcé, durant les derniers mois du terrain, à me faire prendre position. Son but a été défini à mi-parcours du terrain, soit au courant de 2015 : il attendait de notre collaboration que je valide sa médiumnité comme un fait scientifique avéré en plus d’y adhérer personnellement. Il y a deux pans au statut de l’étudiant dans ce cas de figure : le premier est de livrer suffisamment d’informations à l’informateur afin de procéder au Don/contre-Don, et le second est de maintenir une distance entre son sujet d’étude et ses convictions personnelles. Malgré de nombreux échanges visant à lui expliquer ma position, nous ne sommes arrivés à aucune entente commune, et ce, de la fin du terrain jusqu’à l’écriture des chapitres du mémoire.

Cette situation a inévitablement des conséquences éthiques, car je me suis souvent remise en question sur la légitimité de mes observations. J’ai désiré m’immerger dans le quotidien du médium et de ses clients afin de mieux cerner les réalités qu’engendre la croyance aux phénomènes paranormaux. Il m’a fallu revoir cette approche à mi-parcours et contourner la difficulté d’une subjectivité en laissant mon sujet de maîtrise de côté pendant trois semaines. Je me suis donc exclue volontairement du terrain, j’ai continué les lectures afin de comprendre ce qui me poussait à prendre de la distance avec mon sujet de maîtrise. Olivier de Sardan nomme cela « l’anthropologue mal dans sa peau de scientifique » (1988, p.532). La situation est précaire : le chercheur devient l’Autre, car il s’est immergé dans la vie d’autrui, et accepte d’adhérer provisoirement à la vision de l’informateur sur le sujet du paranormal, comme cela a été mon cas, tout en demeurant pragmatique et continuant d’annoter toutes les informations pertinentes qui découlent de l’observation. Le risque d’une telle approche est qu’il arrive au chercheur de perdre de vue son objectif ou sa problématique, voire les deux. À ce stade-là, j’ai perdu ce lien d’observatrice pour devenir

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l’observée. J’ai donc accepté cet échange de procédés et j’ai révélé à certains croyants désireux de m’observer les convictions qui m’avaient incitée à m’intéresser au sujet du paranormal. Je suis devenue l’Autre avec quelques clients du médium seulement, car cette attente d’échange n’a pas toujours été présente. Il faut garder à l’esprit que le statut premier de l’observateur est celui d’obtenir des réponses, assouplissant aux besoins du terrain les méthodes utilisées. Cette stratégie a été nommée « l’anthropologie chez soi » ou « l’anthropologie du proche » (Ouattara, 2004).