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Chapitre 2 : L’économie diégétique

2.1 La maison, lieu d’expériences individuelles

2.1.1 L’expérience initiatique

J.M.G. Le Clézio se révolte dans ses premiers textes et nouvelles contre la maison bourgeoise et sa valeur mercantile. L’aspect carcéral de la maison est souligné par la présence de murs : «Murs à fleurs, murs peints, remparts de laine et de matière plastique, tonnes de briques amoncelées… Tout cela pour vaincre l’homme, pour lui imposer des frontières, pour l’étouffer263.» La villa du Procès-verbal nous invite à une forme de parenthèse entre deux expériences d’enfermement.

Il s’agit d’un de ces récits qui nous révèle le jeu de perceptions et de réflexions chez un intellectuel asocial, solitaire, vivant en marge dans une ville quasi-anonyme, qui se penche sur la moindre de ses sensations et le plus éphémère de ses fantasmes pour en tirer une sorte de phénoménologie de la vie quotidienne, un modus vivendi du monde aliéné, voire une espèce de salut personnel, [observe David Gascoigne]. Bien des auteurs, depuis les romanciers existentialistes jusqu’à Christian Oster ou Jean-Philippe Toussaint de nos jours, ont brodé leur variante sur ce personnage focalisateur d’une problématique de «savoir vivre»264.

La maison sur la colline est tendue entre deux pôles : la maison des parents de laquelle Adam Pollo a autrefois fugué et l’asile où il sera interné à la fin du roman et dont on ne sait s’il s’est ou non préalablement échappé. En dépit de la fenêtre grande ouverte, des allées et venues à la ville ou sur la plage, la villa squattée s’apparente à un lieu de claustration auquel Adam ne semble pouvoir se soustraire. Elle demeure un lieu où la violence se libère, où le personnage déploie ses fantasmes (l’épisode de la mise à mort du rat) contrebalancés par la volonté du personnage de chercher à habiter le monde, à être au plus près de ses sensations.

Cependant, le motif de la maison sur la colline évolue. Celle-ci s’ouvre au monde. Dans

L’Inconnu sur la terre J.M.G. Le Clézio la reconnaît véritablement comme sienne et la définit ainsi:

C’est elle, ma maison, ma vraie demeure. Chaque fois que je pense à elle, sur sa colline de pierres stériles, seule au milieu de la nuit, c’est comme si je pensais à une autre partie de moi-même. Maison qui n’existe pas peut-être, maison inconnue, ou seulement dans un rêve: maison où l’on peut être à la fois chez soi et chez les autres, où l’on peut être à l’abri et en même temps exposé au monde entier.

Ce n’est pas une maison pour ceux qui aiment les maisons des hommes, chalets, villas, châteaux. Ce n’est pas une maison pour mettre des meubles, des tableaux, des appareils ménagers et de l’argenterie. Ce n’est vraiment pas une maison pour vivre, car rien ne doit rester en elle, ni homme, ni bête, ni chose. Rien ne doit y être caché.

263 J.M.G. Le Clézio, Le Livre des fuites, Opus cité, p. 39.

264

David Gascoigne, «Entre les géométries et la jungle, quelques espaces du moi dans Le Procès-verbal de J.M.G. Le Clézio», in Le Moi et ses espaces, Quelques repères identitaires dans la littérature française contemporaine, David Gascoigne (dir.), Presses universitaires de Caen, Caen, 1997, p. 59-76, p. 59.

C’est une maison pour ceux qui entrent et qui sortent, pour ceux qui passent. Les bivouaqueurs, les chemineaux, les errants, tous ceux que poussent le vent, la pluie, le sommeil, la faim. Ils n’apportent rien avec eux, seulement leur odeur, un peu d’herbe, un peu de poussière. Ils traversent ses murs, ils laissent l’empreinte vague de leurs pas sur son sol de terre, la forme de leur corps auprès de son âtre265

La maison est un lieu de «passage» d’ordre initiatique, préludant à une renaissance et répondant à une aspiration profonde : l’être au monde. On entre librement dans la maison abandonnée qui ne se situe plus par rapport à la société :

Je ressens le désir du réel. Trouver ce qui existe, ce qui entoure, sans cesse dévorer des yeux, reconnaître le monde. Savoir ce qui n’est pas secret, ce qui n’est pas lointain, le savoir non avec son intelligence, mais avec ses sens, avec sa vie.

