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Chapitre 1 : Un lieu ancré

1.2 La maison, un lieu nommé

1.2.1 Le nom propre, l’appropriation

1.2.1.1 J.M.G. Le Clézio : Poésie et invitation au voyage

«Pourquoi est-ce que je ne donne jamais les noms des lieux ou des hommes ? De quoi ai-je peur 76 ?» s’interroge J.M.G. Le Clézio dans Le Livre des fuites. «Accepter les conventions du roman, ou tout autre type d’écriture, qui assoit son effet de réel sur les noms propres, présenterait […] le risque d’enfermer dans un système socio-politique qui a érigé en principe et en finalité l’accession à la propriété. Nommer n’est plus créer mais posséder77»,

73

Dominique Rabaté, «Les Noms de pays» in Les Lieux de Pascal Quignard, Actes du colloque du Havre 29-30 avril 2013, Agnès Cousin de Ravel, Chantal Lapeyre-Desmaison et Dominique Rabaté (dir.), Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 2014, p. 122-123.

74 Pascal Quignard, Le Salon du Wurtemberg, Éditions Gallimard, 1986, rééd. «Folio; n°1928», 1988, p. 404.

75

Pascal Quignard, Villa Amalia, Éditions Gallimard, 2006, p. 130.

76 J.M.G. Le Clézio, Le Livre des fuites, Opus cité, p.13.

analyse Michelle Labbé. Ce refus de la nomination dans les premiers textes de l’auteur, qui va de pair avec le refus de la propriété, va s’estomper pour reconnaître le pouvoir magique des noms. La maison acquiert dans le même temps un statut autre, c’est une maison cosmique, une maison temple. La lumière sera ainsi privilégiée. Dans Ritournelle de la faim, la Maison mauve a été baptisée par Ethel, enfant, en souvenir de sa première visite de la maison montée pour l’Exposition universelle. C’est là qu’elle a retrouvé M. Soliman, dans le patio, méditant, éclairé par une lueur mauve. Le nom reste lié à cette expérience et crée un lien entre le vieux monsieur et sa petite-nièce. La maison qu’il lui lègue et qui ne sera jamais édifiée se situe ailleurs. Lorsqu’Ethel lui confie le nom, le sentiment «d’admiration» qu’il éprouve témoigne de l’intelligence qu’Ethel a eue de son sens : «“Tu sais ce que c’est? a finassé Monsieur Soliman. – C’est la Maison mauve.” Il l’a regardée avec admiration. “Eh bien, tu as raison.” Il a ajouté : “La Maison mauve, ce sera donc son nom, c’est toi qui l’as trouvé. […] Ça sera à toi. Rien qu’à toi.”78» Cette Maison mauve fait naturellement écho à la «La Maison à la Lumière d’Or» que découvre Mondo79.

Nomination et appropriation sont ici clairement liées. Le nom est une reconnaissance. À l’accord et à la poésie de ce nom, La Maison mauve, s’oppose celui qui, plus tard, désignera l’immeuble mercantile qui est construit à sa place et qui tranche par sa discordance, son ridicule et sa laideur. Il souligne la vanité de l’entreprise et l’inadéquation signifiant-signifié. La thébaïde, «lieu écarté où l’on peut se retirer», ne correspond en rien au sens qu’il recouvre. Inscrit sur la façade, il n’a pas ce caractère secret qui lie Ethel et M. Soliman. Il est non seulement dépourvu de sens, il est perverti : «…et même le nom que l’architecte avait trouvé pour l’ensemble, un nom précieux et prétentieux comme lui, La Thébaïde…80»

Les noms vont nous transporter «ailleurs» comme ils permettront à l’auteur d’inventer l’ailleurs : «Qui n’a rêvé, un jour, d’ouvrir simplement une porte et d’être soudain ailleurs, dans un lieu tel que la lumière, l’air, les bruits, les frissons, les odeurs, les désirs, la peau même serait différents81 ?» s’interroge J.M.G. Le Clézio.

Il y a une grande différence entre les noms communs et les noms propres, [précise Jean Onimus] les mots ordinaires sont plus étroitement ciblés, alors que les noms propres diffusent une foule de connotations sonores, légendaires, oniriques, littéraires, etc. : «Il y a tant de force cachée dans les

78

J.M.G. Le Clézio, Ritournelle de la faim, Opus cité, p. 25.

79 J.M.G. Le Clézio, Mondo et autres histoires, Éditions Gallimard, 1978, rééd. «Folio; n°1365», 1982, 320 p.

80 J.M.G. Le Clézio, Ritournelle de la faim, Opus cité, p. 102.

81

Dans la maison d’Edith, World Literature Today, Vol. 71, n°4, «The Questing Fictions of J.M.G. Le Clézio», (Autumn, 1997), p. 678-682), Board of Regents of the University of Oklahoma,

noms, ils se gonflent et vibrent comme des bulles. […] Ils peuvent, d’un seul coup, vous transporter au fond de la Sibérie, au centre de l’océan Indien, ou à Calcutta […] Les gens ne se doutent pas de ce qu’il y a dans les noms». (J.M. Le Clézio, Voyages de l’autre côté, 200) 82

