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Chapitre 3 : La maison et le temps

3.1 Le temps de l’Histoire et des histoires

3.1.1 J.M.G. Le Clézio : Confronter différents temps

Pour l’auteur du Procès-verbal, l’ouverture à d’autres espaces géographiques coïncide avec un retour à l’Histoire. Le trajet des personnages s’y agrège pour remonter à contre-courant vers une autre histoire qui nous ramène vers une origine familiale suivant un trajet initiatique. J.M.G. Le Clézio nous invite à de multiples expériences du temps dans le roman et dans la maison en particulier. Parfois, une vision s’impose, trouant le récit. «C’est comme un rêve» repris comme un leitmotiv dans les romans. Voici Ethel, sur le seuil de La Maison mauve, à la fois ici, maintenant, autrefois et dans un temps immémorial:

C’est comme un rêve. Quand elle y pense, c’est la couleur mauve, et le disque étincelant du bassin qui reflète le ciel, qui l’envahit. Une fumée qui vient d’un temps très lointain, très ancien. Maintenant tout a disparu. Ce qui reste, ce ne sont pas des souvenirs, comme si elle n’avait pas été enfant321.

Dans Le Procès-verbal, le séjour dans la villa offre à Adam Pollo un sursis et une échappatoire. Maître de son temps, il cherche dans la villa à destructurer le temps social en se soustrayant aux rituels (heures des repas/temps de repos). Il le remplit d’occupations qui le dilatent comme d’événements qui s’inscrivent dans le temps du récit sans pour autant être tributaires de l’horloge ni d’une chaîne de causalité. Il a bien quitté la maison des parents et il est fait état de son séjour dans la villa sous forme de fait divers dans le journal qui titre en manchette sur la guerre d’Algérie, reliant son histoire à l’Histoire collective. L’internement à l’asile à la fin du roman le ramène au point de départ (il doutait de s’être échappé de l’armée ou de l’asile). «C’est le moment de fuir à l’envers et de remonter les étapes du temps passé322», conclut Adam Pollo.

J.M.G. Le Clézio retourne sur les traces de maisons perdues, là où tout a commencé. La maison exotique a par ailleurs permis de découvrir, avec d’autres saisons (comme l’indique notamment le titre du recueil de nouvelles, Printemps et autres saisons), une autre temporalité. La maison s’inscrit dans le cycle naturel. L’entrée de Fintan dans la maison

321 J.M.G. Le Clézio, Ritournelle de la faim, Opus cité, p. 22-23.

d’Ibusun à Onitsha in medias res s’opère par le détour d’une saison inconnue, la saison des pluies.

Fintan guettait les éclairs. Assis sous la varangue, il regardait le ciel du côté du fleuve, là où l’orage arrivait. Chaque soir, c’était pareil. Au coucher du soleil, le ciel s’obscurcissait à l’ouest, du côté d’Asaba, au-dessus de l’île Brokkedon. Du haut de la terrasse, Fintan pouvait surveiller toute l’étendue du fleuve, les embouchures des affluents, Anambara, Omerun, et la grande île plate de Jersey, couverte de roseaux et d’arbres. […]

La première fois, Maou avait serré Fintan contre elle, si fort qu’il avait senti son cœur battre contre son oreille. «J’ai peur, compte avec moi, Fintan, compte les secondes…323»

Sa violence préfigure d’autres tempêtes à venir. Le feu de la révolte couve et éclate à la fin du roman, provoquant une répression sanglante. La maison du District Officer s’inscrit quant à elle dans le temps culturel.

C’est le matin, avant la pluie, quand la révolte a éclaté. Fintan a compris tout de suite. Marima est venue prévenir. Il y avait une sorte de fièvre dans toute la ville. Fintan est sorti de la maison, il a couru sur la route de poussière. D’autres personnes se hâtaient vers la ville, des femmes, des enfants.

La révolte avait éclaté dans la maison de Gerald Simpson, parmi les forçats qui creusaient le trou de la piscine324.

