• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : L’espace domestique

2.2 Définition des espaces

2.2.4 Espaces privés

Espace privé traditionnel, lieu de l’intimité, des secrets, de la sexualité, la chambre attise le désir. Lieu de rêverie, de repos, la chambre offre aussi un refuge. Il s’agit incontestablement de l’espace le plus fréquemment mis en scène. Le statut du personnage invite naturellement à évaluer différemment l’importance de la chambre. L’enfant la quitte

140 Pascal Quignard, Le Salon du Wurtemberg, Opus cité, p. 55.

141

Pascal Quignard, Les Solidarités mystérieuses, Éditions Gallimard, 2011, p. 226.

142 Pascal Quignard, Le Salon du Wurtemberg, Opus cité, p. 266.

plus volontiers : l’extérieur l’appelle et il se reconnaît dans le monde du dehors, le jardin, les cabanes qu’il construit dans les arbres. Il lui préférera, comme chez J.M.G. Le Clézio, le grenier rempli de trésors. Mais avoir sa chambre représente un passage, une conquête, celle de son indépendance (Lucie passant de sa chambre d’enfant à sa chambre de jeune fille dans

L’Enfant Méduse). Elle permet aussi au seuil de l’âge adulte, de s’isoler. Dans L’Occupation américaine, une tension s’établit entre l’espace du dehors, l’avenir, l’ailleurs, et les limites de ces chambres, sous tutelle du chef de famille, hors desquelles Marie-Josée Vire comme le fils du Dr Carrion cherchent leur place. La chambre est lieu d’enfermement, volontaire ou non. On s’y isole. Dans Le Procès-verbal, Adam Pollo saccage et reconfigure la villa pour installer la chambre dans le salon. Cette chambre dans laquelle il se retranche après avoir quitté sa famille offre un pendant à celle de l’asile dans laquelle il est interné à la fin du roman. «Il n’y a pas de pays étrangers. Il n’y a que ma chambre, ma chambre que je possède bien, où je suis bien. Où les aventures et les voyages commencent et se terminent», écrivait J.M.G. Le Clézio dans L’Extase matérielle144 avant de découvrir l’Ailleurs.

La chambre est volontiers évoquée pour mettre en scène la sexualité. La porte se referme aussi sur les amants qui chuchotent. Et le soleil qui pénètre à flots dans la chambre, déchire le rideau de la nuit (Le Salon du Wurtemberg). Celle-ci est parfois évoquée dans la transgression et les fantasmes se déploient (scènes de viol chez J.M.G. Le Clézio; scènes incestueuses chez Sylvie Germain ; amours adultères chez Pascal Quignard). Marie NDiaye met en scène la violation d’intimité récurrente mais celle-ci ne se limite pas à la chambre : le voisin Noget s’immisce d’abord dans la cuisine avant de s’introduire dans la chambre conjugale pour s’occuper du mari. La chambre du couple, transformée en chambre de malade, devient la «chambre infectée» jusqu’à ce que Nadia quitte l’appartement et ne soit définitivement évincée et bientôt remplacée (Mon cœur à l’étroit).

La chambre appartient à la nuit et au silence. La chambre nocturne, où l’individu se révèle, sera donc plus volontiers représentée que la chambre diurne. La chambre secrète de Cornebugle dévoile une facette insoupçonnée du personnage (L’Enfant Méduse). Exact envers de la bauge dans laquelle il vit, cette pièce, d’une blancheur immaculée, lieu de pureté, défendue en quelque sorte par des codes chevaleresques, lui permet de recueillir les deux amants enfuis, pour une étrange nuit de noce.

La chambre demeure tacitement un espace sacré, intime. Ann Hidden, pénétrant dans la chambre de la défunte mère de son ami Georges Roehl, éprouve le sentiment de commettre un sacrilège (Villa Amalia). Autre chambre sacralisée, la chambre mortuaire réunit la famille au chevet du mort (Onitsha, Le Salon du Wurtemberg).

2.2.4.2 L’Espace à soi

L’espace à soi est aussi le lieu dans lequel je me sens «chez moi». Il est lié à un phénomène d’appropriation.

L’origine de la mienneté, et donc, en un sens de «l’événement appropriant» (au sens de l’oikeiosis), serait sans doute à chercher dans des processus de territorialisation qui ne sont pas réductibles à ce que l’on nomme ordinairement «acquisition», [écrit Benoît Goetz.] […] Les choses sont des marques avant d’être des biens. Un territoire avant d’être une propriété est une zone d’habitude, un domaine de contemplation. Le critère de ce qui est mien – ma «maison» n’est donc pas tant juridique ou économique qu’esthétique : un territoire se compose de ce que je repère comme ce qui me convient145.

