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Chapitre 3 : La fenêtre, cadrages et perspectives

3.3 La fenêtre ouvre sur un monde

Car la fenêtre ouvre sur le monde, le monde extérieur et le monde intérieur. La fenêtre est le lieu de questionnement existentiel.

3.3.1 Fenêtres échappatoires, consolatrices

Observer par la fenêtre le monde extérieur, le paysage, la nature en particulier est source de réconfort. Ce contact avec la nature peut-être ténu, fugitif, comme dans L’Enfant Méduse. Voici l’oiseau qui se pose sur le rebord de la fenêtre et qui s’envole dès qu’une ombre se profile derrière la vitre.

Sur le rebord d’une fenêtre s’étend une mince bande de neige encore épargnée par la pluie. Un moineau est venu s’y poser. Il sautille le long de la fenêtre, en quête d’un grain miraculeux, d’une miette introuvable. Ses pattes gravent d’infimes étoiles sur la neige.

Le moineau soudain s’envole ; vite, vite il s’enfuit. Il fuit l’ombre qui vient de se profiler derrière la vitre. […] Mais ce n’est qu’un homme qui se profile derrière les carreaux, et sa silhouette est inoffensive190.

188

Pascal Quignard, Villa Amalia, Opus cité, p. 49.

189 Sylvie Germain, L’Inaperçu, Opus cité, p. 198.

La voix de la narratrice se veut rassurante. Ce n’est pas le drame de Lucie Daubigné qui se rejoue derrière cette fenêtre. Ce n’est pas un ogre qui s’approche. L’homme dont les contours se font plus nets est sensible au paysage. C’est aussi un rêveur. Nous entrons en silence dans son intimité, la pièce devenue son refuge où il entend les voix du monde entier qui lui parviennent par la radio. Nous l’approchons comme l’oiseau, progressivement et sans l’effaroucher, lui dont le cœur est empli de bonté et de souffrance muette.

Laudes, comme Sabine Bérynx et Prokop Poupa vivent, tels les oiseaux, perchés. Les logis en hauteur ouverts sur le ciel, les arbres, stimulent «la rêverie perchée» : «De la rêverie perchée l’on peut rapprocher l’image d’un nid des hautes cimes, d’un nid qui n’a pas la tiédeur des nids terrestres191», observe Gaston Bachelard. Les retrouvailles de Laudes avec le mimosa qu’elle contemple depuis sa fenêtre sont essentielles. L’arbre est un ami consolateur qui lui offre un véritable soutien dans le manoir obscurci par le drame qui s’y est déroulé.

J’éprouvais chaque soir un soulagement à rentrer dans ma soupente aux murs nus, perchée au dernier étage, avec son lit étroit couvert d’une courtepointe crème.. […] Ma fenêtre donnait sur celui-ci [le quatrième mimosa], je surplombais son feuillage à la finesse de dentelle. C’est lui qui m’a fait tenir, j’attendais sa floraison qui survient au cœur de l’hiver. [p. 118]

«L’arbre familier, l’être sans visage, va le soir en s’entourant d’une brume légère prendre une qualité d’expression qui, dans une tonalité effacée, possède une grande puissance192», écrit Gaston Bachelard.

Chaque soir, rentrer dans ma chambre m’était un bonheur, car c’était l’heure des retrouvailles avec le mimosa qui embaumait la cour. Je dormais la fenêtre ouverte, malgré le froid toujours persistant de la nuit193. [p. 122]

Les perchoirs appellent «le vol aérien» comme l’élévation. La fenêtre demeure ouverte, offrant une continuité avec les rêves nocturnes, favorisant l’envol.

191

Gaston Bachelard, L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement, Opus cité, p. 241.

192Ibid, p. 245.

3.3.2 Élévation, expérience du regard, anéantissement 3.3.2.1 Fenêtre sur cour

Le roman Immensités active également les rêveries verticales. L’appartement de Prokop Poupa, professeur d’université destitué de ses fonctions par le gouvernement et reconverti en homme de ménage, est lui aussi situé en hauteur, au 5e étage. Maison dans le ciel, c’est le «perchoir d’un choucas des tours». Le roman oscille entre la question de la chute (sociale, spirituelle) et l’ascension du personnage (élévation spatiale mais aussi spirituelle, posant la question de la transcendance). L’appartement dispose de deux fenêtres, qui proposent deux expositions différentes, l’une, celle de la chambre, donnant sur la rue où résonnent les bruits de circulation, l’autre, celle de la cuisine, donnant sur la cour, d’où s’élèvent des chants (chants religieux et chants d’oiseaux) et offrant le calme mais aussi la vue. La disposition des fenêtres a incité Prokop à ménager un espace pour dormir dans la cuisine, côté cour. Ses rêves seront affectés au cours du roman par cette exposition.