Temps cosmique, temps mythique et temps chronologique sont parfois juxtaposés et confrontés. Ainsi l’ouragan qui éventre la maison dans Le Chercheur d’or s’apparente au Déluge. Dans Onitsha, la fièvre due à la malaria noire que contracte le père de Fintan suite à son bain initiatique dans le fleuve fait aussi écho à son recueil de nouvelles La Fièvre qui nous plonge dans un univers de sensations, d’ivresses. La famille quitte la maison d’Afrique à la saison des pluies, bouclant un cycle. Fintan s’élance alors une dernière fois vers la grande prairie :

La pluie arrivait. Fintan ressentit une ivresse, comme les premiers jours, après son arrivée. Il se mit à courir à travers les herbes, sur la pente qui allait vers la rivière Omerun. Au milieu de la prairie, il y avait les châteaux des termites, pareils à des tours de terre cuite. Fintan trouva dans les herbes une branche d’arbre brisée par l’orage. Avec une rage appliquée, il commença à frapper les termitières. […]

Plus rien n’était vrai. À la fin de cet après-midi, à la fin de cette année, il ne restait plus rien. Fintan n’avait rien gardé. Tout était mensonger, pareil aux histoires qu’on raconte aux enfants pour voir leurs yeux briller.

Fintan s’était arrêté de frapper. Il avait pris un peu de terre rouge dans ses mains, une poussière légère où vivait une larve précieuse comme une gemme.

Le vent de la pluie soufflait. Il faisait froid, comme la nuit. Le ciel, du côté des collines, était couleur de suie. Les éclairs dansaient sans arrêt.

[…]

323 J.M.G. Le Clézio, Onitsha, Opus cité, p. 61-62.

Maou regardait le même côté du ciel, assise sur les marches de la varangue. Dehors, il n’y avait aucun bruit. Maou savait qu’il ne rentrerait qu’à la nuit. C’était la dernière fois. Elle pensait à cela sans tristesse. Maintenant ils auraient une nouvelle vie. Elle n’arrivait pas à imaginer comment ça serait, si loin d’Onitsha.

[…] Il y avait quelque chose de changé en elle. Marima avait mis la main sur son ventre, elle avait dit le mot «enfant»325.

Dans la lettre qu’il adresse à sa sœur, Fintan inscrit la disparition de la maison dans l’histoire :

Hiver 1968

Marima, que puis-je te dire de plus, pour te dire comment c’était là-bas, à Onitsha ? Maintenant, il ne reste plus rien de ce que j’ai connu. À la fin de l’été, les troupes fédérales sont entrées dans Onitsha, après un bref bombardement au mortier qui a fait s’écrouler les dernières maisons encore debout au bord du fleuve326.

Les femmes qui restent à la maison, dans l’attente, rappellent le temps chronologique, ponctué par les événements de l’Histoire comme ceux de l’histoire familiale. Les missives que sa sœur Laure adresse au Chercheur d’or sont ainsi datées. Mais celles-ci arrivent aussi avec retard, avec un sentiment de «trop tard» :

Sur l’enveloppe je lis la date de l’envoi : 6 juillet 1914. La lettre n’a qu’un mois. […] Mon cher Ali,

Tu vois, je ne sais pas tenir parole. J’avais juré de ne t’écrire que pour te dire un seul mot : reviens ! Et voici que je t’écris sans savoir ce que je vais te dire.

Je vais d’abord te donner quelques nouvelles, qui, comme tu l’imagines, ne sont pas fameuses. Depuis ton départ, tout ici est devenu encore plus triste. Mam a cessé toute activité, elle ne veut même plus aller en ville pour essayer d’arranger nos affaires. C’est moi qui suis allée à plusieurs reprises pour tenter d’apitoyer nos créanciers. Il y a un Anglais, un certain M. Notte (c’est un nom qui ne s’invente pas !), qui menace de saisir les trois meubles que nous avons encore à Forest Side. J’ai réussi à l’arrêter en faisant des promesses, mais pour combien de temps ? Assez de cela. Mam est bien faible. Elle parle encore d’aller se réfugier en France, mais les nouvelles qui arrivent parlent toutes de guerre. Oui, tout est bien sombre en ce moment, il n’y a plus guère d’avenir327.

S’il effectue des relevés, cherche à se repérer dans l’espace, le Chercheur d’or ne voit pas quant à lui le sablier s’écouler. Sans doute a-t-il appris, à l’issue de son trajet, sur les traces de la maison perdue, la valeur du temps, trésor plus précieux que celui qu’il a cherché en vain dans l’île. Les plans, comme celui qu’avait dessiné Adam pour Michèle afin qu’elle le rejoigne dans la villa sur la colline, de même que les constellations dans le ciel, invitent à

325

J.M.G. Le Clézio, Onitsha, Opus cité, p. 224-225.

326Ibid, p. 240.

d’autres lectures de l’espace comme du temps. L’expérience du temps cosmique comme du temps cyclique relativisent le temps chronologique.