Attribuer un nom équivaut parfois à donner le sésame qui ouvre sur un monde. Les noms propres ont également une fonction vocative. Outre la musicalité de certaines syllabes, leur scansion est une forme d’invocation. Les noms enchantent particulièrement les enfants qui souvent baptisent les maisons et sur lesquels la magie opère. La Kataviva dans Révolutions, nom qui orne également la façade d’un vieil hôtel niçois, est la proie d’un entrepreneur spéculateur comme le comprendra plus tard Jean. Mais ce sont les sonorités chantantes et magiques qui le fascinent, enfant, et qui lui ouvrent «tout un monde» :

Il y avait un secret. Jean n’en doutait pas. C’était peut-être dans le nom de La Kataviva, ces syllabes mystérieuses qu’il avait apprises dès qu’il avait su parler, qu’il avait emportées avec lui au bout du monde, jusque dans les collines de Malaisie. Sa mère lui racontait cela chaque fois qu’elle y pensait, pour en rire, quand Jean répétait, au lieu de papa et maman, ce seul nom : La Kata-viva ! La Kataviva ! S’il n’y avait pas eu ce nom, pensait Jean, peut-être qu’il n’y aurait jamais eu de secret, ce petit tremblement au fond de soi, cet éclat de magie83.

D’où venait-il ce nom ? D’Afrique avait pensé Jean, ou bien des îles de la Sonde ? ou bien peut-être avait-il imaginé que c’était pareil à tous ces noms de Maurice, qui tournaient dans sa mémoire, venus de son père et à travers lui de ses grands-parents, ces noms drôles, un peu inquiétants, comme Tatamaka, Coromandel, Minissy. Plus tard, la tante Éléonore, qui avait toujours l’esprit caustique, lui avait expliqué que Kataviva était tout simplement le nom d’une petite station sur le chemin de fer qui traverse l’Oural, et que le constructeur de l’immeuble était sans doute un de ces aristocrates nostalgiques du temps de la Sainte Russie et de ses fastes. Pour cela, ce nom brillait sur l’écusson d’azur comme une icône. Bref, La Kataviva était tout un monde84.

Les noms exotiques, leur sonorité mais aussi leur sens, sont tout particulièrement propices au rêve comme ils appellent les souvenirs.

Ethel a pris l’habitude de venir à la villa Sivodnia. Au début elle le faisait un peu par pitié, un peu par curiosité. Et puis le nom de la maison était si beau, «Aujourd’hui», cela lui rappelait Xénia, cette façon qu’elle avait de profiter de chaque instant, d’aimer la vie sans illusions, sans fausse amertume. Ce nom allait bien à Maude – il n’aurait pas été plus approprié si elle l’avait choisi elle-même85.

L’ouverture à d’autres horizons sera aussi l’occasion de s’immerger dans une autre langue et un autre imaginaire. Ibusun (la maison où l’on dort) et le Boucan (dérivé de boucanier), les deux maisons exotiques, possèdent certains éléments architecturaux communs comme la

82 Jean Onimus. Pour lire Le Clézio, Opus cité, p. 170.

83

J.M.G. Le Clézio, Révolutions, Gallimard, 2003, p. 47.

84Ibid, p. 13.

varangue et elles portent toutes deux un nom emprunté à la culture du lieu où elles sont édifiées. «Et ce nom bizarre, Ibusun, Geoffroy avait expliqué ce que ça voulait dire, dans la langue des gens du fleuve : l’endroit où l’on dort.» [Onitsha, p. 28] Geoffroy, le père, a choisi ce nom, soulignant sa volonté d’assimilation. Ce nom exotique, comme celui d’Onitsha qu’il emploie dans les lettres qu’il adresse à son épouse, est une invitation au voyage. Pour Fintan, son fils, Ibusun est la maison de celui qu’il ne parviendra qu’à la fin du roman à nommer : père. Elle est donc dans un premier temps : la maison de Geoffroy, ainsi mis en apposition à distance. «Ibusun, la maison de Geoffroy, était située en dehors de la ville…» [p. 68] À la fin du roman, Fintan a reconnu le père comme sien. Dans la lettre qu’il adresse à sa sœur Marima, conçue dans la maison d’Afrique, il s’exprime à la première personne et transmet le nom de la maison à sa jeune sœur, reliant son histoire personnelle et le destin du pays qu’elle n’a pas connu : «Marima, que reste-t-il maintenant d’Ibusun, la maison où tu es née…» [p. 241]

La dimension poétique s’exprime également par le recours à la métaphore. La maison-bateau comme les personnages qui se prennent pour des vigies sont ainsi récurrentes, de même que la maison naufragée, qui renouent avec le roman d’aventures maritime et invitent à larguer les amarres. Rozilis, la maison fondatrice de la lignée dans Révolutions, porte le nom du bateau sur lequel l’ancêtre fit la traversée de Lorient à l’Isle de France. Le nom marque ainsi le lien avec le personnage, le sens de son voyage et porte ses idéaux comme l’exposera le programme qui sera assigné à la maison. Les bateaux sont aussi identifiés par leur nom et matricule alors que les maisons, ancrées dans une terre, relèvent du plan cadastral.