La fenêtre sur cour offre une vue ascensionnelle, vers le ciel, les nuages (qui invitent à la rêverie), et une vue plongeante sur la cour-jardin et un tilleul, qui traverse les différentes saisons, auxquelles Prokop sera particulièrement sensible (nudité de l’arbre et froid glacial qui envahit, cris rauques de freux/floraison printanière et renaissance, retour du chant des oiseaux). La cour est également une caisse de résonance. Elle bruisse de chants, ceux de chœurs qui s’élèvent d’une église attenante, celui des oiseaux qui pépient dans le tilleul, auxquels s’ajoutera celui de la grande Baba, transformant la fenêtre en oratoire pour venir dialoguer, prier, avec les oiseaux.

Prokop écoutait la grande Baba converser avec les oiseaux ; elle était en train de s’entretenir avec les coucous, d’après les doubles notes lancinantes qu’elle ne cessait de répéter. Cela créait un très doux jeu d’échos entre la fenêtre et les arbres.

Mais le jeu d’échos allait plus loin encore ; il se répercutait entre Prokop et les oiseaux, entre tous les vivants, entre la terre et le ciel, entre l’espace et le temps194.

Chanter à l’unisson des oiseaux de toutes plumes, c’était sa façon de prier, à la grande Baba. C’était sa manière de lancer son oraison vers le très problématique Dieu muet, créateur de ce monde demeuré au chaos, de ce monde toujours en proie au Mal195.

194 Sylvie Germain, Immensités, Éditions Gallimard, 1993, rééd. «Folio; n°2766», 1995, p.120.

À la floraison du mimosa dans la Chanson des Mal-aimants fait ici écho l’oraison en attente d’un autre printemps. La fenêtre est inscrite dans l’espace mais aussi dans le temps tout à la fois cyclique, historique, individuel. Elle enregistre côté rue les événements de l’Histoire (la révolution) et côté cour le passage des saisons, mais aussi les visites rituelles de la grande Baba «chaque printemps» chez son ami Prokop. Celle-ci est la seule du groupe qui fréquente l’auberge de l’Ourson blanc à avoir choisi un espace du dehors, un prolongement extérieur de la fenêtre, le balcon, pour abriter son laraire.

Une césure s’opère au milieu du livre, fermant/ouvrant les deux battants d’un dyptique, séparant un avant et un après la révolution. La fenêtre sur cour est alors désertée, la grande Baba, réhabilitée dans ses fonctions, ayant cessé ses visites. Elle a quitté l’appartement, refermant la fenêtre qu’elle avait coutume d’ouvrir et «[sa] question demeura en suspens dans le feuillage des arbres.»

3.3.2.2 Apprendre à regarder

La thématique du regard est au cœur de L’Enfant Méduse. Lucie, qui, après le drame, s’était détournée des fenêtres, dont le regard s’était «vitrifié», va progressivement réapprendre à regarder. La mère de son ami Lou-Fé, inconsolable à la mort de son époux, lui montre le chemin de l’apaisement :

La vieille dame passe ses journées à sa fenêtre, côté jardin. Mais ce qui n’était au début que désœuvrement et chagrin est devenu contemplation. «Rendez-vous compte a-t-elle confié un jour à Lucie, il m’a fallu attendre la soixantaine, il m’a fallu l’épreuve du veuvage, pour prendre enfin conscience de ce que c’est que le visible, et prendre du même coup conscience du peu d’attention que j’y avais jusqu’alors porté. Je m’ennuyais, je m’ennuyais tant dans ma maison déserte après la mort de Pierre ! […] Alors je me suis mise à regarder, à regarder par la fenêtre, tout simplement. Et j’ai vu le ciel196.

La fenêtre fait se rejoindre l’immensité du ciel et l’immensité intime qu’évoque Gaston Bachelard dans La Poétique de l’espace :

Sans doute, la rêverie se nourrit de spectacles variés, mais par une sorte d’inclination native, elle contemple la grandeur. Et la contemplation de la grandeur détermine une attitude si spéciale, un état

d’âme si particulier que la rêverie met le rêveur en dehors du monde prochain, devant un monde qui porte le signe d’un infini197.

