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Chapitre 1 : La maisonnée

1.1 La maison patriarcale

1.1.1 J.M.G. Le Clézio : L’«Ailleurs» en héritage

Dès son premier roman, Le Procès-verbal, J.M.G. Le Clézio consacre la sécession avec la maison patriarcale, symbole de la famille. Adam, le «premier homme», est en rupture avec la société et les figures représentatives à la fois de l’ordre et de l’autorité : l’armée, la famille, le «clan Pollo». Le procès-verbal dressé contre lui fait état du saccage d’une villa, de son oisiveté, d’une nudité exhibée, autant de chefs d’accusation qui attestent de son hostilité vis-à-vis du monde «bourgeois».

Plus tard, les enfants orphelins, fugueurs, investissent des maisons abandonnées, en ruines, perchées sur la colline, à la lisière de la ville. Des maisons ouvertes, où ils sont libres d’aller et venir comme dans ces terrains vagues, plages, abords d’une ville, lieux en marge qu’il leur est ainsi possible de s’approprier. Dans les entretiens accordés à Jean-Louis Ézine, J.M.G. Le Clézio explique son attirance pour ces «non-lieux», et réitère son rejet du sentiment de propriété.

Je me suis rendu compte que ce qui m’attirait, dans les villes, c’étaient les terrains vagues, tout ce qui était en marge de l’urbanisation, tout ce qui semblait oublié par l’urbanisation ou, au contraire, ce que l’urbanisation avait repoussé. […]

Je me dis souvent que ce doit être éprouvant de naître aujourd’hui, d’arriver dans un monde où tout est déjà attribué, où vous n’avez pas la possibilité, je ne dis même pas de posséder quelque chose, mais simplement de passer – parce qu’un terrain vague, c’est la possibilité de passer ; si vous y construisez une maison, on ne peut plus passer. […]

J’ai le sentiment qu’il y a là quelque chose qui n’appartient à personne et que, peut-être, on pourrait transmettre à la génération suivante. Surtout que ce sont les enfants qui profitent des terrains vagues216.

Ce rejet va de pair avec celui du matérialisme :

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Laurent Demanze, Encres orphelines, Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon, Librairie José Corti, «Les Essais», 2008, p. 26.

L’ambition véritable rejoint finalement le dénuement. Ne rien posséder est une fascination. Être le plus nu possible, être tout tourné vers l’intérieur, ne pas s’attacher aux choses terrestres, voilà ce qu’il faudrait être capable de faire.

N’achetez pas de voiture, ne possédez pas de maison, n’ayez pas de situation217.

Mais le programme de désocialisation, prôné dans L’Extase matérielle et accompli par Adam Pollo dans Le Procès-verbal, change d’orientation avec la prise en compte de l’ailleurs géographique. En s’ouvrant au monde, J.M.G. Le Clézio renoue avec le patriarcat. Madeleine Borgamano observe dans l’œuvre de l’auteur le passage du monde des orphelins au monde des pères :

L’entrée du père dans l’œuvre de Le Clézio est très tardive. Ses premiers textes, aux frontières de genres multiples, décrivent un monde d’orphelins. […] Dans les nouvelles, des enfants solitaires surgissent du néant, comme l’énigmatique Mondo : «On ne savait rien de sa maison, ni de sa famille, peut-être qu’il n’en avait pas218

Le Chercheur d’or et plus tard Onitsha réunissent le couple parental et recomposent la famille dans la maison. Les figures paternelles y sont autoritaires, ombrageuses et c’est auprès des mères et sœurs que l’enfant trouve refuge. Le père marque les limites de son territoire au sein de l’espace domestique et impose ses règles. L’enfant, héros de l’aventure, s’invente alors dans le jardin jouxtant la maison des cabanes où son imaginaire peut se déployer, où il est roi en son Royaume (ainsi Alexis grimpant dans l’arbre chalta). Après le temps de l’aventure, vient celui de la confrontation, de la rencontre avec le père, comme dans Onitsha. Le parcours de l’enfance à l’âge adulte intègre ce pouvoir et s’enrichit de la transmission d’un savoir. La maison paternelle se révèle bien souvent précaire, emportée par la faillite, la ruine. L’héritage patrimonial devient impossible et l’image du naufrage est récurrente. La maison de Maurice, aujourd’hui perdue, dont une partie de la lignée a été spoliée, va cependant nourrir le rêve et permettre d’organiser des parcours conjointement à la mise en place d’une histoire familiale.