Je ressens ce désir de réel avec tant de force qu’il me semble parfois que tous les autres désirs s’évanouissent. Je voudrais ouvrir les portes, les fenêtres, abattre les murs, arracher les toits, ôter tout ce qui me sépare du monde.

Je voudrais vivre dans un endroit tel que je pourrais sans cesse voir la mer, le ciel, les montagnes. J’ai faim et soif de chaleur, de vent, de pluie, de lumière. Reconnaître les lignes sinueuses des rivières, entendre gronder l’eau, sentir le passage de l’air. Les villes des hommes me gênent, les mots des hommes me gênent. Ils font obstacle à mon désir comme s’ils dressaient un écran devant le monde. Je voudrais retrouver les pays où personne ne parle, les pays de bergers et de pêcheurs où tout est silencieux, dans le vent et la lumière.

Quand je sens ce désir, quand il grandit en moi, qu’il s’accroît comme le jour, qu’il devient immense en vérité, jusqu’à l’horizon, jusqu’aux confins de l’espace, c’est comme s’il n’y avait plus de noms, plus d’origine. Je ne veux plus sentir d’autre temps que celui qui recouvre l’univers, plus d’autre raison que celle qui règne et fait naître.

C’est désir de naissance, désir de voir l’ère de genèse, le pouvoir sans fin du monde266.

Et les enfants sont chez eux dans ces royaumes ouverts à tous vents. Ils ne viennent pas y jouer, ni les conquérir en maîtres. Ils y trouvent simplement refuge et font l’expérience de la liberté, de l’infini, le regard porté vers l’horizon. De même qu’Adam Pollo, ils ne dépendent de personne. Marina Salles précise les contours de cet habitat :

Indexé sur une modernité qui a établi comme forme du bonheur, pour toutes les catégories sociales, la propriété, le repli de la famille restreinte au milieu de ses meubles et de ses biens de consommation, le texte de Le Clézio propose d’autres façons d’habiter qui permettraient d’échapper aux chaînes des objets dans la chambre ou la maison-geôle ; ouverte sur l’infini cosmique, dépouillée de tout équipement superflu, la maison sur la colline est d’autant plus un espace de liberté que rien n’y enchaîne et que, devenue espace onirique, elle acquiert une forme d’éternité qui la protège des outrages réels du temps267.

[…] [L]e langage de l’habitat dans l’œuvre leclézienne est l’objet d’une forte surdétermination idéologique, à l’instar de celui de l’habit qui mobilise les mêmes procédés : faible mimétisme et forte

265 J.M.G. Le Clézio, L’Inconnu sur la terre, Éditions Gallimard, 1978, rééd. «L’Imaginaire; n°394», 1999, p. 381.

266Ibid, p. 196-197.

antinomie entre les pièges d’une société normative, quantitative, et l’exigence de liberté, d’authenticité des héros268.

Les expériences cosmiques avec les toits à ciel ouvert sont récurrentes et elles se répéteront plus tard comme dans la Maison mauve de Ritournelle de la faim. Ethel y pénètre comme dans un temple :

Monsieur Soliman ne bouge pas. Il est immobile au centre du patio, sous le dôme de lumière, la lueur électrique teint son visage en mauve et ses favoris sont deux flammes bleues. Maintenant, Ethel l’a compris: c’est l’émotion de son grand-oncle qui la fait frissonner. Pour qu’un homme si grand et si fort soit immobile, c’est qu’il y a un secret dans cette maison, un secret merveilleux et dangereux et fragile, et qu’au moindre mouvement tout s’arrêtera.

Voilà qu’il parle comme si tout cela était à lui. […] Enfin il retourne au patio, et s’assoit sur les marches du perron, pour regarder le bassin miroir du ciel, et c’est comme s’ils contemplaient ensemble un coucher de soleil sur la lagune, loin, quelque part ailleurs, à l’autre bout du monde, en Inde, à l’île Maurice, le pays de son enfance269.