Après avoir marqué son désintérêt pour la vue sur la mer qu’offre la fenêtre dans Le Procès-verbal, J.M.G. Le Clézio la réhabilite dans ses romans ultérieurs. Celle-ci est mentionnée notamment dans les pièces d’étude, d’écriture, de travail, comme la fenêtre du bureau, dans Le Chercheur d’or, où le père de Laure et d’Alexis, absorbé par le rêve du Corsaire, lève parfois les yeux sur la montagne et les nuages qu’il aperçoit.

Si laide, désolée qu’elle puisse être, la vue par la fenêtre permet aussi de s’inscrire dans l’Histoire. Dans Ritournelle de la faim, la déchéance de Maude présente une continuité avec le paysage qui se profile derrière elle et dans lequel elle s’insère comme dans une toile. Le regard d’Ethel introduit une isotopie. C’est elle, la spectatrice, qui contextualise la scène, embrassant d’un même regard l’intérieur et l’extérieur. L’on note ensuite la présence de l’auteur derrière Ethel et la distanciation à la fois ironique et compatissante.

Ethel regardait Justine, assise dans la bergère rescapée devant la fenêtre, ce paysage de toits rouges et de palmes, la grue saillant au-dessus des immeubles, le phare en ruines, l’horizon couleur d’acier. Un paysage paisible qui aurait pu inspirer des vers, servir de toile de fond à une chanson d’amour, vide, intangible, un peu perlé de froid. À droite, dominant les minoteries, le grand mât du voilier américain qui avait été coulé au début de l’Occupation par les Allemands, tel un appel à la pitié générale, une aile d’albatros foudroyé, la vengeance d’un soudard198.

3.3.2.3 Regard sur le néant/Anéantissement dans le paysage

La fenêtre du salon de la mère dans En famille donne sur le périphérique et son ouverture est condamnée. Marie NDiaye joue sur le motif du paysage à la fenêtre pour inverser les valeurs esthétiques, jouissant de la contemplation d’un paysage de laideur. Le spectacle dramatique, l’accident, devient source de divertissement à la manière d’un événement quelque peu irréel, que l’on regarde ainsi que devant une fenêtre-écran de télévision, assis confortablement. Le regard est perverti. Les fenêtres de la cité n’offrent pas les mêmes rêves.

Le salon donnait sur le boulevard périphérique ; pour cette raison, la mère de Fanny le tenait, malgré le vacarme, pour la pièce la plus agréable de l’appartement, car elle aimait regarder du canapé filer les voitures vers la ville, assister à quelque accident spectaculaire parfois : dans ce salon moderne,

197

Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Presses universitaires de France, 1957, rééd. «Quadrige», 2004, p. 168.

aux sièges profonds, mous et clairs, aux étagères semées de naïfs bibelots exotiques, on ne s’ennuyait jamais, bien qu’on ne pût ouvrir les fenêtres199.

La fenêtre ouvre aussi sur le vide conduisant à l’anéantissement. Herman dans Un temps de saison a fini par retrouver sa femme et son fils, créatures muettes et furtives condamnées pour l’éternité à s’anéantir dans le paysage qu’ils fixent sans fin.

[…] ils entrèrent tous deux à cet instant, main dans la main, et sans se lâcher s’assirent chacun sur une chaise. Ils étaient passés tout près d’Herman, sans le moindre bruit, dans leurs vêtements d’été trempés. Rose lui avait souri comme la première fois, très formellement. Et maintenant ils regardaient la crête à peine visible des collines, bien droits sur leur chaise, immobiles, et le relais de télévision dont la cime, elle, réussissait à percer la masse immuable de nuages noirs200.

Le temps du dehors (souvent gris et maussade) signale parfois de manière inopinée une saison : Rosie Carpe attablée avec son frère et son ami Abel dans la cuisine regarde par la fenêtre la neige qui tombe. Il s’agit d’un moment de distraction, d’absence à l’histoire, de hors-temps du personnage, jamais de rêverie ni de contemplation, d’abandon.

Regarder, contempler, rêver ou encore épier définit le rôle plus ou moins actif du personnage de même que le type de regard. Mais offrir une vue, une perspective, même si celles-ci sont déniées, dévalorisées, ne sont pas les seules fonctions de la fenêtre qui peut également jouer un rôle dans la diégèse.

3.4 La fenêtre : aspect dramatique