Le Chercheur d’or […] ouvre […] dans l’œuvre des orientations nouvelles, apparemment confirmées par les textes postérieurs, [observe Jean-Michel Racault]. Le roman inaugure d’abord une quête généalogique qui s’est poursuivie […] dans Onitsha, fondée cette fois sur la figure du père. Le Chercheur d’or pour sa part transpose certains éléments de la biographie du grand-père, Léon Le Clézio. […] Le Chercheur d’or marque également la réappropriation par l’auteur d’une identité mauricienne longtemps occultée […], une tentative pour reconstruire imaginairement une version

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J.M.G. Le Clézio, L’Extase matérielle, Opus cité, p. 74.

218 Madeleine Borgomano, «Figures de pères», J.M.G. Le Clézio, Europe, n° 957-958, janvier-février 2009, p.150.

insulaire de sa propre enfance à travers une identification à la figure de l’aïeul, à la mémoire de qui ce livre est dédié219.

Le thème de la spoliation, de la dépendance, lié aux dettes et aux soucis pécuniaires, est récurrent dans les romans. La figure du père déchu, déshérité, balance alors avec celle de l’aventurier, ce père qui se réfugie dans son bureau pour entretenir des chimères, retrouver sinon des trésors mythiques, l’or des rêves. En écrivant Voyage à Rodrigues, J.M.G. Le Clézio revient sur les traces du Chercheur d’or :

C’est la perte de cette maison qui, je crois, commence toute l’histoire, comme la fondation d’Euréka avait été l’aboutissement d’une autre histoire, celle qui avait conduit mon ancêtre François, au temps de la Révolution, du port de Lorient à l’Île de France. La quête du trésor de mon grand-père avait commencé bien avant cet exil – et beaucoup de gens à Maurice ne se priveront pas de dire que c’est cette chimère qui a causé l’abandon d’Euréka aux mains des créanciers. Pourtant il me semble que cela commence l’histoire, parce que c’est une histoire qui n’est pas achevée : à cause de ce bannissement, la famille de mon grand-père perd ses attaches, elle devient errante, sans terre220.

Cette histoire d’héritage, dont a été privée une partie de sa famille la condamnant à une forme d’errance, trouve naturellement un écho dans le destin des peuples sur le chemin de l’exil, spoliés de leurs terres et biens. Dans Ritournelle de la faim, deux maisons s’affrontent, la maison coloniale de Maurice, dont le souvenir est entretenu dans le salon du Cotentin et qui va causer la ruine des parents d’Ethel, et cette Maison mauve à rebâtir, que lui a léguée son grand-oncle et dont son père va la déposséder. Cette spoliation redouble celle des Juifs sous l’Occupation.

Les maisons perdues, qu’il s’agisse de la maison ancestrale de Maurice (Alma, Rozilis), du Boucan ou d’Ibusun la maison d’Afrique, maisons toujours perdues mais dont le souvenir perdure, sont restituées dans les romans et nouvelles : objets, accents des voix, odeurs et surtout histoires qu’elles permettent de transmettre. Le legs est véritablement ailleurs, dans l’ouverture à d’autres imaginaires, la transmission d’autres récits des origines. L’exploration de nouveaux territoires valorise d’autres peuples et cultures dont l’histoire s’intercale dans le trajet du personnage principal. S’inscrire dans cette lignée, c’est aussi participer d’une autre forme de savoir et de sagesse, et habiter dans un autre temps, le temps cyclique, qui est celui des rites initiatiques et du mythe. La maison exotique, maison prise de position, comme nous

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Jean-Michel Racault, «L’Écriture des pierres. Mémoire insulaire et fiction généalogique dans Le Chercheur d’or et Voyage à Rodrigues de J.M. G. Le Clézio», p. 383-392 in L’Insularité, thématique et représentation: Actes du colloque international de Saint-Denis de La Réunion, avril 1992, textes réunis par Jean-Claude Marimoutou et Jean-Michel Racault, Paris: L’Harmattan; Saint Denis de La Réunion: université de La Réunion, 1995, p. 385.

l’avons exposé dans notre première partie, constitue une sorte de seuil vers cet autre monde sacré. Les héritages sont d’ordre spirituel.