La maison temple, lieu sacré, nous fait basculer dans un autre espace comme dans un autre temps.

Le motif de la maison sur la colline abandonnée, qui figure un entre-deux, est renouvelé dans les territoires exotiques. Si la maison est désormais habitée par la famille, le sentiment de propriété n’est pas rejeté mais déplacé car il est ici question de ruine et de précarité. Les personnages vivent dans la dépendance et les soucis pécuniaires sont parfois au cœur des conversations qui se tiennent à l’insu des enfants (comme celles de la salle à manger dans Le Chercheur d’or). Les maisons exotiques abritent d’autres secrets. Dans son bureau, le père d’Alexis parle à son fils du Trésor du Corsaire «comme d’un secret important». La pièce elle-même demeure énigmatique : «[I]l y a dans ce bureau une sorte de secret qui nous intimidait, nous effrayait même un peu270

L’argent, qu’il s’agisse de la quête de trésor fabuleux dont le héros découvre l’inanité, comme de la spéculation, demeure pointé du doigt. J.M.G. Le Clézio dénonce une société d’exploitants, spéculateurs, promoteurs, colonisateurs à travers leurs victimes. La véritable quête est ailleurs, comme l’a bien compris M. Soliman qui refuse de fréquenter le salon du Cotentin et qui lègue à sa petite-nièce un jardin planté d’arbres d’essences exotiques, un jardin d’Éden dans lequel reconstruire la Maison mauve.

Le lieu sacré demeure alors que «tout a disparu», tel Mananava dans Le Chercheur d’or :

268

Marina Salles, J.M.G. Le Clézio, peintre de la vie moderne, Opus cité, p. 124.

269 J.M.G. Le Clézio, Ritournelle de la faim, Opus cité, p. 22-22.

N’est-ce pas ici que je devais venir, depuis toujours ? N’est-ce pas ce lieu que désignaient les plans du Corsaire inconnu, cette vallée oubliée des hommes, orientée selon le tracé de la constellation d’Argo ? […] Je vais dormir ici, tourné vers l’ouest, au milieu des blocs de lave chauds de lumière. Ce sera ma maison, d’où je verrai toujours la mer271.

Dans Révolutions, pour accéder au lieu où se transmettent les histoires, l’appartement de la tante Catherine, Jean doit déjà affronter ses peurs pour gravir des paliers successifs avant d’atteindre le sommet et de pénétrer dans un autre monde. Jean qui grimpe ainsi lentement les marches, s’élevant, reconstruisant symboliquement à chacune de ses visites l’histoire familiale, développant chacune des branches de la généalogie, s’enracine aussi un peu plus dans son histoire. L’entrée dans la mansarde comme l’entrée dans une pièce secrète pour les initiés se fait suite à quelques coups frappés à la porte, déclenchant, tel un mot de passe, son ouverture. Nous pénétrons de la sorte dans la chambre aux histoires ainsi que dans un grenier. N’est-ce pas là également que l’on range vieilles malles et souvenirs, objets ayant appartenu à l’enfance, oubliés, et que l’on revisite comme un trésor, où le temps se dilate et semble comme ici «arrêté»? Jean devient alors le dépositaire du récit de l’ancêtre et des secrets de la tante Catherine. La Kataviva s’inscrit dans un trajet initiatique et ouvre sur d’autres lieux sacrés. La tante Catherine lève le voile pour Jean, au seuil de l’adolescence, sur les secrets de sa généalogie.

Catherine savait des choses que personne ne pouvait dire. Des choses anciennes, qui s’enracinaient dans le cœur de Jean. C’était cela, le secret. Des choses qui lui expliquaient pourquoi il était celui qu’il était, Jean Marro, différent des autres garçons de son âge, mal à l’aise, malheureux, maladroit.

Elle le lui disait parfois. Sur un ton enjoué, mais il savait bien que la légèreté était feinte. «N’oublie pas, tu es Marro, de Rozilis, comme moi, tu descends du Marro qui a tout quitté pour s’installer à Maurice, tu es du même sang que lui, tu es lui272