Il peut faire l’objet d’une quête comme de défense du territoire. C’est en pénétrant dans cet espace que les limites se dessinent, comme l’étude du seuil a pu le mettre en évidence. L’espace à soi au sein de l’espace domestique se manifeste diversement chez les romanciers. Espace réservé (bureau du père, grenier des enfants) chez J.M.G. Le Clézio, espace revendiqué comme la pièce pour travailler chez Pascal Quignard ou la chambre du fils adolescent (L’Occupation américaine), espace refuge, de retranchement, de retraite, chez Sylvie Germain, espace nié chez Marie NDiaye.

La pièce à soi, pièce intime est une pièce dont on défend également l’entrée. La pièce interdite excite la curiosité. L’espace à soi se mue parfois en place forte dans laquelle on se retranche. Entre refuge et enfermement, il consacre l’isolement. «[Mme Carrion] avait aménagé une chambre en bibliothèque où elle s’enfermait pour se retrouver seule et dont elle interdisait l’entrée à son mari comme à son fils146

Cet espace à soi est mis à mal chez les deux romancières puisqu’il s’affirme par la négative. Sabine décide de quitter sa maison dans laquelle elle ne se reconnaît plus pour se réfugier dans un espace-retraite (L’Inaperçu). Hyacinthe Daubigné bat quant à lui en retraite

145 Benoît Goetz, Théorie des maisons, L’habitation, la surprise, Éditions Verdier, Lagrasse, 2011, p. 46.

dans une pièce à l’écart, baptisée «la chambre des voix», repoussé par sa femme qui a décidé de faire chambre à part (L’Enfant Méduse).

Marie NDiaye met en scène un «chez moi» illusoire. L’espace à soi est lié au statut des personnages lequel, chez Marie NDiaye n’est jamais acquis147. Les personnages ne sont jamais chez eux : Rosie Carpe est installée dans un studio d’emprunt et, plus tard, dans un appartement loué par Max. Le chez soi se définit aussi par rapport à l’autre. «Tu es chez toi, fais comme chez toi», les expressions communes témoignent de cette invite au relâchement, à l’abandon, ce qui, chez Marie NDiaye est tout à fait impossible. Les personnages n’hésitent pas en revanche à faire «comme chez eux». Le bureau de Nadia dans son ancien appartement, autrefois son «sanctuaire», a été profané par Corinne Daoui, la prostituée qui s’y est installée afin d’y établir ses plannings (Mon cœur à l’étroit).

L’espace à soi fait parfois l’objet d’une configuration nouvelle : dans les romans de Pascal Quignard, les personnages effectuent ainsi de nombreux travaux de rénovation pour (ré)investir le lieu qu’ils ont élu. Paul, le frère de Claire Methuen, entreprend des travaux dans la ferme Ladon pour y installer son bureau, recréant dans l’intimité de cette maison la maison des orphelins dans laquelle il vivait enfant avec sa sœur. Ann Hidden fait rénover l’atelier de son ami Georges Roehl ; Charles Chenogne transforme l’ancien salon de Bergheim en bureau. C’est un lieu de silence et de solitude. «Seul, tel est le nom où je me retrouve chez moi148», déclare Charles Chenogne.

La quête de l’espace à soi chez Pascal Quignard fait écho à la chambre à soi de Virginia Woolf. Revendiquant une place pour la femme dans la société victorienne, elle inventait une chambre d’écriture dans la maison bourgeoise. La société mondialisée aiguise aujourd’hui la quête du lieu propre. Ann Hidden dans Villa Amalia nuance et précise :

Il ne faut peut-être même pas dire chambre à moi, ni même chambre à soi, déclara Ann Hidden de façon péremptoire. Ce qu’il faut c’est une chambre à l’écart de l’idée même de maison. Un lieu à l’écart de l’énorme ville humaine mondiale. […]

– Moi, je l’ai trouvé, reprit Ann. J’ai trouvé une vraie chambre, une longue chambre qui donne directement sur la mer. Vous voulez la voir149 ?

147 Nadia, la seconde femme d’Ange, est envahie d’abord par le voisin, puis par sa belle-fille, Mon cœur à l’étroit ; Rosie Carpe vit dans un studio qui lui est prêté, dans la dépendance de Max, Rosie Carpe.

148 Pascal Quignard, Le Salon du Wurtemberg, Opus cité, p. 423.

C’est aussi le «Royaume» dont chacun dispose. «Chacun avait son royaume. Ils étaient amis mais se voyaient peu. Chacun avait hâte de retourner à son royaume», écrit Pascal Quignard à propos des personnages qui gravitent autour d’Ann Hidden150.

Dans le roman Immensités, Sylvie Germain pose la question de l’espace à soi dans une société où les valeurs se sont inversées et où le statut social a été mis à mal. Il convient alors de revaloriser un espace dans le domaine privé.

La notion d’espace à soi nous renvoie doublement au statut151 du personnage ainsi qu’à son aspect spatial. Cette familiarité ou non avec les lieux conditionne par ailleurs les déplacements dans l’espace domestique.